Page images
PDF
EPUB

celle de Bossut. De plus, celle-ci fait partie d'une édition des OEuvres de Pascal en cinq volumes, ce qui la consacre en quelque sorte, d'autant plus que ces cinq volumes, réimprimés en 1819, sont la seule édition des OEuvres qui existe. J'ai donc adopté l'ordre de l'édition de Bossut, sauf une modification dont il ne m'était pas possible de me dispenser. En effet, parmi les Pensées tirées du manuscrit autographe, et qui sont les matériaux de l'ouvrage sur la religion que Pascal préparait, Bossut, comme ses devanciers, avait mêlé les opuscules, qui sont tout autre chose, et doivent être nécessairement classés à part. Il y avait mêlé aussi l'Entretien avec Saci et les Discours sur la condition des grands. Je ne pouvais laisser subsister ce désordre. J'ai donc séparé des Pensées les articles I, II, III, XI, XII de la première partie de Bossut, et XVIII, XIX de sa seconde partie. J'ai supprimé les titres placés en tête des articles ces titres ne peuvent que produire une illusion fàcheuse, en faisant croire qu'on a une véritable distribution méthodique, réglée sur la pensée de l'auteur; j'ai voulu qu'il fût bien entendu, qu'en adoptant tel ordre plutôt que tel autre, je ne prétends faire qu'un classement tout matériel, auquel les chiffres suffisent.

Dès lors je ne pouvais conserver de Bossut sa division des Pensées en deux parties: Pensées qui se rapportent à la philosophie, à la morale et aux belles-lettres; Pensées immédiatement relatives à la religion. Il y a une idée dans cette division, et je n'en voulais pas; de plus, cette idée est tout à fait fausse. Pascal ne s'amuse jamais à philosopher pour philosopher; tout ce qu'il dit est immédiatement relatif à la religion dans sa pensée. J'ai donc fait vingtquatre articles suivis et sans interruption, des sept articles de la première partie de Bossut et des dix-sept de la seconde. J'ai réuni dans un article xxv les pensées nouvelles.

Il résulte de ces changements, auxquels j'ai été forcé, que mes XXIV articles, quoique étant les mêmes que ceux de Bossut, ne portent pas les mêmes chiffres. Je donne à la fin du volume la concordance des deux éditions. Mais on n'en lira pas moins ici les Pensées dans la même suite où on est habitué depuis Bossut à les lire. D'ailleurs, dans chaque article, j'ai conservé les chiffres de Bossut pour les paragraphes (a).

(a) C'est ce qui fait que, lorsque plusieurs fragments avaient été confondus par

Je voudrais encore dire quelque chose des jugements et des études dont les Pensées ont été l'objet. Les approbations placées en tête de l'édition de Port-Royal témoignent quel enthousiasme elles excitèrent chez les fidèles du jansénisme. Du côté du monde, outre les admirations de Mme de Sévigné (a), il reste un mot de Me de la Fayette, que c'est méchant signe pour ceux qui ne goûteront pas ce livre, mot d'un esprit nourri dans le dédain du vulgaire et des opinions communes, et qui pénètre fort loin dans Pascal. Le sens commun faisait déjà ses réserves, par la bouche de Nicole même, contre un penseur extrême qui le heurte et qui l'humilie; le sens commun avait raison de résister, mais non de déprécier ce qui demeure, malgré tout, si supérieur (b). Quand La Bruyère cite Pascal comme exemple de la plus haute grandeur de l'esprit, j'imagine qu'il considère surtout le Pascal des Pensées (c). Quoi qu'il en soit, on parle peu des Pensées au dix-septième siècle, ainsi que M. Cousin l'a remarqué; l'ouvrage était trop janséniste pour qu'on se plût à le citer. Mais, avec le temps, ce ne sera plus le livre des jansénistes, ce sera le livre des chrétiens. C'est le chrétien et non pas le

Bossut dans le même paragraphe, je les ai simplement séparés par des traits, sans changer les chiffres.

Quand les chiffres de mes paragraphes ne s'accordent pas exactement avec ceux de Bossut, c'est qu'il avait divisé mal à propos ce qui ne fait qu'un dans Pascal, et qu'il a fallu supprimer ces divisions. Mais les différences sont très-peu de chose et n'empêchent pas qu'on ne se retrouve très-aisément en passant d'une édition à l'autre. La plus forte est dans l'article xxiv, parce qu'il a fallu enlever des paragraphes qui avaient été tirés des lettres à Mile de Roannez, et qui n'appartiennent pas aux Pensées. Je n'ai que 400 paragraphes dans cet article, au lieu de 420. Mais les paragraphes qui restent se suivent toujours dans le même ordre dans l'une ou l'autre édition. Quant à la concordance avec l'édition de Port-Royal, elle est constamment indiquée dans mes notes.-M. Lefèvre a publié en 1847 une édition des Pensées, où, sans suivre exactement le plan de l'édition de Port-Royal, il s'est cependant réglé sur ce plan en général.

