Page images
PDF
EPUB

8.

Il est juste' que ce qui est juste soit suivi : il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante la force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite, parce qu'il y a toujours des méchants: la force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force; et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, et que ce qui est fort soit juste.

La justice est sujette à disputes: la force est très-reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n'a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu'elle était injuste, et a dit que c'était elle qui était juste; et ainsi ne pouvant faire' que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste.

9.

4

Quand il est question' de juger si on doit faire la guerre et tuer tant d'hommes, condamner tant d'Espagnols à la mort, c'est un homme seul qui en juge, et encore intéressé : ce devrait être un tiers indifférent.

5

10.

... Ainsi ces discours sont faux et tyranniques: Je suis beau, donc on doit me craindre. Je suis fort, donc on doit m'aimer. Je suis.... La tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce qu'on ne peut là il y a selon lui une justice véritable, et elle est du côté du jansénisme. Quand il ajoute qu'il n'y a dans l'Eglise nulle violence, il veut dire sans doute que la violence n'y vient que du pouvoir temporel, et non de l'Eglise. Et en effet l'Eglise, suivant les jansénistes, n'étant point représentée par le pape ni par aucune autorité, sauf un concile universel, on pouvait toujours soutenir qu'on était avec l'Eglise et qu'on l'avait pour soi.

a Il est juste. » 169. En titre Justice, Force. Manque dans P. R.

2 « Et ainsi ne pouvant faire. » De telles paroles ont dû être inspirées à Pascal par les persécutions dont Port Royal était l'objet de la part des pouvoirs établis. La Sorbonne, le Conseil du Roi n'avaient pas raison, mais ils étaient les plus forts, et ils avaient fait que ce qui était fort fût juste. Voir dans les Pensées de Nicole la 73: La religion chrétienne attache sans erreur la justice à la force.

3 a Quand il est question. » 67. Manque dans P. R.

[ocr errors]

<< Tant d Espagnols. » Il semble que cela a pu être écrit vers le temps des négociations qui aboutirent au traité des Pyrénées, et que Pascal reproche au roi d'Espagne de s'être si longtemps refusé à la paix, et d'avoir fait verser pour son ambition le sang de ses sujets (à la bataille des Dunes, 1658). Pascal n'a pas voulu dire, tant de Français, et mettre en cause le roi de France. 5 « Ainsi ces discours. » 67. En titre, Tyrannie. Manque dans P. R. La tyrannie est de vouloir avoir. Cf. 37.

avoir que par une autre. On rend différents devoirs aux différents mérites: devoir d'amour à l'agrément; devoir de crainte à la force; devoir de créance1 à la science. On doit rendre ces devoirs-là; on est injuste de les refuser, et injuste d'en demander d'autres. Et c'est de même être faux et tyran de dire il n'est pas fort, donc je ne l'estimerai pas; il n'est pas habile, donc je ne le craindrai pas.

11.

Il y a des vices qui ne tiennent à nous que par d'autres, et qui, en ôtant le tronc, s'emportent comme des branches.

12.

Quand la malignité' a la raison de son côté, elle devient fière, et étale la raison en tout son lustre : quand l'austérité ou le choix sévère n'a pas réussi au vrai bien, et qu'il faut revenir à suivre la nature, elle devient fière par le retour.

13.

Si l'homme était heureux, il le serait d'autant plus qu'il serait moins diverti, comme les saints et Dieu.

Oui, mais n'est-ce pas être heureux que de pouvoir être réjoui par le divertissement ? Non, car il vient d'ailleurs et de dehors' : et ainsi il est dépendant, et partant, sujet a été troublé par mille accidents, qui font les afflictions inévitables".

1 « Devoir de créance. » Pascal pensait-il à ceux qui avaient voulu contraindre par la force la créance de Port Royal et la sienne? Mais on ne doit rien à la force, pas même la crainte; lui refuser est quelquefois un devoir, et toujours un droit. 2 « Il y a des vices. » 137. P. R., xxix.

3 «Quand la malignité, » P. R., XXIX. Je pense que Pascal veut parler de cette malignité des mondains qui critique les hommes qui ont rompu avec le monde. Le monde se moque toujours un peu des saints. Les saints en effet vont quelquefois contre la raison, à force d'enthousiasme. D'autres fois, au contraire, pour vouloir être trop raisonnables, ils résistent à la nature; et si la nature est la plus forte, et qu'ils y reviennent, ce retour donne encore beau jeu à la malignité.

4 « Si l'homme était heureux. » 142. En titre, Divertissement: voir tout l'article IV. P. R., XXIX.

5 « Et de dehors. » Mais la douleur vient de dehors aussi, comme le remarque fort bien Voltaire, et n'en est pas moins la douleur.

6 « Et partant. » C'est-à-dire et par conséquent. Dans La Fontaine :

7

Plus d'amour, partant plus de joie.

<< Qui font les afflictions inévitables. » Qui font qu'elles sont inévitables.

14.

