Page images
PDF
EPUB

Il n'est pas étonnant que des phrases que Pascal ne jetait sur le papier que pour lui-même soient quelquefois obscures et difficiles à entendre. C'est tantôt le raisonnement qui est trop serré, et la suite des idées qu'on a peine à saisir, comme aux paragraphes vi, 40, ou xxv, 36; tantôt un seul mot sous-entend des faits qu'il faut savoir, et sans lesquels le fragment demeure une véritable énigme, comme dans les passages sur le mem (xx, 7, p. 259) ou sur les soixante-dix semaines de Daniel (xvIII, 5). Je me suis attaché à éclaircir ces deux sortes d'obscurités. Mais le plus souvent on saisit très-bien ce que Pascal a voulu dire, et l'objet du commentaire n'est pas de faire entendre sa pensée, mais de faire qu'on y entre davantage.

Le meilleur interprète de Pascal est Pascal lui-même : les mêmes idées reviennent sans cesse dans son livre sous différentes formes, et ainsi des fragments quelquefois très-éloignés se servent de commentaire les uns aux autres. J'ai donc renvoyé continuellement le lecteur d'une pensée à une autre pensée, qui la prépare ou l'achève ou l'éclaircit. J'ai établi aussi, entre le Pascal des Pensées et le Pascal des Provinciales, de fréquents rapprochements.

Toutes les fois que Pascal cite un passage de l'Écriture, ou qu'il y renvoie, ou qu'il y fait allusion, j'ai indiqué ce passage d'une manière précise. Quoique les anciens éditeurs eussent fait une grande partie de ce travail, ils avaient négligé encore bien des passages. Je traduis le texte cité quand il y a quelque intérêt à le rapprocher de l'interprétation que Pascal en donne. De cette manière, sans discuter cette interprétation, je fournis au lecteur le moyen de la discuter lui-même.

Pascal cite par leur nom Épictète, saint Augustin, Tertullien, etc., sans indiquer les passages. J'ai donné des renvois précis.

Voltaire avait averti déjà que, parmi les Pensées, un grand nombre étaient tirées de Montaigne, observation que Ch. Nodier a poussée depuis jusqu'à l'outrer dans une sortie fort bizarre contre Pascal (a). Ces imitations ont été signalées dans l'édition de M. Faugère beaucoup plus complétement qu'elles ne l'avaient encore été. On trouvera cependant ici plusieurs rapprochements frappants qui avaient été oubliés. Voyez page 32, note 6; p. 49, note 4, et les notes sur XXIV, 24, etc.

Mais indépendamment de l'Écriture et des Pères, ou de Montaigne et d'Épictète, il y a en divers endroits des Pensées le témoignage de l'impression qu'avait faite sur Pascal tel ou tel esprit ou tel ou tel livre contemporain. Comme il ne nomme jamais ou presque jamais, on n'avait guère remarqué ces traces de ses conversations ou de ses lectures. Je puis me permettre de dire, en général, que je suis le premier qui les aie suivies. On verra dans mes notes que telle pensée vient de Descartes, ou de Balzac, ou de Gro

(a) Questions de littérature légale (anonyme, 1812, page 21.

1

1

tius, ou de Méré (a), ou d'une Anthologie de Port-Royal, ou du Cyrus, ou du Pugio fidei, etc. (b). D'autres notes, en faisant voir de quelles idées on était préoccupé alors, quelles questions on soulevait et quels débats on agitait, éclaireront par cela même certains fragments. Voyez p. 341, note 2; p. 316, note 5; p. 327, note 5, etc. Voyez encore, pour des détails d'une autre sorte, les notes des pages 253, 437, 446.

Les lettres à Mlle de Roannez n'avaient été l'objet d'aucun éclaircissement; j'ai cherché à me rendre compte des moindres particularités qu'elles présentent. J'ose croire que cette étude des détails donne à ces lettres un aspect nouveau et un intérêt imprévu. Ce qui pouvait ne sembler qu'une suite de lieux-communs de dévotion janséniste, paraît, ainsi éclairé, le développement d'une espèce de drame intérieur plein d'émotion, et le journal des assauts que l'àme violente de Pascal livre à une autre âme qu'elle subjugue enfin.

L'attention qu'on donne nécessairement à ce qu'on s'oblige d'expliquer fait apercevoir des fautes jusque-là inaperçues; ainsi je crois avoir établi qu'on s'est trompé jusqu'ici en supposant que le jeune seigneur auquel s'adressent les Discours sur la condition des grands était le duc de Roannez je montre que cela n'est pas possible (c). — Voyez aussi la note de la page 448.

