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bliait le livre Des Pensées de Pascal. La république des lettres, comme on s'exprimait autrefois, fut tout émue par l'apparition de cet éclatant manifeste, écrit dans un langage au niveau des hauteurs du grand siècle par un des plus grands esprits de ce temps-ci, promoteur en toute carrière (c'est M. Sainte-Beuve qui parle ainsi). Je n'ai pas besoin de dire que mon travail relève de ce livre, comme tout ce qui se fera jamais sur les Pensées en relèvera nécessairement. On trouvera partout dans ce volume la trace de M. Cousin. J'ajouterai donc seulement ici, sans m'arrêter davantage, que sa puissante initiative agit sur les esprits en deux sens d'une part, à l'occasion de Pascal, il fit débattre de nouveau avec ardeur, pour les confirmer, les titres de la raison et les droits de la philosophie; de l'autre, il appela à se porter sur les textes du dix-septième siècle une curiosité philologique et historique qui ne s'était guère attachée encore qu'à ceux des auteurs de l'antiquité. C'est cette dernière pensée que j'ai voulu suivre dans le commentaire que j'ai entrepris.

L'étude sur Pascal, dans l'Histoire de la littérature française de M. Nisard, est un des plus remarquables chapitres de ce beau livre. Je l'ai citée à propos de la Prière pour la maladie (p. 429), et je m'en suis inspiré plusieurs fois dans ce qui précède sans la citer, par exemple, dans la comparaison avec Bossuet et avec Descartes. Il est particulièrement éloquent lorsqu'il parle du cœur de Pascal, trop oublié dans les disputes qui s'étaient élevées sur ses idées. Du reste, suivant l'esprit habituel de sa critique et de son livre, il ne s'attache pas à la partie historique et personnelle de son sujet, mais à sa partie générale et humaine : il prend Pascal comme ayant représenté, au plus beau moment de la plus belle des langues modernes, un certain ordre d'idées et de sentiments humains dont il a rencontré l'expression la plus lumineuse et la plus sublime. M. Nisard a mis dans ces observations sa fine et sévère analyse, sa précision magistrale, et surtout cette distinction qui me paraît son ambition principale et son principal caractère; car c'est un talent qui ne souffre rien de commun, quoiqu'il n'admette rien que d'universel.

Mais le travail le plus étendu et le plus approfondi à la fois qui ait été fait sur Pascal est celui de M. Sainte-Beuve. Ce n'est plus une courte étude, un chapitre d'histoire littéraire, ou le large développement d'un seul point de vue; c'est Pascal étudié à loisir dans sa vie et dans sa pensée, avec cette longue patience qui en tout

genre fait les monuments (a). Toutes les qualités d'un esprit merveilleusement doué pour la critique concourent dans ce livre : une finesse incroyable, qui n'est que l'extrême justesse et l'extrême sagacité, et à laquelle aucun repli n'échappe; et en même temps une vue d'en haut, et à vol d'oiseau, pour ainsi dire, qui embrasse trèsbien l'ensemble, saisit tout de suite ce qui est dominant, et subordonne les détails; une richesse de littérature et de connaissances qui féconde tout, fournissant partout des développements, des rapprochements, des contrastes; l'esprit le plus philosophique sans aucune prétention de philosophie, dégagé de tout préjugé et ne s'en rapportant de rien qu'à lui-même, s'arrêtant aux choses et non aux mots, parfaitement dépouillé, et que sais-je? peut-être trop dépouillé de tout autre intérêt que celui de la critique; et par-dessus tout cela, une facilité de sentir et d'imaginer, un coloris d'expression, une grâce de mouvements, reste précieux du poëte dans le critique, qui rend l'exposition vivante et attrayante au dernier point. C'est un ouvrage qui captive tout esprit curieux et amateur des lettres, et le retient par mille attaches. Tout y est dit, à ce qu'il semble, et je n'aurais pas essayé de faire de nouvelles réflexions sur les Pensées, si les conditions d'un travail placé en tête d'une édition n'étaient tout autres que celles du grand tableau qui est tracé dans Port-Royal. Souvent d'ailleurs, je n'ai fait que répéter ce que M. Sainte-Beuve avait dit; je l'ai redit sous forme de résumé et d'analyse; plus sèchement, plus didactiquement, comme un répétiteur qui reprend la leçon du maitre. J'ai cité quelquefois le texte même, mais j'aurais voulu tout citer. Dans le dernier chapitre surtout, il n'y a pas un mot qui ne laisse des traces (b).

