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SUR ÉPICTÈTE ET MONTAIGNE.

Cet entretien, rapporté par Fontaine, le fidèle secrétaire de M. de Saci, dans ses Mémoires pour servir à l'histoire de Port Royal, en avait été détaché, quand les Mémoires étaient encore inédits, par le P. Des Molets, qui le publia en 1728. Bossut, au lieu de le reproduire simplement, se contenta d'en extraire les discours placés dans la bouche de Pascal, et publia cet extrait dans son édition (première partie, article x1), comme si c'était un chapitre authentique des Pensées. Depuis, on avait signalé la véritable origine de ce morceau, mais sans remettre sous les yeux du public le dialogue primitif. M. Sainte-Beuve l'a fait dans son histoire de Port Royal (t. II, p. 372); il a montré le caractère tout nouveau que prennent les paroles de Pascal ainsi rétablies en face de celles de Saci, et il a marqué quelques-unes des altérations fâcheuses que Bossut avait fait subir à la partie même du texte qu'il conservait. M. Cousin les a relevées à son tour dans son livre Des Pensées de Pascal (p. 29). M. Cousin a cité, d'après le Recueil d'Utrecht, le témoignage de l'abbé d'Etemare qui écrivait à Marguerite Perier: «Il faut que cet entretien de M. Pascal » avec M. de Saci ait été mis par écrit sur-le-champ par M. Fontaine. Il » est indubitablement de M. Fontaine pour le style, mais il porte, pour >> le fond, le caractère de M. Pascal, à un point que M. Fontaine ne pouvait >> rien faire de pareil. » La seconde partie de cette phrase me paraît incontestable, mais il n'en est pas de même de la première, et il s'en faut bien que le style qu'on va lire me paraisse être indubitablement le style de Fontaine. Il est d'une vigueur, d'une fierté, d'une beauté aussi supérieure, selon moi, que le fond même, non-seulement à Fontaine, mais pour dire nettement ma pensée, à tout autre que Pascal. Si on fait attention que Pascal écrivait ordinairement ce qu'il devait dire dans les conférences philosophiques de Port Royal (a), on croira volontiers qu'il s'était préparé de même à son entretien avec M. de Saci, et que ses notes écrites étaient dans les mains de Fontaine au moment où celui-ci a rédigé cette conversation. Il se peut encore qu'après l'entretien M. de Saci lui-même ait ordonné à Pascal de rédiger ce qu'il avait dit, et de fournir des notes à Fontaine. Je ne crois donc pas que Bossut, en nous donnant ce morceau pour être de Pascal, nous ait vraiment trompés. Je reconnais cependant qu'un éditeur n'a pas le droit de le confondre avec le texte authentique de Pascal, et je me résigne à le placer ici à part; mais les admirables paroles qu'on va entendre demeureront toujours la digne et véritable introduction des Pensées, près de laquelle la préface de l'édition de Port Royal, par Étienne Perier, paraît bien pauvre et bien misérable.

M. Faugère a donné l'entretien avec Saci d'après les Mémoires de Fontaine imprimés; mais en comparant son texte avec celui qu'avait donné le P. Des Molets (Continuation des Mémoires de littérature et d'histoire,

(a) Voir page 131, note 1; p. 173, note 1; p. 175, note 7, et le témoignage de Nicole dans le préambule des trois Discours sur la condition des grands.

tome V, seconde partie), j'ai été surpris des différences que j'ai trouvées entre l'un et l'autre; et ces différences sont de telle nature, qu'il est évident que la leçon du P. Des Molets est la véritable; son texte est toujours plus simple, plus obscur et plus hardi. Il l'a pris dans les Mémoires manuscrits de Fontaine; celui qu'ont donné les éditeurs de ces Mémoires est un texte embelli, expliqué et adouci. Ce n'est pas qu'il n'y ait des fautes dans celui du P. Des Molets, mais ce sont des fautes proprement dites, des endroits mal lus, des incorrections; ce ne sont pas des infidélités volontaires. J'ose dire que le texte reproduit par M. Faugère, supérieur à celui de Bossut, en ce qu'il rend à M. de Saci sa part dans le dialogue, ne contient d'ailleurs guère moins d'altérations de détail. Je ne relèverai dans mes notes que les plus importantes, comme j'ai fait pour les Pensées; mais il n'y a peut-être pas une phrase qui n'ait subi quelque modification.

