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est sur lui et l'enveloppe; il entrevoit l'invisible; il se fait dire : Où est ton Dieu ? et il répond: « Les miracles le montrent, et sont un » éclair (xxv, 95).» Voyez encore, dans l'article XXIII, le premier fragment du paragraphe 8. Croit-on maintenant que si Pascal n'avait pas embrassé sa foi avec l'ardeur qu'inspire une opinion persécutée, s'il n'avait pas combattu pour la grâce et souffert pour elle, s'il n'avait été que le tranquille interprète d'un symbole autorisé, il eût trouvé ces accents qui nous donnent de si vives secousses? Pour moi, je ne le crois pas; et c'est ici que je veux m'expliquer de manière à ce qu'il ne reste aucune équivoque sur ma pensée. La théologie janséniste a été condamnée par l'autorité de l'Église, qui a sa règle en elle-même, et qui détermine souverainement dans le dogme le point que la foi ne doit pas dépasser. Mais ce n'est pas le raisonnement qui peut fixer cette mesure, et philosophiquement parlant, le jansénisme, considéré comme un système, n'est qu'un catholicisme conséquent et rigoureux. Ce ne serait pas être sincère que de se mettre à l'aise aux dépens du jansénisme, en lui imputant ce qu'il peut y avoir de troublant dans les Pensées : ces embarras et ces tourments, le jansénisme les accuse et les fait sentir davantage, mais ce n'est pas lui qui les crée; ils tiennent aux choses ellesmêmes, ils sont attachés à toute discussion de la religion par la raison, et la pensée de l'homme s'y condamne toutes les fois qu'elle prétend comprendre le surnaturel et l'expliquer. Si cette effrayante entreprise est possible, elle ne l'est qu'aux conditions que Pascal a subies; et qui voudrait se les épargner n'arriverait pas jusqu'au terme. A ceux donc qui censureraient la démonstration de Pascal parce qu'elle est établie sur le jansénisme, il n'y a qu'une réponse à faire: Trouvez-en une autre; une autre aussi vigoureusement raisonnée et aussi émouvante, qui force le logicien dans sa logique, et l'indifférent dans son indifférence, qui ne laisse point de refuge ni à l'esprit ni au cœur. Mais elle ne se trouvera pas. Celle de Pascal forme seule un système complet, où tout se tient, comme dans une construction géométrique, et où, le principe une fois accordé, tout doit suivre, qu'on y consente ou qu'on y répugne. Les autres ne sont que des assemblages de discours persuasifs sur la religion, dans lesquels on répond tantôt à une difficulté, tantôt à une autre, tantôt par un principe, tantôt par un autre, sans enchaînement nécessaire, et nulle idée n'étant suivie jusqu'au bout, de sorte

que l'objection peut trop souvent être poussée à un point où la démonstration n'atteint pas voilà ce qui arrive nécessairement si on est arrêté par la peur d'être extrème. Le pur jansénisme n'a peur de rien, et c'est ainsi qu'il a donné à l'œuvre de Pascal tant d'unité et de rigueur. Respectons donc le jausénisme dans le grand monument qu'il a produit, et ne faisons pas comme ceux dont parle M. Sainte-Beuve, « qui, en usant largement du livre des Pensées, et » en prétendant y cueillir les fruits, nient le tronc ou l'insultent, et » sont des ingrats. »

Pascal est philosophe et théologien tout ensemble; on achèvera de comprendre son génie en le comparant à deux hommes qui sont ses égaux, et entre lesquels il a paru, l'un le philosophe, l'autre le théologien par excellence, Descartes et Bossuet. Descartes est le maître de Pascal à deux titres, par sa liberté d'examen, et par son esprit géométrique, l'une qui n'accepte aucun préjugé, et résiste par le doute jusqu'à la preuve; l'autre, qui poursuit cette preuve par la voie du raisonnement et de l'abstraction. Mais ce qui est le propre de Descartes, et à quoi Pascal répugne profondément, c'est de distinguer deux ordres de vérités tout à fait indépendantes entre elles, celles de la philosophie et celles de la foi. Dès qu'il a fait sa soumission à la foi, il ne regarde plus de ce côté, et donne à la pure philosophie toutes ses pensées. Il prétend établir par la seule raison l'âme et Dieu, tente l'explication du monde, et s'il ne résout pas le problème, le conçoit du moins et le pose scientifiquement; aborde par quelque côté toutes les questions et jette partout des vues; donne aux mathématiques non pas seulement des vérités, mais des méthodes; ouvre enfin une voie nouvelle pour l'esprit humain. Descartes est, comme on l'a dit, un génie éminemment inventeur, Pascal est surtout un génie critique. L'un vise plus loin et embrasse davantage, l'autre étreint plus fortement. L'un va au-devant des questions; l'autre ne traite que celles qui s'offrent à lui, mais il les épuise. Descartes étend notre intelligence par la multitude des idées qu'il lui apporte : Pascal nous enfermerait volontiers dans une seule idée, mais dont il tire assez pour remplir notre esprit et notre cœur. Tous les deux se sont isolés du passé, et demeurent à peu près étrangers au spectacle de l'histoire; mais Pascal s'isole également de la nature extérieure. S'il lui arrive de