(a) Voyez tout le livre III de Port-Royal, tomes 11 et 111.

(b) Je n'ai pu faire entrer dans cette revue que quelques écrivains, nos maîtres à tous. Je voudrais du moins dans cette note nommer les autres écrits sur Pascal que j'ai lus et dont j'ai profité. Ce sont, en suivant l'ordre des dates, les deux Eloges de Pascal, par M. BORDAS-DEMOULIN et M. FAUGÈRE, entre lesquels l'Académie française a partagé le prix d'éloquence en 4842; le premier plus plein et plus fort, le second plus touchant. C'est le jugement de M. Villemain dans son Rapport sur les concours de 1842. Voyez ce rapport, où l'illustre écrivain a trouvé encore sur Pascal des traits nouveaux, pleins de lumière et de force.-Les Etudes sur Pascal de M. l'abbé FLOTTE, 4843-45. C'est une défense de Pascal et des Pensées, riche de bonnes observations et de bons arguments, œuvre d'un esprit éclairé et droit, mais qui oublie quelquefois qu'il ne faut pas vouloir trop prouver, et qu'il y a des textes dont tous les commentaires du monde ne sauraient détruire l'impression. Les Etudes sur Pascal de feu M. VINET, 4844-47, morceaux tout à fait distingués, originaux, où, comme dit Pascal, il n'y a pas seulement un auteur, mais un

lxiv

ÉTUDE SUR LES PENSÉES DE PASCAL.

Je vais finir, mais qu'on me permette encore une réflexion. Les ennemis de la philosophie se sont servis de Pascal contre elle; il n'est donc pas étonnant que ceux qui ont le droit de parler au nom de la philosophie aient compté Pascal parmi ses ennemis. On a été jusqu'à dire que les Pensées sont peut-être plus dangereuses qu'utiles. Je ne puis le croire; je ne puis penser qu'il y ait du danger dans le commerce d'un esprit si vigoureux et d'une âme si élevée. Ce n'est pas son jansénisme qui peut être à craindre aujourd'hui, et son scepticisme même me paraît une épreuve plus capable d'exercer la raison que de l'abattre. En le lisant, nous sommes plus souvent enhardis par le sentiment de sa force que troublés par la contagion de sa faiblesse. Non, Pascal n'est pas un ennemi de la philosophie, car la philosophie n'a d'ennemis, à mon sens, que ceux qui ne raisonnent pas et qui ne veulent pas qu'on raisonne, soit par une aveugle superstition, soit par un mépris stupide de l'intelligence. Mais un Pascal est philosophe quoi qu'il en ait, et le travail qui s'opère sous son influence dans un bon esprit ne peut être que philosophique. Et c'est Pascal enfin qui a répondu aux ennemis de la raison, aux esclaves de l'autorité et de la force, par une pensée à laquelle tous les esprits indépendants feront écho, et qui sera toujours leur défense contre les peurs serviles et les menaces brutales (VI, 2): « La raison nous commande bien plus impérieusement qu'un >> maître; car en désobéissant à l'un, on est malheureux, et en dés» obéissant à l'autre, ON EST un sot. »

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homme. Il est curieux d'y voir le protestantisme tirant à lui les Pensées, et y faisant son butin avec un zèle ingénieux, mais obstiné et chagrin.-Le chapitre sur Pascal, dans l'Histoire de France de M. HENRI MARTIN, 1845, plein de verve, de chaleur d'âme, de libéralisme d'esprit et de cœur, tout a fait digne de figurer dans un ouvrage, auquel l'Académie française vient de décerner le prix de l'histoire éloquente. De la Méthode philosophique de Pascal, par M. LESCOEUR, 1850, petit écrit ingénieux et paradoxal, où l'auteur se jette dans l'argument du pari comme dans la seule voie de la foi et du salut: deda il combat contre les philosophes d'une main et contre les Jésuites de l'autre. Pascal, sa vie et son caractère, ses écrits et son génie, par M. l'abbé MAYNARD, 4850, 2 vol. in-8°. On y trouvera beaucoup de recherches et beaucoup d'habileté, qui sont employées à établir ces deux thèses : pour les Provinciales, qu'il faut faire réparation aux Jésuite; pour les Pensées, que le fond n'en est ni sceptique, ni janséniste, mais parfaitement édifiant dans tous les sens. C'est Pascal mis au point de vue de ses fameux adversaires, dans un livre qui est tout à fait selon leur esprit. M. l'abbé Maynard a publié dans le méme sens une édition fort curieuse des Provinciales (1851), avec leur réfutation. Je terminerai cette note par l'humble aveu de l'impossibilité où j'ai été de profiter du livre du Dr REUCHLIN Sur Pascal, écrit en allemand, et qui n'a pas été traduit.

