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nistre d'une si grande vengeance, si, étant disciple de l'Église par la foi', il eût suivi les règles de la morale, en portant les hommes, qu'il avait si utilement humiliés, à ne pas irriter par de nouveaux crimes celui qui peut seul les tirer des crimes qu'il les a convaincus de ne pouvoir pas seulement connaître.

» Mais il agit au contraire en païen de cette sorte. De ce principe, dit-il, que hors de la foi tout est dans l'incertitude, et considérant bien combien il y a que l'on cherche le vrai et le bien sans aucun progrès vers la tranquillité, il conclut qu'on en doit laisser le soin aux autres; et demeurer cependant en repos, coulant légèrement sur les sujets de peur d'y enfoncer en appuyant; et prendre le vrai et le bien sur la première apparence, sans les presser, parce qu'ils sont si peu solides, que quelque peu qu'on serre les mains ils s'échappent entre les doigts et les laissent vides. C'est pourquoi il suit le rapport des sens et les notions communes, parce qu'il faudrait qu'il se fit violence pour les démentir, et qu'il ne sait s'il gagnerait, ignorant où est le vrai. Ainsi il fuit la douleur et la mort, parce que son instinct l'y pousse, et qu'il ne veut pas résister par la même raison, mais sans en conclure que ce soient de véritables maux, ne se fiant

<< Par la foi. Ainsi c'est bien la pensée de Pascal. Montaigne était chrétien, non pas dans sa morale et dans sa vie (il va dire qu'il agit en païen), mais dans sa croyance; Montaigne avait la foi. En croirai-je Pascal? j'avoue que cela ne m'est pas possible. Je ne puis prendre pour une profession de foi véritable l'apologie de Raimond Sebond. Elle me paraît comme elle a paru à M. Le Clerc, comme elle a paru à M. Sainte-Beuve, une œuvre d'ironie, où circule, en faisant mille replis, un esprit aussi antichrétien qu'il y en ait jamais eu. Je crois que c'est Saci qui a raison, quand il rejette cette excuse, que Montaigne met dans tout ce qu'il dit la foi à part, et quand il répond que ceux qui ont la foi doivent donc mettre à part tout ce que dit Montaigne. La seule concession qu'on pourrait faire aux partisans du christianisme de Montaigne, serait de dire qu'il était décidément incrédule toutes les fois qu'il songeait (a), mais que peut-être il consentait quelquefois à ne pas songer. Obligé de professer la foi catholique, et souffrant de s'avouer à lui-même qu'il agit autrement qu'il pensait, peut-être qu'il lui arrivait, pour soulager sa conscience de ce malaise, de tirer parti de son pyrrhonisme même en le poussant jusqu'au bout, et de noyer, pour ainsi dire, son incrédulité dans son Que sais-je ? Alors il se trouvait chrétien, non pas en affirmant que la religion fût vraie, mais en se bornant à ne pas affirmer le contraire, et en la suivant par provision et sans conséquence. Voyez, sur cette disposition accommodante de la logique de Montaigne, la note 7 de la page 313. Mais, quoi qu'il en soit, l'apologie de Raimond Sebond n'en demeure pas moins la réfutation la plus perfide et la plus destructive qu'on ait jamais essayé de faire de toutes les croyances les plus chères au genre humain. Lisez le chapitre de M. Sainte-Beuve (Port Royal, t. II, p. 416), morceau merveilleux par la sagacité et par l'imagination.

(a) Expression de Pascal. Voir xxv, 20.

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pas trop à ces mouvements naturels de crainte, vu qu'on en sent d'autres de plaisir qu'on accuse d'ètre mauvais, quoique la nature 1 parle au contraire. Ainsi, il n'a rien d'extravagant dans sa conduite; il agit comme les autres hommes ; et tout ce qu'ils font dans la sotte pensée qu'ils suivent le vrai bien, il le fait par un autre principe, qui est que les vraisemblances étant pareillement d'un et d'autre côté, l'exemple et la commodité sont les contre-poids qui l'emportent.