jeter ses regards au dehors, il se replie aussitôt sur lui-même, épouvanté du vide qui l'environne : « Le silence éternel de ces es>> paces infinis m'effraie (xxv, 17). » Il ne veut voir que l'homme dans l'univers, et dans l'homme que la force intérieure qui se manifeste par la lutte contre l'erreur ou contre le mal. Descartes au contraire s'élance hardiment dans la nature et s'y établit comme dans son domaine; il a la vaste curiosité, l'ambition infinie de l'esprit moderne, et ce sentiment profond et serein de l'unité et de l'harmonie du tout, magnifiquement exprimé de nos jours dans le livre du Cosmos. Pascal subit en bien des points, on le verra, l'influence de Descartes, mais il désavoue sa philosophie dans son ensemble, comme orgueilleuse et impuissante à la fois, et aussi incapable de donner ou la vérité ou la sagesse qu'elle est téméraire pour les promettre. Il faut avouer que le dogmatisme de Descartes n'est pas toujours sage. Il croit aussi fortement à ses systèmes qu'aux vérités de sens commun; il s'imagine avoir trouvé des démonstrations métaphysiques plus évidentes que les démonstrations de géométrie (lettre du 15 avril 1630). Il répète sans cesse, ainsi que tant d'autres philosophes, que toute la philosophie d'avant lui est vaine et fausse, mais que la sienne a mis pour toujours dans le monde toute vérité. Il va jusqu'à se flatter que sa philosophie a rendu certains mystères de la religion plus faciles à croire, ce qui devait choquer Pascal singulièrement. La puissance de sa pensée l'enivre jusqu'à lui faire écrire ces étranges paroles (lettre du 24 janvier 1638): « J'ai bien pensé que ce que j'ai dit... serait incroyable, car il n'y a » que dix ans que je n'eusse pas voulu croire que l'esprit humain eut » pu atteindre jusqu'à de telles connaissances, si quelque autre l'eût » écrit. » Et dans la sixième partie du Discours de la Méthode, il annonce que la science qu'il cherche pourrait exempter les hommes d'une infinité de maladies, et même aussi peut-être de l'affaiblissement de la vieillesse, et cette science, il a rencontré un chemin tel qu'on doit infailliblement la trouver en le suivant (a). Nous pardonnons facilement ces rêves à Descartes pour tant de bienfaits que nous lui devons; nous comprenons qu'il eût fait bien moins s'il eût moins espéré. Mais ce dogmatisme intrépide n'était pas de nature à guérir du scepticisme un esprit aussi impatient du joug que celui de Pascal.

(a) Il se désabusa plus tard, comme on le voit par une lettre à Chanut (1646).

Et quelle était la morale de cette philosophie? La modération, la tranquillité, l'indifférence. Était-ce assez pour une âme qui sentait si vivement? Où est là-dedans la consolation? où est l'ardeur? où est l'amour? où est la part des simples, des humbles, des souffrants, de tous ceux qui n'ont de force que dans le cœur? Descartes est l'homme de la pensée pure; il n'a distribué que le pain de l'intelligence; ce n'est pas assez pour la vie de l'humanité.