Il faut remarquer que Fontaine était mort depuis vingt ans lorsqu'a paru ce précieux extrait de ses Mémoires, sur lequel lui seul aurait pu donner des éclaircissements. Voici le texte du P. Des Molets:

«M. Pascal vint aussi, en ce temps-là, demeurer à Port Royal des >> Champs. Je ne m'arrête point à dire qui était cet homme, que non-seule»ment toute la France, mais toute l'Europe a admiré. Son esprit toujours » vif, toujours agissant, était d'une étendue, d'une élévation, d'une fer» meté, d'une pénétration et d'une netteté au delà de ce qu'on peut croire... >> Cet homme admirable, enfin étant touché de Dieu, soumit cet esprit si » élevé au joug de J.-C., et ce cœur si noble et si grand embrassa avec >> humilité la pénitence. Il vint à Paris se jeter entre les bras de M. Sin>> glin, résolu de faire tout ce qu'il lui ordonnerait. M. Singlin crut, en » voyant ce grand génie, qu'il ferait bien de l'envoyer à Port Royal des » Champs, où M. Arnauld lui prêterait le collet en ce qui regardait les >> hautes sciences, et où M. de Saci lui apprendrait à les mépriser. Il vint >> donc demeurer à Port Royal. M. de Saci ne put pas se dispenser de le >> voir par honnêteté, surtout en ayant été prié par M. Singlin; mais les >> lumières saintes qu'il trouvait dans l'Écriture et les Pères lui firent >> espérer qu'il ne serait point ébloui de tout le brillant de M. Pascal, qui >> charmait néanmoins et enlevait tout le monde. Il trouvait en effet tout » ce qu'il disait fort juste. Il avouait avec plaisir la force de son esprit et » de ses discours. Tout ce que M. Pascal lui disait de grand, il l'avait vu >> avant lui dans S. Augustin, et faisant justice à tout le monde, il disait: «M. Pascal est extrêmement estimable en ce que, n'ayant point lu les » Pères de l'Église, il a de lui-même, par la pénétration de son esprit, » trouvé les mêmes vérités qu'ils avaient trouvées. Il les trouve surpre» nantes, disait-il, parce qu'il ne les a vues en aucun endroit; mais pour »> nous, nous sommes accoutumés à les voir de tous côtés dans nos livres. >> » Ainsi, ce sage ecclésiastique trouvant que les anciens n'avaient pas >> moins de lumière que les nouveaux, il s'y tenait, et estimait beaucoup » M. Pascal de ce qu'il se rencontrait en toutes choses avec S. Augustin. » La conduite ordinaire de M. de Saci, en entretenant les gens, était » de proportionner ses entretiens à ceux à qui il parlait. S'il voyait, par » exemple, M. Champagne, il parlait avec lui de la peinture. S'il voyait >> M. Hamon, il l'entretenait de la médecine. S'il voyait le chirurgien du » lieu, il le questionnait sur la chirurgie. Ceux qui cultivaient ou la vigne, » ou les arbres, ou les grains, lui disaient tout ce qu'il y fallait observer. >> Tout lui servait pour passer aussitôt à Dieu, et pour y faire passer les >> autres. Il crut donc devoir mettre M. Pascal sur son fonds, et lui parler

» des lectures de philosophie dont il s'occupait le plus. Il le mit sur ce su>> jet aux premiers entretiens qu'ils eurent ensemble. M. Pascal lui dit » que ses deux livres les plus ordinaires avaient été Épictète et Mon>> taigne, et il lui fit de grands éloges de ces deux esprits. M. de Saci, >> qui avait toujours cru devoir peu lire ces auteurs, pria M. Pascal de » lui en parler à fond. »