» Il monte sur son cheval, comme un autre qui ne serait pas philosophe, parce qu'il le souffre, mais sans croire que ce soit de droit, ne sachant pas 2 si cet animal n'a pas, au contraire, celui de se servir de lui. Il se fait aussi quelque violence pour éviter certains vices; et même il a gardé la fidélité au mariage, à cause de la peine qui suit les désordres; mais si celle qu'il prendrait surpasse celle qu'il évite, il y demeure en repos, la règle de son action étant en tout la commodité et la tranquillité. Il rejette donc bien loin cette vertu stoïque qu'on peint avec une mine sévère, un regard farouche, des cheveux hérissés, le front ridé, et en sueur, dans une posture pénible et tendue, loin des hommes, dans un morne silence, et seule sur la pointe d'un rocher : fantôme, à ce qu'il dit, capable d'effrayer les enfants, et qui ne fait là autre chose, avec un travail continuel, que de chercher le repos, où il n'arrive jamais. La sienne est naïve, familière, plaisante, enjouée, et pour ainsi dire folâtre elle suit ce qui la charme, et badine négligemment des accidents bons ou mauvais, couchée mollement dans le sein de l'oisiveté tranquille, d'où elle montre aux hommes, qui cherchent la félicité avec tant de peines, que c'est là seulement où elle repose, et que l'ignorance et l'incuriosité sont deux doux oreillers pour une tête bien faite, comme il dit lui-même “.

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» Je ne puis pas vous dissimuler, monsieur, qu'en lisant cet auteur et le comparant avec Épictète, j'ai trouvé qu'ils étaient assu

1 « Quoique la nature. » Texte de M. Faugère : « Quoique la nature, dit-il. » Et par le même scrupule : « Ainsi, ajoute-t-il, je n'ai rien d'extravagant, etc. >>

2 «Ne sachant pas. » M. Faugère: Comme ne sachant pas.

3 << Et la tranquillité. » Cette partie de la phrase: mais si celle, jusqu'à : demeure en repos, manque dans le texte de M. Faugère.

4 « Comme il dit lui-même. » Essais, III, 43, page 140: « Oh! que c'est un doulx » et mol chevet, et sain, que l'ignorance et l'incuriosité, à reposer une teste bien > faicte. >>

rément les deux plus grands défenseurs des deux plus célèbres sectes du monde et les seules conformes à la raison, puisqu'on ne peut suivre qu'une de ces deux routes, savoir: ou qu'il y a un Dieu, et lors il y place son souverain bien; ou qu'il est incertain, et qu'alors le vrai bien l'est aussi, puisqu'il en est incapable. J'ai pris un plaisir extrême à remarquer dans ces divers raisonnements en quoi les uns et les autres sont arrivés à quelque conformité avec la sagesse véritable2 qu'ils ont essayé de connaître. Car, s'il est agréable d'observer dans la nature le désir qu'elle a de peindre Dieu dans tous ses ouvrages, où l'on en voit quelques caractères parce qu'ils en sont les images, combien est-il plus juste de considérer dans les productions des esprits les efforts qu'ils font pour imiter la vérité essentielle, même en la fuyant', et de remarquer en quoi ils y arrivent et en quoi ils s'en égarent, comme j'ai tâché de faire dans cette étude.

» Il est vrai, monsieur, que vous venez de me faire voir admirablement le peu d'utilité que les chrétiens peuvent retirer de ces études philosophiques. Je ne laisserai pas néanmoins, avec votre permission, de vous en dire encore ma pensée, prêt néanmoins de renoncer à toutes les lumières qui ne viendront pas de vous, en quoi j'aurai l'avantage, ou d'avoir rencontré la vérité par bonheur, ou de la recevoir de vous avec assurance. Il me semble que la source des erreurs de ces deux sectes est de n'avoir pas su que l'état de