Quant à Bossuet, Pascal ne l'a pas connu, ou il ne l'a connu que comme un jeune et brillant prédicateur (a), et non comme l'évêque illustre qui catéchisait toute la chrétienté. Bossuet, au contraire, avait lu les Pensées, et il en avait gardé une impression profonde (b). Mais j'ose dire que l'idée même et le dessein d'une pareille apologie n'était pas suivant l'esprit de Bossuet. Bossuet ne pensait pas que la religion dût consentir à entrer en contestation avec les impies, et à soumettre ses titres à leur examen et à leur contrôle. Il invective contre eux, il les accable, il ne discute jamais en forme avec eux. « J'ai promis de vous faire voir que la vérité de cette foi » s'est établie en souveraine, et en souveraine toute-puissante; et » la marque assurée que je vous en donne, c'est que, sans se croire obligée d'alléguer aucune raison, et sans être jamais réduite à em» prunter aucun secours, par sa propre autorité, par sa propre » force, elle a fait ce qu'elle a voulu, et a régné dans le monde. >> (Sermon pour le deuxième dimanche de l'Avent sur la Divinité de la religion.) Et plus loin : « Comment a-t-elle prouvé? Elle a dit » pour toute raison qu'il faut que la raison lui cède, parce qu'elle » est née sa sujette. Voici quel est son langage: Hæc dicit Dominus : » Le Seigneur a dit. » En effet, entreprendre de démontrer la religion, n'est-ce pas, quoi qu'on fasse, la subordonner à la raison, qui, étant juge de la valeur de la démonstration, se trouve ainsi juge de la religion elle-même? N'est-ce pas se placer, du moins pour un temps, en dehors de la foi, et se prêter au langage de ceux qui doutent? Pascal n'était qu'un laïque, un maître dans la science profane; ce qu'à la rigueur il a pu faire, le prêtre ne le peut pas. Bossuet ne procède donc pas en critique qui sonde les fondements de sa croyance. Orateur et jurisconsulte sacré, il est l'avocat de l'É

(a) En 4661. Voyez l'Histoire de Bossuet, livre II, no 3, page 434.

(b) Voyez page 120, note 2, et page 422, note 3; page 165, note 1; page 250, note 2, etc.

glise, ou plutôt le magistrat qui requiert en son nom, et l'autorité est inséparable de sa parole. Aussi ce docteur des docteurs, ce prince de la controverse, qui a consumé sa vie à écrire contre les hérétiques et les novateurs de toute sorte, n'emploie jamais d'une manière suivie sa puissante dialectique à réfuter les arguments des incrédules. Il ne discute qu'avec les chrétiens, parce que d'abord ils ont avec lui une foi commune en JÉSUS-CHRIST et en l'Évangile, et puis parce que toute foi, quelle qu'elle puisse être, est un principe de respect; la majesté de la religion n'est pas diminuée dans ces luttes; mais il est dangereux de la commettre avec une impiété sceptique, dont l'esprit est un esprit d'ironie et de mépris. On a vu ce qu'il en coûte à Pascal pour vouloir toujours serrer de près ses adversaires, et les poursuivre sur leur terrain. Il est conduit ou à des concessions fàcheuses, ou à des raisonnements subtils qui embarrassent, mais qui ne persuadent pas, ou à des espèces de tours de force qui semblent des défis au sens commun; il a des arguments qui, fussent-ils bons, ne sont pas dignes (voyez, page 310, note 1); il a surtout des locutions qui sentent la dispute et qui le rabaissent, en le mettant tout à fait de niveau avec ceux qu'il combat (a). Sans doute que, si Pascal avait publié lui-même ses Pensées, il eût effacé souvent ou atténué ce qui nous choque, mais il en serait toujours resté quelque chose, par cela seul qu'il se croit obligé de répondre à tout. Bossuet n'a jamais de ces tons-là: il ne plaide point la religion, il la prêche. Il évite partout les paradoxes, les singularités, tout ce qui pour subjuguer risque d'effrayer. Il ne se débat point avec effort contre la philosophie, il fait mieux, il la protége, il accepte ses services, et la met ainsi tout doucement à ses pieds. Il ne cherche pas les difficultés pour les résoudre, il tâche, au contraire, qu'il ne paraisse point qu'il y ait des difficultés. Conduit par un admirable bon sens, plutôt que par une logique raffinée, les raisons qu'il préfère sont celles qui touchent tous les esprits; il a le génie de la persuasion et de la conduite des âmes. Il ne s'assujettit pas à la démonstration, il la gouverne, et tandis que Pascal, pour assurer le point qu'il croit décisif, se découvre de tous côtés, Bossuet, au contraire, a mille prises sur les autres, et n'en donne jamais sur lui.

(a) « Si la fable d'Esdras est croyable, donc il faut croire que l'Ecriture est écri» ture sainte... Donc, si ce conte est vrai, nous avons notre comple par là; sinon, » nous l'avons d'ailleurs. Appendice, 25, etc.

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