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15.

C'est un grand avantage que la qualité, qui, dès dix-huit ou vingt ans, met un homme en passe 2, connu et respecté, comme un autre pourrait avoir mérité à cinquante ans : c'est trente ans' gagnés sans peine.

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16.

N'avez-vous jamais vu des gens qui, pour se plaindre du peu d'état que vous faites d'eux, vous étalent l'exemple de gens de condition qui les estiment? Je leur répondrais à cela : Montrez-moi le mérite par où vous avez charmé ces personnes, et je vous estimerai de même.

6

17.

5

Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis-je dire qu'il s'est mis là pour me voir? Non; car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime une personne à cause de sa beauté, l'aime-t-il? Non; car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus. Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on, moi? Non; car je puis perdre ces qualités sans me perdre, moi. Où est donc ce мor', s'il n'est ni dans le corps, ni dans l'âme? Et comment aimer le corps ou l'âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le mor, puisqu'elles sont périssables? Car aimerait-on la substance de l'âme d'une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n'aime donc jamais personne, mais seulement

1 « C'est un grand avantage. » 397. P. R., XXIX.

2 « Met un homme en passe.» Terme emprunté à certains jeux. Etre en passe, signifie être en mesure de faire passer sa boule ou sa bille par ce qu'on appelle la passe. D'où figurément, être en mesure d'arriver aux emplois, aux honneurs.

3 « C'est trente ans.» Que cette façon de réduire la qualité à un chiffre est originale! Et quand on pense à ce que c'est que trente ans dans la vie, quelle amertume dans cette réflexion, pour l'homme supérieur qui pourrait mériter!

4 « N'avez-vous jamais vu.» 440. P. R., xxix. P. R. écrit, Il y a des gens, effaçant toujours scrupuleusement les formes dramatiques.

« Un homme qui se met à la fenêtre. » Manque dans P. R. Ce fragment, conservé dans la Copie, ne se trouve plus dans l'autographe.

6 « Et si on m'aime. » Remarquer la progression; le jugement, l'intelligence, semble encore plus inséparable de la personne que la beauté.

? « Où est donc ce мo1?» Il est dans un ensemble, et non dans telle ou telle partie qu'on peut détacher.

des qualités. Qu'on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n'aime personne que pour des qualités empruntées.

18.

Les choses qui nous tiennent le plus, comme de cacher son peu de bien, ce n'est souvent presque rien. C'est un néant que notre imagination grossit en montagne. Un autre tour d'imagination nous le fait découvrir sans peine.

19.

... C'est l'effet de la force, non de la coutume; car ceux qui sont capables d'inventer sont rares; les plus forts en nombre ne veulent que suivre, et refusent la gloire à ces inventeurs qui la cherchent par leurs inventions. Et s'ils s'obstinent à la vouloir obtenir, et mépriser ceux qui n'inventent pas, les autres leur donneront des noms ridicules, leur donneraient des coups de bâton . Qu'on ne se

1

« Mais seulement des qualités. » C'est réaliser des abstractions; il n'existe pas de qualités séparées des choses.

2 « Qu'on ne se moque donc plus. Cet alinéa donne le sens de tout le reste, et montre où Pascal voulait en venir. Il a uni dans cette pensée, comme dans plusieurs autres, une logique d'une force et d'une subtilité merveilleuses avec un sentiment faux de ce qui est. Quelle analogie entre des charges et des honneurs, et les qualités de la figure ou de l'esprit? L'hommage qu'on rend aux dignités se détache de la personne avec les dignités elles-mêmes, et passe à une autre; mais quand on aime quelqu'un pour sa beauté, on ne peut la séparer de lui; on n'aime peut-être pas la personne sans la beauté, mais on n'aime pas non plus la beauté dans une autre personne. Il y a là une étrange méprise, à laquelle Pascal a été conduit par l'envie de trouver en tout ce qu'il appelle la raison des effets, c'est-à-dire la raison des préjugés.

3 « Les choses qui nous tiennent. » 142. P. R., XXIX.

4 « Nous le fait découvrir. » C'est-à-dire nous fait découvrir que c'est un néant. 5 « C'est l'effet de la force.» 444. P. R. xxxI. P. R. commence à, ceux qui sont capables. Ce qui précède se rapporte à quelque chose qui manque; mais on voit qu'il s'agit de la difficulté qu'il y a à produire des nouveautés, difficulté qui ne vient pas seulement de la coutume que les nouveautés ont contre elles.

G « Des coups de bâton. P. R. épargne au sage ces coups de bâton, qui ne sont pourtant qu'au conditionnel, et met seulement, On les traite de visionnaires. P. R. fait comme Sosie:

Pour des injures,

Dis-m'en tant que tu voudras.