« Du monde. » Texte de M. Faugère du monde infidèle. Dans ce texte, au lieu de ces mots : les seules conformes à la raison, on lit : « les seules, entre celles » des hommes destitués de la lumière de la religion, qui soient en quelque sorte » liées et conséquentes. » Au lieu de : puisqu'on ne peut suivre, on a mis : « que >> peut-on faire, sans la révélation, que de suivre. » La fin de la phrase, depuis savoir, est incorrecte et obscure dans sa brièveté. Elle signifie: Ou il y a un Dieu, et alors l'homme y place son souverain bien; ou Dieu est incertain, et alors le vrai bien l'est aussi, puisque l'homme, étant incapable de s'assurer de Dieu, l'est aussi de s'assurer du vrai bien. Le texte des Mémoires imprimés substitue à cette phrase un développement étendu, mais où le pyrrhonisme de l'original continue d'être atténué. Au lieu de mettre que Dieu est incertain, et que l'homme est incapable du vrai bien, on a mis seulement : « L'homme ne peut s'élever jusqu'à Dieu... Tout paraît donc >> incertain, et le vrai bien l'est aussi, ce qui semble nous réduire, etc. »

2. Véritable. Texte de M. Faugère : « ont aperçu quelque chose de la vérité. » 3 « Même en la fuyant. » Ces mots importants manquent dans Bossut. Au lieu de la vérité, il y a dans Des Molets la vertu, ce qui paraît une faute.

4 « Qui ne viendront pas de vous. » Texte de M. Faugère : « Qui ne viendraient » pas de Dieu, de qui seul on peut recevoir la vérité avec assurance. » En corrigeant l'original, ce n'est pas seulement un compliment qu'on a effacé, c'est l'expression de cette docilité de Pascal, qui se laissait conduire dans la foi comme un enfant, suivant le témoignage de sa sœur. Qu'on se rappelle ces paroles de son Memento (page XX1): « Soumission totale à Jésus-Christ, et à mon directeur. »

l'homme à présent diffère de celui de sa création; de sorte que l'un remarquant quelques traces de sa première grandeur, et ignorant sa corruption, a traité la nature comme saine et sans besoin de réparateur, ce qui le mène au comble de la superbe; au lieu que l'autre éprouvant la misère présente et ignorant la première dignité, traite la nature comme nécessairement infirme et irréparable, ce qui le précipite dans le désespoir d'arriver à un véritable bien, et de là dans une extrême lâcheté. Ainsi ces deux états qu'il fallait connaître ensemble pour voir toute la vérité, étant connus séparément, conduisent nécessairement à l'un de ces deux vices, d'orgueil ou de paresse, où sont infailliblement tous les hommes avant la grâce, puisque s'ils ne demeurent dans leurs désordres par lâcheté, ils en sortent par vanité1, tant il est vrai ce que vous venez de me dire de saint Augustin, et que je trouve d'une grande étendue; car en effet on leur rend hommage 2 en bien des manières.

C'est donc de ces lumières imparfaites qu'il arrive que l'un connaissant les devoirs de l'homme et ignorant son impuissance, se perd dans la présomption, et que l'autre connaissant l'impuissance et non le devoir, il s'abat dans la lâcheté; d'où il semble que puisque l'un conduit à la vérité, l'autre à l'erreur, l'on formerait en les alliant une morale parfaite. Mais au lieu de cette paix, il ne résulterait de leur assemblage qu'une guerre et qu'une destruction générale car l'un établissant la certitude, l'autre le doute, l'un la grandeur de l'homme, l'autre sa faiblesse, ils ruinent les vérités aussi bien que les faussetés l'un de l'autre. De sorte qu'ils ne peu

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1 « Par vanité » Dans Bossut et dans le texte de M. Faugère, on lit: puisque s'ils ne sortent point de leurs désordres par lâcheté, ce qui n'offre pas de sens.