PAR ME PERIER (GILBERTE PASCAL) (1).

Mon frère naquit à Clermont, le 19 juin de l'année 1623. Mon père s'appelait Étienne Pascal, président en la cour des aides; et ma mère, Antoinette Begon. Dès que mon frère fut en âge qu'on lui pût parler (2), il donna des marques d'un esprit extraordinaire par les petites reparties qu'il faisait fort à propos; mais encore plus par les questions qu'il faisait sur la nature des choses, qui surprenaient tout le monde. Ce commencement, qui donnait de belles espérances, ne se démentit jamais; car à mesure qu'il croissait il augmentait toujours en force de raisonnement, en sorte qu'il était toujours beaucoup au-dessus de son âge.

Cependant ma mère étant morte dès l'année 1626, que mon frère n'avait que trois ans, mon père se voyant seul s'appliqua plus fortement au soin de sa famille; et comme il n'avait point d'autre fils que celui-là, cette qualité de fils unique, et les grandes marques d'esprit qu'il reconnut dans cet enfant, lui donnèrent une si grande affection pour lui, qu'il ne put se résoudre à commettre son éducation à un autre, et se résolut dès lors à l'instruire lui-même, comme il l'a fait, mon frère n'ayant jamais entré dans aucun collége, et n'ayant jamais eu d'autre maître que mon père (3).

En l'année 1631, mon père se retira à Paris, nous y mena tous, et y établit sa demeure. Mon frère, qui n'avait que huit ans, reçut un grand avantage de cette retraite, dans le dessein que mon père avait de l'élever; car il est sans doute qu'il n'aurait pas pu prendre le même soin dans la province, où l'exercice de sa charge et les compagnies continuelles qui abordaient chez lui l'auraient beaucoup détourné ; mais il était à Paris dans une entiére liberté; il s'y appliqua tout entier, et il eut tout le succès que purent avoir les soins d'un père aussi intelligent et aussi affectionné qu'on le puisse être (4).

Sa principale maxime dans cette éducation était de tenir toujours cet enfant audessus de son ouvrage (5); et ce fut par cette raison qu'il ne voulut point commencer à lui apprendre le latin qu'il n'eût douze ans, afin qu'il le fit avec plus de facilité.

Pendant cet intervalle il ne le laissait pas inutile, car il l'entretenait de toutes les choses dont il le voyait capable. Il lui faisait voir en général ce que c'était que les langues, il lui montrait comme on les avait réduites en grammaires sous de certaines règles; que ces règles avaient encore des exceptions qu'on avait eu soin de remarquer; et qu'ainsi l'on avait trouvé le moyen par là de rendre toutes les langues communicables d'un pays en un autre.

le

Cette idée générale lui débrouillait l'esprit, et lui faisait voir la raison des règles de la grammaire; de sorte que, quand il vint à l'apprendre, il savait pourquoi faisait, et il s'appliquait précisément aux choses à quoi il fallait le plus d'application.

Après ces connaissances, mon père lui en donna d'autres; il lui parlait souvent des effets extraordinaires de la nature, comme de la poudre à canon, et d'autres choses qui surprennent quand on les considère. Mon frère prenait grand plaisir à cet entretien, mais il voulait savoir la raison de toutes choses; et comme elles ne sont pas toutes connues, lorsque mon père ne les disait pas, ou qu'il disait celles qu'on allègue d'ordinaire, qui ne sont proprement que des défaites, cela ne le contentait pas car il a toujours eu une netteté d'esprit admirable pour discerner le

(1) Ce chiffre-là et d'autres que l'on trouvera plus loin, entre parenthèses, renvoient à des notes imprimées à la suite du texte.