(a) On a écrit que Mme de Sévigné n'a pas dit un mot des Pensées; c'est une erreur. Il n'y a point d'article exprès à ce sujet dans ses lettres, par la raison qu'il n'y a point de lettres à Mme de Grignan de l'année 1670; la mère et la fille étaient alors réunies. Mais elle écrit en parlant des Essais de morale de Nicole : « Ne vous » avais-je pas dit que c'était la même étoffe que Pascal (19 août 1674). » Et encore (23 septembre): « Personne n'a écrit comme ces messieurs [sur la morale]; car » je mets Pascal de moitié à tout ce qui est beau. » Voyez encore les lettres de son fils des 42 janvier et 2 février 4676.

(b) Voir la lettre de Nicole, citée par M. Cousin. Cf. Sainte-Beuve, Port-Royal, tome 1, page 304. Mais Nicole imite et délaie Pascal à chaque instant dans ses Essais de morale.

(c) De l'Homme, vers la fin, dans l'alinéa qui commence par : « Le sot ne meurt » point. » La Bruyère a cité deux fois les Pensées dans ses Caractères, et il les imite souvent. M. Hémardinquer a relevé ces imitations dans son édition de La Bruyère.

D

janséniste que Voltaire attaqua en 1734 dans ses Remarques sur les pensées de M. Pascal. M. Sainte-Beuve a parlé supérieurement de ce petit écrit. Il en reconnaît toute la portée, sans se laisser prendre à des dédains affectés. La vérité est que dans ces notes, qui furent à peu près son début dans la polémique anti-chrétienne qui remplit sa vie, Voltaire met déjà tous ses défauts, mais aussi toute sa force. Mais cette force, en entamant profondément l'argumentation de Pascal, n'entamait point Pascal lui-même et le laissait debout dans sa grandeur. Les esprits s'accoutument alors à séparer l'homme de sa thèse et à l'étudier en lui-même avec admiration et avec respect. Vauvenargues ne craint pas, en face de Voltaire, de parler de l'auteur des Pensées sur le ton de l'enthousiasme (a) en même temps qu'il écrivait avec l'ironie de Voltaire une sorte de parodie de l'apologétique de Pascal (b). L'édition de Condorcet, en 1776, fut, comme dit M. Sainte-Beuve, une sorte de prise de possession des Pensées par la philosophie du dix-huitième siècle : « Le drapeau >> du vainqueur flottait désormais sur la place conquise. » C'est un Pascal à l'usage des philosophes; non que Condorcet prétende dissimuler en aucune manière le Pascal chrétien et janséniste; il l'étudie au contraire et le fait ressortir de bonne foi, mais seulement par les grands traits, en écartant tout ce qui ne lui paraît qu'un détail ennuyeux de théologie et de dévotion. Il doute, dit-il, que ceux qui s'intéressent à la religion, suivant son expression singulière, puissent regretter beaucoup ce qu'il supprime; et je suis convaincu qu'il parle sincèrement, car ces choses n'édifiaient plus alors, elles étonnaient et elles fatiguaient (c). Et aujourd'hui même, ceux qui tiennent le plus à ce que Pascal leur soit donné tout entier, trouveront, s'ils s'interrogent bien, qu'ils n'y tiennent pas tant dans l'intérêt de la religion que dans un esprit de curiosité historique et littéraire. Quant aux pensées sceptiques, Voltaire, qui saisissait tout, avait déjà relevé dans Des Molets quelques traits des plus forts, mais ces fragments n'avaient pas encore passé dans

(a) Il l'a caractérisé par un mot qui est un des plus heureux qu'on ait trouvés (voyez p. 105, note 7).

(b) Je parle du morceau intitulé: Imitation de Pascal.

(c) Il est fâcheux seulement que, parmi ces pensées supprimées, il y ait des morceaux comme le premier paragraphe de notre article XVII sur Jésus-Christ. L'excuse de Condorcet, si c'est une excuse, est qu'il n'en a pas compris la beauté (voyez p. 321, note 4).

une édition, et c'est celle de Condorcet qui a véritablement mis en lumière pour tout le monde cette face du génie de Pascal, jusque-là à peu près inaperçue. Le manuscrit autographe même n'a pu nous donner à ce point de vue un autre Pascal que celui de Condorcet; il nous l'a seulement fait mieux voir, il a éclairci ce qui était obscur, expliqué ce dont on ne voyait pas la raison, et mis ce qui était encore débattu dans une évidence irrésistible. Et au lieu qu'on avait à la fois dans Condorcet le premier et le second texte des Pensées, mêlés ensemble, qui se contredisaient et causaient à l'esprit un véritable embarras; le texte dernier et définitif efface la contradiction et rétablit l'unité et l'harmonie.