« Epictète, lui dit-il, est un des philosophes du monde qui ait le mieux connu les devoirs de l'homme. Il veut, avant toutes choses, qu'il regarde Dieu comme son principal objet; qu'il soit persuadé qu'il gouverne tout avec justice; qu'il se soumette à lui de bon cœur, et qu'il le suive volontairement en tout, comme ne faisant rien qu'avec une très-grande sagesse : qu'ainsi cette disposition arrêtera toutes les plaintes et tous les murmures, et préparera son esprit à souffrir paisiblement les événements les plus fâcheux. Ne dites jamais, dit-il ['Eretp., 11], J'ai perdu cela; dites plutôt, Je l'ai rendu. Mon fils est mort, je l'ai rendu. Ma femme est morte, je l'ai rendue. Ainsi des biens et de tout le reste. Mais celui qui me l'ôte est un méchant homme, dites-vous. De quoi vous mettez-vous en peine, par qui celui qui vous l'a prêté vous le redemande? Pendant qu'il vous en permet l'usage, ayez-en soin comme d'un bien qui appartient à autrui, comme un homme qui fait voyage se regarde dans une hôtellerie. Vous ne devez pas, dit-il, désirer que ces choses qui se font se fassent comme vous le voulez; mais vous devez vouloir qu'elles se fassent comme elles se font. Souvenez-vous, dit-il ailleurs [17], que vous êtes ici comme un acteur, et que vous jouez le personnage d'une comédie, tel qu'il plaît au maître de vous le donner. S'il vous le donne court, jouez-le court; s'il vous le donne long, jouezle long: s'il veut que vous contrefassiez le gueux, vous le devez faire avec toute la naïveté qui vous sera possible; ainsi du reste1. C'est votre fait de jouer bien le personnage qui vous est donné; mais de le choisir, c'est le fait d'un autre. Ayez tous les jours devant les yeux la mort et les maux qui semblent les plus insupportables; et jamais vous ne penserez rien de bas, et ne désirerez rien avec excès.

>> Il montre aussi en mille manières ce que doit faire l'homme. Il veut qu'il soit humble, qu'il cache ses bonnes résolutions, surtout

:

« Ainsi du reste. » Toute cette phrase, depuis s'il vous le donne court, qui est traduite exactement d'Epictète, manque dans le texte reproduit par M. Faugère, où on l'a remplacée par cette espèce d'analyse : « Soyez sur le théâtre autant de temps » qu'il lui plaît: paraissez-y riche ou pauvre, selon qu'il l'a ordonné. »

C.

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dans les commencements, et qu'il les accomplisse en secret : rien ne les ruine davantage que de les produire. Il ne se lasse point de répéter que toute l'étude et le désir de l'homme doivent être de reconnaître la volonté de Dieu et de la suivre.

>> Voilà, monsieur, dit M. Pascal à M. de Saci, les lumières de ce grand esprit qui a si bien connu les devoirs de l'homme. J'ose dire qu'il méritait d'être adoré 1, s'il avait aussi bien connu son impuissance, puisqu'il fallait être Dieu pour apprendre l'un et l'autre aux hommes. Aussi comme il était terre et cendre, après avoir si bien compris ce qu'on doit, voici comment il se perd dans la présomption de ce que l'on peut. Il dit que Dieu a donné à tout homme les moyens de s'acquitter de toutes ses obligations; que ces moyens sont toujours en notre puissance; qu'il faut chercher la félicité par les choses. qui sont en notre pouvoir, puisque Dieu nous les a données à cette fin il faut voir ce qu'il y a en nous de libre; que les biens, la vie, l'estime ne sont pas en notre puissance, et ne mènent donc pas à Dieu; mais que l'esprit ne peut être forcé de croire ce qu'il sait être faux, ni la volonté d'aimer ce qu'elle sait qui la rend malheureuse : que ces deux puissances sont donc libres, et que c'est par elles que nous pouvons nous rendre parfaits; que l'homme peut par ces puissances parfaitement connaître Dieu, l'aimer, lui obéir, lui plaire, se guérir de tous ses vices, acquérir toutes les vertus, se rendre saint, et ainsi compagnon de Dieu. Ces principes d'une superbe diabolique le conduisent à d'autres erreurs, comme : que l'âme est une portion de la substance divine; que la douleur et la mort ne sont pas des maux; qu'on peut se tuer quand on est tellement persécuté qu'on peut croire que Dieu appelle, et d'autres.