faux; et on peut dire que toujours et en toutes choses la vérité a été le seul objet de son esprit, puisque jamais rien ne l'a pu satisfaire que sa connaissance. Ainsi dès son enfance il ne pouvait se rendre qu'à ce qui lui paraissait vrai évidemment; de sorte que, quand on ne lui disait pas de bonnes raisons, il en cherchait luimême; et quand il s'était attaché à quelque chose, il ne la quittait point qu'il n'en eût trouvé quelqu'une qui le pût satisfaire. Une fois entre autres quelqu'un ayant frappé à table un plat de faïence avec un couteau, il prit garde que cela rendait un grand son, mais qu'aussitôt qu'on eut mis la main dessus, cela l'arrêta. Il voulut en même temps en savoir la cause, et cette expérience le porta à en faire beaucoup d'autres sur les sons. Il y remarqua tant de choses, qu'il en fit un traité à l'âge de douze ans, qui fut trouvé tout à fait bien raisonné.

Son génie à la géométrie commença à paraître lorsqu'il n'avait encore que douze ans, par une rencontre si extraordinaire, qu'il me semble qu'elle mérite bien d'être déduite en particulier.

Mon père était homme savant dans les mathématiques, et avait habitude par là avec tous les habiles gens en cette science, qui étaient souvent chez lui; mais comme il avait dessein d'instruire mon frère dans les langues, et qu'il savait que la mathématique (6) est une science qui remplit et qui satisfait beaucoup l'esprit, il ne voulut point que mon frère en eût aucune connaissance, de peur que cela ne le rendit négligent pour la langue latine, et les autres [sciences] dans lesquelles il voulait le perfectionner. Par cette raison il avait serré tous les livres qui en traitent, et il s'abstenait d'en parler avec ses amis en sa présence; mais cette précaution n'empêchait pas que la curiosité de cet enfant ne fût excitée, de sorte qu'il priait souvent mon père de lui apprendre la mathématique; mais il le lui refusait, lui promettant cela comme une récompense. Il lui promettait qu'aussitôt qu'il saurait le latin et le grec, il la lui apprendrait. Mon frère, voyant cette résistance, lui demanda un jour ce que c'était que cette science, et de quoi on y traitait : mon père lui dit en général que c'était le moyen de faire des figures justes, et de trouver les proportions qu'elles avaient entre elles, et en même temps lui défendit d'en parler davantage et d'y penser jamais. Mais cet esprit qui ne pouvait demeurer dans ces bornes, dès qu'il eut cette simple ouverture, que la mathématique donnait des moyens de faire des figures infailliblement justes, il se mit lui-même à rêver sur cela à ses heures de récréation; et étant seul dans une salle où il avait accoutumé de se divertir, il prenait du charbon et faisait des figures sur des carreaux, cherchant des moyens de faire, par exemple, un cercle parfaitement rond, un triangle dont les côtés et les angles fussent égaux, et autres choses semblables. Il trouvait tout cela lui seul; ensuite il cherchait les proportions des figures entre elles. Mais comme le soin de mon père avait été si grand de lui cacher toutes ces choses, il n'en savait pas même les noms. Il fut contraint de se faire lui-même des définitions; il appelait un cercle un rond, une ligne une barre, et ainsi des autres. Après ces définitions il se fit des axiomes, et enfin il fit des démonstrations parfaites; et comme l'on va de l'un à l'autre dans ces choses, il poussa les recherches si avant, qu'il en vint jusqu'à la trente-deuxième proposition du premier livre d'Euclide (7). Comme il en était là-dessus, mon père entra dans le lieu où il était, sans que mon frère l'entendit; il le trouva si fort appliqué, qu'il fut longtemps sans s'apercevoir de sa venue. On ne peut dire lequel fut le plus surpris, ou le fils de voir son père, à cause de la défense expresse qu'il lui en avait faite, ou le père de voir son fils au milieu de toutes ces choses. Mais la surprise du père fut bien plus grande, lorsque, lui ayant demandé ce qu'il faisait, il lui dit qu'il cherchait telle chose, qui était la trente-deuxième proposition du premier livre d'Euclide. Mo père lui demanda ce qui l'avait fait penser à chercher cela : il dit que c'était avait trouvé telle autre chose; et sur cela lui ayant fait encore la même que lui dit encore quelques démonstrations qu'il avait faites; et enfin, en rétr s'expliquant toujours par les noms de rond et de barre, il en vint et à ses axiomes.

Mon père fut si épouvanté de la grandeur et de la puissar sans lui dire mot il le quitta, et alla chez M. le Pailleur, qu'

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