2 << On leur rend hommage. » Ce leur ne se rapporte à rien. De plus, cette pensée ne se retrouve pas dans ce qui est cité plus haut de saint Augustin. Le texte de M. Faugère est plus satisfaisant : «Ils en sortent par vanité, et sont toujours es» claves des esprits de malice, à qui, comme le remarque saint Augustin, on sacrifie » en bien des manières. »

3 « Une morale parfaite. » Ce membre de phrase: puisque l'un conduit à la vérité, l'autre à l'erreur, a été supprimé dans le texte reproduit par M. Faugère, probablement parce qu'on ne l'a pas compris. Il me paraît qu'il signifie à peu près la même chose que ce qui est dit un peu plus loin, l'un établissant la certitude, l'autre le doute. De même l'un établit la vérité, c'est-à-dire qu'il y a une vérité dont l'homme est capable; l'autre établit l'erreur, c'est-à-dire que l'homme est nécessairement condamné à l'erreur. Or, c'est bien la foi de Pascal, et que l'homme est condamné à l'erreur (par sa nature déchue), et qu'il est capable de la vérité (par la grâce).

Il ne résulterait. » Des Molets: il ne resterail.

vent subsister seuls à cause de leurs défauts, ni s'unir à cause de leurs oppositions, et qu'ainsi ils se brisent et s'anéantissent pour faire place à la vérité de l'Évangile. C'est elle qui accorde les contrariétés par un art tout divin, et, unissant tout ce qui est de vrai ' et chassant tout ce qui est de faux, elle en fait une sagesse véritablement céleste où s'accordent ces opposés, qui étaient incompatibles dans ces doctrines humaines. Et la raison en est que ces sages du monde placent les contraires dans un même sujet; car l'un attribuait la grandeur à la nature et l'autre la faiblesse à cette même nature, ce qui ne pouvait subsister; au lieu que la foi nous apprend à les mettre en des sujets différents : tout ce qu'il y a d'infirme appartenant à la nature, tout ce qu'il y a de puissant appartenant à la grâce. Voilà l'union étonnante et nouvelle que Dieu seul pouvait enseigner, et que lui seul pouvait faire, et qui n'est qu'une image et qu'un effet de l'union ineffable de deux natures dans la seule personne d'un Homme-Dieu,

» Je vous demande pardon, monsieur, dit M. Pascal à M. de Saci, de m'emporter ainsi devant vous dans la théologie, au lieu de demeurer dans la philosophie, qui était seule mon sujet; mais il m'y a conduit insensiblement; et il est difficile de ne pas y entrer, quelque vérité qu'on traite, parce qu'elle est le centre de toutes les vérités; ce qui paraît ici parfaitement, puisqu'elle enferme si visible ment toutes celles qui se trouvent dans ces opinions. Aussi je ne vois pas comment aucun d'eux pourrait refuser de la suivre. Car s'ils sont pleins de la pensée de la grandeur de l'homme, qu'ont-ils imaginé qui ne cède aux promesses de l'Évangile, qui ne sont autre chose que le digne prix de la mort d'un Dieu? Et s'ils se plaisaient à voir l'infirmité de la nature, leurs idées n'égalent point celles de la véritable faiblesse du péché, dont la même mort a été le remède. Ainsi tous y trouvent plus qu'ils n'ont désiré; et ce qui est admirable, ils s'y trouvent unis, eux qui ne pouvaient s'allier dans un degré infiniment inférieur!»

« M. de Saci ne put s'empêcher de témoigner à M. Pascal qu'il était >> surpris comment il savait tourner les choses; mais il avoua en même >> temps que tout le monde n'avait pas le secret comme lui de faire sur >> ces lectures des réflexions si sages et si élevées. Il lui dit qu'il ressem

1 « Ce qui est de vrai. Ainsi, Bossuet, dans le panégyrique de saint Paul: ce qui est de plus admirable (Note de M. Collet). — Ainsi encore Fénelon, dans le XIVe Dialogue des morts: « Ce qui est de certain, c'est que le monde est de travers. »

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