L'extrême esprit' est accusé de folie, comme l'extrême défaut. Rien que la médiocrité n'est bon. C'est la pluralité qui a établi cela, et qui mord quiconque s'en échappe 2 par quelque bout que ce soit. Je ne m'y obstinerai pas, je consens bien qu'on m'y mette', et me refuse d'être au bas bout, non pas parce qu'il est bas, mais parce qu'il est bout; car je refuserais de même qu'on me mît au haut. C'est sortir de l'humanité que de sortir du milieu : la grandeur de l'âme humaine consiste à savoir s'y tenir; tant s'en faut que la grandeur soit à en sortir, qu'elle est à n'en point sortir".

15.

On ne passe point dans le monde pour se connaître en vers si l'on n'a mis l'enseigne de poëte, de mathématicien, etc. Mais les gens universels ne veulent point d'enseigne, et ne mettent guère de différence entre le métier de poëte' et celui de brodeur. Les gens universels ne sont appelés ni poëtes, ni géomètres, etc.; mais ils

1 L'extrême esprit.» 409. En titre, Pyrrhonisme. Manque dans P. R. Montaigne, Apol., p. 107: « De quoy se faict la plus subtile folie, que de la plus subtile sa»gesse?» etc. Et p. 218: « La fin et le commencement de science se tiennent en >> pareille bestise. » Et enfin, p. 241 « Tenez-vous dans la route commune; il ne >> faict pas bon estre si subtil et si fin, » etc.

4

2 « Et qui mord quiconque s'en échappe. » Cf. v, 19.

3 « Je consens bien qu'on m'y mette. » Dans la médiocrité.

« Parce qu'il est bout. » Cette expression familière est piquante, surtout en ce que l'écrivain trouve une raison dans le mot même; le mot dit tout.

5 « Qu'elle est à n'en point sortir. » Voilà Pascal; il a mis sa grandeur dans le prodigieux effort qu'il a fait pour réduire sa pensée à la pensée du vulgaire de son siècle; il a employé à demeurer dans le milieu cette vigueur d'esprit qui pouvait l'emporter si loin en avant.

6

« On ne passe point dans le monde. » 129. P. R., xxix. Cité par Nicole, de la Charité et de l'Amour-propre, chapitre 6. De mathématicien.» Ni pour se connaître en mathématiques si on n'a mis celle de mathématicien.

- a

« Le métier de poëte. » On se rendra compte de ces expressions en lisant le portrait de Cydias le bel esprit dans La Bruyère (De la Conversation): « Ascagne est » statuaire, Hégion fondeur, Eschine foulon, et Cydias bel esprit, c'est sa profes»sion. Il a une enseigne, un atelier, des ouvrages de commande, et des compagnons >> qui travaillent sous lui: il ne vous saurait rendre de plus d'un mois les stances » qu'il vous a promises, s'il ne manque de parole à Dosithée, qui l'a engagé à faire » une élégie; une idylle est sur le métier, c'est pour Crantor... Il a un ami qui n'a » point d'autre fonction sur la terre que de le promettre longtemps à un certain » monde, et de le présenter enfin dans les maisons comme homme rare et d'une > exquise conversation; et là, ainsi que le musicien chante et que le joueur de luth » touche son luth devant les personnes à qui il a été promis, Cydias,... » etc. Voir encore le portrait d'Euripile dans le chapitre des Jugements.

sont tout cela1, et jugent de tous ceux-là. On ne les devine point. Ils parleront de ce qu'on parlait2 quand ils sont entrés. On ne s'aperçoit point en eux d'une qualité plutôt que d'une autre, hors de la nécessité de la mettre en usage; mais alors on s'en souvient car il est également de ce caractère qu'on ne dise point d'eux qu'ils parlent bien, lorsqu'il n'est pas question du langage; et qu'on dise d'eux qu'ils parlent bien, quand il en est question. C'est donc une fausse louange qu'on donne à un homme quand on dit de lui, lorsqu'il entre, qu'il est fort habile en poésie; et c'est une mauvaise marque', quand on n'a pas recours à un homme quand il s'agit de juger de quelques vers.

L'homme est plein de besoins: il n'aime que ceux qui peuvent les remplir tous. C'est un bon mathématicien, dira-t-on. Mais je n'ai que faire de mathématiques; il me prendrait pour une proposition. C'est un bon guerrier. Il me prendrait pour une place assiégée. Il faut donc un honnête homme qui puisse s'accommoder à tous mes besoins' généralement.

I « Ils sont tout cela. » Les gens universels peuvent juger des poètes, faire même des vers au besoin, mais ils ne sont pas poètes pour cela, dans le vrai sens de ce mot, ils n'ont pas le génie de la poésie. Il en est de même en mathématiques, quoique le connaisseur soit plus près du savant dans les sciences que de l'artiste dans les arts. On peut se connaitre à tout, mais on n'a pas du génie en tout.

2 « De ce qu'on parlait. » Il faut, de ce dont on parlait.