-

Je ne veux pas détailler ici tous les genres d'éclaircissement qui ont pu entrer dans mes remarques, mais j'affirme qu'à l'exception des fragments compris dans l'Appendice (voyez ma note p. 519), je n'ai pas laissé passer une phrase du texte de Pascal sans essayer de répondre à toute question qui se présentait à mon esprit à l'occasion de cette phrase. Lorsque j'en ai rencontré que je n'ai pu résoudre, je me suis arrêté encore pour déclarer que je ne le pouvais pas (d).

J'ai joint aux notes qu'on pourrait appeler d'explication des notes de goût, et aussi des notes philosophiques. Il n'y a guère de fragment qui ne prêtât aux unes et aux autres, mais j'en ai été très-sobre; je n'ai pas ⚫ prétendu enseigner au lecteur, à chaque instant, comment il doit sentir ou penser. Il y a cependant des occasions où l'on m'aurait reproché de ne pas exprimer l'admiration que cette éloquence appelle, ou la leçon de goût qui ressort de l'analyse de certaines beautés. Quant à la philosophie, j'ai déjà dit ailleurs que je ne prétendais pas discuter avec Pascal; mais il se rencontre pourtant tel paralogisme subtil qu'on doit démêler, telle illusion d'une vive imagination dont on a besoin de se défendre, telle dif

(a) Pour Méré, j'ai été devancé par M. Fr. Collet, et j'ai profité de son travail. Voyez la note 16 sur la Vie de Pascal, p. XIX.

(b) Voyez p. 96, note 3; p. 117, note 3; p. 159, note 2; p. 381, note 5; etc., etc.

(c) J'avais moi-même répété cette erreur sur la foi d'autrui (p. 94).

(d) C'est ainsi que j'ai eu le regret de ne rien trouver de satisfaisant pour rendre compte du nom inexpliqué de Salomon de Tultie, vII, 17.

ficulté qu'il faut expliquer, sinon résoudre. Quelquefois aussi il y avait à défendre contre une objection mal établie le raisonnement de Pascal (p. 455).

J'ai mis à la suite de la Vie de Pascal, par Mme Perier, des notes aussi étendues que le texte, et qui le complètent. J'y ai ajouté une Note sur les doctrines du jansénisme (p. xXIX). J'ai placé en tête du volume une Étude sur les Pensées de Pascal, et à la fin une Table des matières et des expressions les plus remarquables. Je n'ai rien négligé enfin pour donner aux éditeurs qui m'avaient demandé ce livre un travail sérieux, tel qu'avait droit de l'attendre une maison qui se recommande aux amis de la littérature savante, et par tant de bonnes éditions des classiques, et par le nom mème et les travaux de M. Dezobry.

Si d'ailleurs j'explique avec cette insistance les soins que j'ai pris afin de donner un bon commentaire des Pensées, c'est pour rassurer ma conscience sur les faiblesses que j'aperçois mieux que personne dans mon travail. Celui qui publie un livre pour la première fois, surtout un livre de ce genre, où les détails sont infinis, et où l'on a, pour ainsi dire, autant de sujets différents à traiter que de notes à faire, doit trahir son inexpérience par plus d'une faute, surtout quand il arrive, comme cela m'est arrivé par des circonstances dont il est inutile d'entretenir le public, que le livre s'imprime à mesure qu'il se fait, ce qui a toutes sortes d'inconvénients qu'on voit sans peine. Enfin, travaillant à la campagne, j'étais privé de bien des conseils et de bien des entretiens qui auraient pu m'être utiles (a).

M. Faugère avait eu l'heureuse idée d'indiquer par un chiffre placé en marge de chaque fragment la page du manuscrit autographe où ce fragment se trouve. J'ai répété ces indications en plaçant les chiffres, non plus en marge, mais en tête de la première note sur chaque fragment.

On trouve dans l'autographe, à côté de plusieurs fragments, des indications, telles que Le bon sens, Contrariétés, Divertissement, Ecoulement, Point formaliste, Infini, rien, etc., qui ne sont pas proprement des titres, mais des étiquettes dont Pascal se servait pour retrouver sa pensée. Je ne les ai pas fait entrer dans le texte, mais je les ai conservées en note à côté du chiffre qui marque la page du manuscrit.

On trouve de temps en temps dans le manuscrit des phrases ou des pensées que Pascal lui-même a barrées après les avoir écrites, et qu'il a

(a) On verra cependant que je tiens de M. Le Clerc un renseignement précieux, le plus curieux certainement qui soit dans mes remarques. C'est l'indication de la source authentique la plus ancienne de la célèbre image de la sphère dont le centre est partout (p. 4). Qu'on me permette de remercier ici respectueusement M. Deliége, de Versailles, l'ami d'un oncle que j'ai perdu, qui par le souvenir de cette amitié a bien voulu s'intéresser vivement à mon travail, et qui m'a encouragé et aidé par de longues et fréquentes lettres, me prodiguant à la fois, avec une complaisance infatigable, les conseils d'un esprit plein de sagesse et de goût, et les indications de tout genre que sa riche littérature lui four

nissait.

refaites autrement. Je ne me suis pas assujetti à conserver toutes ces variantes; j'ai cependant indiqué en note celles qui offraient plus d'intérêt.