» Pour Montaigne, dont vous voulez aussi, monsieur, que je vous parle 2, étant né dans un État chrétien, il fait profession de la religion catholique, et en cela il n'a rien de particulier. Mais comme il a voulu chercher quelle morale la raison devrait dicter sans la lu

1 « D'être adoré. » Ce grand trait a été supprimé dans Bossut, qui met seulement « Heureux s'il avait aussi connu sa faiblesse !» Il supprime également cette ligne, où est tout Pascal : puisqu'il fallait être Dieu pour apprendre l'un et l'autre aux hommes. Et cette reprise aussi comme il était terre et cendre. Que reste-t-il? 2a Que je vous parle. » Bossut a supprimé cette espèce d'excuse, si bien placée quand il s'agit de parler d'un homme comme Montaigne à un homme comme Saci.

3 « De particulier. » Cela est bientôt dit; mais Montaigne était-il en effet, et de bonne foi, chrétien et catholique? On est étonné que Pascal n'examine pas cela de plus près. Voyez page XLIII, note 4.

mière de la foi, il a pris ses principes dans cette supposition; et ainsi en considérant l'homme destitué de toute révélation, il discourt en cette sorte. Il met toutes choses dans un doute universel et si général, que ce doute s'emporte soi-même, c'est-à-dire s'il doute 1, et doutant même de cette dernière proposition, son incertitude roule sur elle-même dans un cercle perpétuel et sans repos; s'opposant également à ceux qui assurent2 que tout est incertain et à ceux qui assurent que tout ne l'est pas, parce qu'il ne veut rien assurer. C'est dans ce doute qui doute de soi et dans cette ignorance qui s'ignore, et qu'il appelle sa maîtresse forme3, qu'est l'essence de son opinion, qu'il n'a pu exprimer par aucun terme positif. Car s'il dit qu'il doute, il se trahit, en assurant au moins qu'il doute; ce qui étant formellement contre son intention, il n'a pu s'expliquer que par interrogation; de sorte que ne voulant pas dire « Je ne sais, » il dit : « Que sais-je ?» Dont il fait sa devise, en la mettant sous des balances [Apol., p. 177] qui pesant les contradictoires se trouvent dans un parfait équilibre: c'est-à-dire qu'il est pur pyrrhonien. Sur ce principe roulent tous ses discours et tous ses Essais; et c'est la seule chose qu'il prétende bien établir, quoiqu'il ne fasse pas toujours remarquer son intention. Il y détruit insensiblement tout ce qui passe pour le plus certain parmi les hommes, non pas pour établir le contraire avec une certitude de laquelle seule il est ennemi, mais pour faire voir seulement que, les apparences étant égales de part et d'autre, on ne sait où asseoir sa créance.

>> Dans cet esprit il se moque de toutes les assurances; par exemple, il combat ceux qui ont pensé établir dans la France un grand remède contre les procès par la multitude et par la prétendue justesse des lois : comme si l'on pouvait couper la racine des doutes d'où naissent les procès, et qu'il y eût des digues qui pussent arrêter le torrent de l'incertitude et captiver les conjectures! C'est là que, quand il dit qu'il vaudrait autant soumettre sa cause au premier passant, qu'à des juges armés de ce nombre d'ordonnances [Essais, III, 13, p. 125], il ne prétend pas qu'on doive changer l'ordre de l'État, il

1

« C'est-à-dire s'il doute. » C'est-à-dire porte même sur cette supposition qu'il doute.

2

« Qui assurent. » M. Faugère qui disent. Mais le mot assurer est ici le mot essentiel.

3 « Et qu'il appelle sa maîtresse forme. » Ces mots manquent dans M. Faugère.

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