3 « C'est une mauvaise marque. » Cela prouve du moins qu'il n'est pas complet, qu'il y a des choses auxquelles son esprit n'est pas ouvert.

a

4 « L'homme est plein de besoins. » 11. P. R. a réuni cette pensée à la précédente.

5 « Pour une proposition. » P. R. a supprimé cette boutade et la suivante.

a

6 « Un honnête homme.» Cf. 32. On trouve dans le manuscrit (p. 440) cette autre forme de la même pensée : « Il faut qu'on n'en puisse dire, ni, Il est mathématicien, ni >> prédicateur, ni éloquent; mais, Il est honnête homme. Cette qualité universelle me > plait seule. Quand en voyant un homme on se souvient de son livre, c'est mauvais » signe; je voudrais qu'on ne s'aperçût d'aucune qualité que par la rencontre et > l'occasion d'en user. Ne quid nimis, de peur qu'une qualité ne l'emporte, et ne » fasse baptiser. Qu'on ne songe point qu'il parle bien, sinon quand il s'agit de bien » parler, mais qu'on y songe alors. » Cette pensée nous paraît plus nette et plus vive que celle qui a été donnée par P. R. M. Collet a justement rapproché ces fragments de divers passages du chevalier de Méré (voir la note 46 sur la vie de Pascal): « La guerre est le plus beau métier du monde, il en faut demeurer d'accord; » mais, à le bien prendre, un honnéte homme n'a point de métier. Quoiqu'il sache » parfaitement une chose, et que même il soit obligé d'y passer sa vie, il me semble [que « A tous mes besoins. » P. R., à tous nos besoins. P. R. fait parler Pascal en auteur, tandis qu'il parle en homme (v111, 28). Cf. 55.

16.

Quand on se porte bien1, on admire comment on pourrait faire si on était malade; quand on l'est, on prend médecine gaiement; le mal y résout. On n'a plus les passions et les désirs de divertissements et de promenades, que la santé donnait, et qui sont incompatibles avec les nécessités de la maladie. La nature donne alors des passions et des désirs conformes à l'état présent. Il n'y a que les craintes 2, que nous nous donnons nous-mêmes, et non pas la nature', qui nous troublent; parce qu'elles joignent à l'état où nous sommes les passions de l'état où nous ne sommes pas.

6

17.

Les discours d'humilité sont matière d'orgueil aux gens glorieux, et d'humilité aux humbles. Ainsi ceux du pyrrhonisme sont matière d'affirmation aux affirmatifs'. Peu parlent de l'humilité humblement; peu, de la chasteté chastement; peu, du pyrrhonisme

» que sa manière d'agir ni son entretien ne le font point remarquer (t. 1, p. 490). » Et ailleurs (t. 11, p. 80): « C'est un malheur aux honnêtes gens d'être pris à leur » mine pour des gens de métier; et quand on a cette disgrâce, il s'en faut défaire » à quelque prix que ce soit.» Voir aussi la définition de l'h mme d'esprit dans La Bruyère (Des jugements). Le fond de ces idées se trouve déjà dans Montaigne, particulièrement au chapitre de l'Institution des Enfants (1, 25): « Or nous qui cherchons icy, au rebours, de former, non un grammairien ou logicien, mais un >> gentilhomme, etc. (p. 274). Montaigne prend aussi le mot d'honnête homme dans le sens qu'il a si généralement au XVIIe siècle, de galant homme, d'homme qui est comme il faut être. Voir le passage cité dans les notes sur l'art. 11, 18. « Quand on se porte bien. » 441. P. R., xxix.

2 « Il n'y a que les craintes. » Far exemple, la crainte d'être malade, dans la quelle nous joignons à notre désir actuel de mouvement, qui vient de la santé, la langueur et l'abattement que produit la maladie. Nous ponctuons autrement qu'on n'a fait jusqu'ici, en mettant une virgule après le mot craintes. Pascal ne distingue pas les craintes que nous nous donnons d'avec des craintes d'une autre espèce; mais il distingue les craintes en général, lesquelles viennent de nous-mêmes, d'avec les maux, dont la nature est l'auteur.

3 « Et non pas la nature. » La suite des idées est, que nous nous donnons, et non la nature; c'est-à-dire, ce n'est pas la nature qui nous les donne,

« Les passions. » C'est-à-dire les affections, les impressions: tà náðŋ.

5 « Où nous ne sommes pas. » C'est la même chose, en sens contraire, que ce qu'il a dit au sujet de l'illusion qu'il y a dans nos désirs, iv, 3. Quand nous désirons, par exemple, la santé, étant malades, nous nous trompons en joignant au plaisir de cet état de santé le malaise de notre état actuel qui nous rend ce plaisir bien plus sensible. Si nous l'avions, nous le sentirions beaucoup moins.

6 Les discours d'humilité. » 437. P. R., XXIX.

« Aux affirmatifs. » Pascal adresse cela, je crois, à Descartes et à son doute méthodique, qui ne lui sert qu'à dogmatiser plus hardiment. On pourrait, dans un autre sens, l'appliquer à Pascal lui-même.

« PreviousContinue »