Ce n'est pas assez, en citant Montaigne, d'indiquer le livre et le chapitre, car il y a des chapitres fort longs. J'ai donc toujours cité la page, et je l'ai fait d'après l'édition de M. Le Clerc, Paris, 4826, 5 vol. in-8. Le fameux chapitre XII du second livre, Apologie de Raimond Sebond, méritait par son importance d'être désigné d'une manière particulière qui le fit tout de suite reconnaître. Je me suis servi de l'abréviation Apol., en citant toujours la page.

J'ai cité Platon d'après la pagination d'Henri Estienne.

Je n'ai pas besoin d'avertir que P. R. signifie l'édition de Port-Royal ou édition princeps des Pensées, et que Cf. veut dire Conférez.

Je n'ai pas cru devoir m'astreindre à employer dans le texte, pour les imparfaits, l'orthographe du siècle de Louis XIV. Cela peut paraître né– cessaire pour les poëtes, à cause des rimes; mais pour les prosateurs celte affectation de fidélité à l'orthographe du temps ne me paraît pas fondée en raison; car si on conserve l'o des imparfaits, pourquoi ne conserverait-on pas tout le reste de cette orthographe? Pourquoi n'écrirait-on pas, comme dans l'édition de Port-Royal, luy, reconnoistre, s'arreste, veie, etc.? Dans Montaigne, on doit au contraire conserver l'o, puisque l'on conserve toute l'orthographe du xvIe siècle.

l'estime

Je désire par-dessus tout que la Faculté des lettres de Paris et l'École Normale, auxquelles j'ai l'honneur d'appartenir, reconnaissent dans ce travail quelque chose de leur esprit, de l'esprit de l'Université, pour employer un nom que la loi nous donnait hier encore, et que publique, je l'espère, nous conservera. Je soumets ce travail à mes supérieurs, à mes maîtres, à mes collègues; je l'offre à mes auditeurs et à mes élèves comme un souvenir et une continuation de nos entretiens. Élève moi-même de cette École, si chère à tous ses enfants, j'ai gardé fidèlement, et j'ai la confiance qu'on retrouvera ici la tradition des sentiments qu'elle inspire ou qu'elle entretient, l'ardeur pour le travail, la gravité des pensées, le zèle du bien, le goût de la vraie science et de la vraie éloquence, et en philosophie comme en toutes choses un égal amour de la règle et de la liberté.

Novembre 1851.

SUR LES

PENSÉES DE PASCAL.

On trouvera plus loin l'histoire de la vie de Pascal; je voudrais faire ici celle de son esprit et de ses idées. Je laisse à d'autres l'entreprise hardie de discuter les Pensées; je voudrais seulement les expliquer. Je ne prétends qu'étudier l'homme et son génie dans ces fragments, et me rendre compte des caractères particuliers que cette défense de la religion présente entre toutes les autres.

Pascal est d'abord un mathématicien, un savant; il l'est dès l'enfance, si on peut dire qu'il ait eu une enfance; il dépense le feu de sa jeunesse dans ces travaux; avant vingt-cinq ans, il est en possession des plus grands résultats. Puis, du milieu de la vie aride de la science, nous voyons ce cœur, que la poursuite de la vérité abstraite ne satisfait pas, s'ouvrir à des pensées qui le remplissent davantage. Il cherche la passion, mais pure, et la vertu, mais brûlante. Il était chrétien, il devient dévot: ce n'est pas assez, il devient sectaire, car la piété commune ne lui suffit pas. La dévotion qui l'a conquis ne le laisse plus échapper et finit par absorber tout son être. Elle est encore exaltée par la maladie, qui s'est saisie de lui dès l'adolescence et qui depuis ne cesse de lui livrer des assauts, jusqu'à ce qu'elle l'accable à trente-neuf ans, irritant par ses continuelles atteintes l'impatience de son esprit absolu et la mélancolie de son âme ardente.

Eh bien! le géomètre, le cœur passionné, le malade, se retrouvent dans les Pensées. C'est une œuvre d'extrême logique et d'extrême sensibilité, où l'émotion la plus vive est au cœur même de la critique la plus rigoureuse et la plus sèche; et, de temps en temps, un cri douloureux ou une brusque secousse nous avertit que cette intelligence supérieure, qui semblait oublier son corps, a senti les pointes de la souffrance et la menace de la mort.

« PreviousContinue »