Condorcet avait mis dans son édition quelques-unes des remarques de Voltaire et d'autres de lui. Deux ans après, Voltaire fit réimprimer l'édition et y ajouta des notes nouvelles, très-inférieures à ses anciennes remarques. L'esprit et le ton de ces commentaires sont d'un étrange effet au bas des Pensées : il faut lire Voltaire dans (Voltaire, non dans un livre plein de Jésus-Christ crucifié. On a reproduit toutes ces annotations à la fin d'une très-bonne édition de l'ancien texte des Pensées, celle de 1819 je m'en étonne; c'est comme si on imprimait la Bible gravement avec les Explications des aumôniers du roi de Pologne (a). Je n'ai pas suivi cet exemple. Lorsqu'on entre dans Port-Royal, et dans la cellule de Pascal, il faut fermer l'oreille à la voix ironique de Voltaire : elle se fera assez entendre dès qu'on se retrouvera au dehors (b).

L'édition de Bossut parut au lendemain de celle de Voltaire, comme pour remettre Pascal à son vrai point. Le Pascal-Condorcet demeura ainsi une pure tentative philosophique, non sans effet ni sans valeur, mais sans autorité. En 1783, Fontanes, dans le Discours préliminaire de sa traduction de l'Essai sur l'homme, écrivit, sur l'éloquence des Pensées, une page belle et simple, qui restera.

(a) La Bible enfin expliquée, etc., dans les Mélanges de Voltaire.

(b) Je ne comprends même pas, quant a moi, pour le dire en passant, que, dans les éditions de Corneille, on condamne le vieux poète à traîner à son pied, pour ainsi dire, le Commentaire de Voltaire tout entier. Ces génies originaux qui donnent tour à tour le mouvement aux esprits en divers sens ne sont pas faits pour s'interpréter mutuellement. Quand on est de cet ordre, on a beau s'appeler commentateur, on ne l'est pas et on ne saurait l'être; on n'écrit pas pour son auteur, mais pour soi; on ne commente véritablement que son propre esprit aux dépens de tous les autres, et d'abord de celui qui sert de prétexte au commentaire. Si on entrait profondément dans le génie de Corneille, comment serait-on Voltaire? mais à bien plus forte raison, comment serait-on Voltaire, si on entrait profondément dans Pascal?

Mais, après la révolution, quand les portes du temple se rouvrirent, on sait avec quel bruit et quel éclat, la statue de Pascal y fut solennellement replacée, et Chateaubriand lança ce grand nom à la foule, de sa voix la plus retentissante, dans le morceau fameux dont toutes les mémoires ont retenu certaines phrases: « Cet effrayant gé>> nie se nommait Blaise Pascal. » Ces paroles, tous les ont répétées, croyants, incrédules, indifférents. Pascal triomphe dans le monde et dans l'Église; et ceux-là même qui gardent le plus de rancune à l'auteur des Provinciales ont été forcés de subir la gloire de l'auteur des Pensées, et de se ranger, pour combattre les impies, derrière cet ennemi détesté (a).

Un morceau intitulé De Pascal considéré comme écrivain et comme moraliste, par M. Villemain, a été publié en 1823 dans ses Discours et Mélanges. On ne lisait pas encore alors le manuscrit autographe, mais un pareil esprit n'avait pas besoin d'autre chose que de ce qu'on connaissait déjà des Pensées pour comprendre tout Pascal. Nul ne l'a mieux compris en effet, nul n'a plus dignement rendu le tourment de sa pensée et l'effort de sa foi, d'autant plus violente qu'elle désespère de la raison. L'auteur n'argumente pas, ne plaide pas, il dit ce qu'il sent et le fait sentir avec un calme et une dignité morale qui inspire une pleine confiance dans son jugement. C'est un critique touché et désintéressé à la fois, qui ne mêle à l'impression qu'il reçoit des choses ni aucune passion personnelle ni aucune thèse de circonstance. Dans ces pages éloquentes, pleines de toutes les beautés et de tous les charmes de la parole, en même temps qu'on est ému, on admire ce goût et cette mesure si rares qui là comme ailleurs donnent tant d'autorité à l'écrivain, et qui fixent la critique, comme le style des classiques fixe la langue.

M. Cousin, dès 1830, dans une de ses plus belles leçons, prenant Pascal, non pas en lui-même, mais à sa place dans l'histoire de la philosophie et du mouvement des idées, expliquait déjà avec beaucoup de force et de lumière, et ce que c'est en général que le scepticisme théologique, et ce qui fait en particulier l'originalité du scepticisme des Pensées. Douze ans après il lisait le manuscrit autographe, et pu

(a) Joseph De Maistre, si haineux d'ailleurs et si insolent envers Pascal, se tait sur les Pensées. Il n'a pu se résoudre à les louer, et il n'a pas osé les attaquer. Il l'oserait, je crois, aujourd'hui, parce que sa hardiesse aurait augmenté avec sa colere, et parce que le texte authentique lui eût donné des prises qu'il n'avait pas et l'eût dispensé des ménagements.

« PreviousContinue »