Mais Pascal n'a pas peur de se figurer les penseurs maltraités grossièrement par la force brutale. Cf. 13. C'est ainsi que Platon nous représente le philosophe souffleté par le méchant (Gorgias, pages 486, 527). Remarquez qu'après avoir parlé de noms ridicules, visionnaires serait bien faible.

pique donc pas de cette subtilité', ou qu'on se contente en soimême 2.

ARTICLE VI.

1.

Toutes les bonnes maximes3 sont dans le monde : on ne manque qu'à les appliquer. Par exemple, on ne doute pas qu'il ne faille exposer sa vie pour défendre le bien public, et plusieurs le font; mais pour la religion, point.

Il est nécessaire qu'il y ait de l'inégalité parmi les hommes, cela est vrai; mais cela étant accordé, voilà la porte ouverte nonseulement à la plus haute domination, mais à la plus haute tyrannie. Il est nécessaire de relâcher un peu l'esprit; mais cela ouvre la porte aux plus grands débordements. Qu'on en marque les limites. Il n'y a point de bornes dans les choses: les lois y en veulent mettre, et l'esprit ne peut le souffrir.

2.

La raison nous commande' bien plus impérieusement qu'un maître car en désobéissant à l'un on est malheureux, et en désobéissant à l'autre on est un sot'.

« De cette subtilité. » De cette subtilité qui fait les inventeurs, qui fait qu'on secoue l'opinion commune.

2 « Qu'on se contente en soi-même. » C'est-à-dire qu'on se satisfasse dans son for intérieur, dans la conscience qu'on a de son génie, sans essayer de le produire au dehors.

3 a Toutes les bonnes maximes. » 141. P. R., XXIX.

« Mais pour la religion, point. » Plainte d'un janséniste, d'un sectaire, qui accuse le monde de ne pas se sacrifier pour ce qu'il regarde comme la vraie et pure foi. 5 « Il est nécessaire qu'il y ait. » 444. Manque dans P. R.

• « Il n'y a point de bornes. » Horace a dit tout le contraire : Est modus in rebus. A la rigueur, le corps non plus ne peut souffrir de bornes (comment fixer absolument la mesure du marcher, du manger? etc.). Cependant nous lui en fixons tous les jours. Il est donc possible d'en fixer aussi dans les choses de l'esprit, et Horace a eu raison.

« La raison nous commande. » 270. Manque dans P. R. A-t-on eu peur de l'esprit d'indépendance qui est dans cette pensée?

a

8 « On est un sot. » Combien ce tour est piquant! On attend ce qui peut être pire que d'être malheureux, et on trouve que c'est d'être un sot; et on s'en étonne d'abord, et à la réflexion on sent que cela est juste. Voir le petit conte de Voltaire, le bon Bramin.

3.

Pourquoi me tuez-vous1? Eh quoi! ne demeurez-vous pas de l'autre côté de l'eau ? mon ami, si vous demeuriez de ce côté, je serais un assassin, cela serait injuste de vous tuer de la sorte; mais, puisque vous demeurez de l'autre côté, je suis un brave, et cela est juste.

4.

2

Ceux qui sont dans le déréglement disent à ceux qui sont dans l'ordre que ce sont eux qui s'éloignent de la nature, et ils la croient suivre comme ceux qui sont dans un vaisseau croient que ceux qui sont au bord fuient. Le langage est pareil de tous côtés. Il faut avoir un point fixe pour en juger. Le port juge ceux qui sont dans le vaisseau; mais où prendrons-nous un point dans la morale ?

5.

Comme la mode fait l'agrément, aussi fait-elle la justice.

5

6.

La justice est ce qui est établi; et ainsi toutes nos lois établies seront nécessairement tenues pour justes sans être examinées, puisqu'elles sont établies.

7.

Les seules règles universelles sont les lois du pays aux choses'

1 « Pourquoi me tuez-vous?» 23. Manque dans P. R. Cf. 11, 8: Se peut-il >> rien de plus plaisant qu'un homme ait droit de me tuer parce qu'il demeure au» delà de l'eau, et que son prince ait querelle avec le mien, quoique je n'en aie » aucune avec lui?» On voit que le plaisant de cette idée a saisi l'imagination de Pascal, et ce qui n'était qu'une proposition est devenu un dialogue plein de verve satirique. On sent que toute cette ironie tombe si, les peuples se gouvernant euxmêmes, l'intérêt d'un gouvernement dans la guerre se confond avec l'intérêt de tous. Remarquez d'ailleurs que même dans la guerre on a le droit de tuer, mais non pas d'assassiner.

2 « Ceux qui sont dans le déréglement.» 431. P. R., XXIX.

Le port juge... mais où prendrons-nous. » C'est absolument la même idée et le même tour qu'on a vus déjà, 111, 2 : « La perspective l'assigne dans l'art de

» la peinture; mais dans la vérité et dans la morale, qui l'assignera? »

4 • Comme la mode. 73. En titre, Justice. Manque dans P. R.

5 « La justice. » Conservé dans la Copie. Manque dans P. R. Cf. in, 8.

6

« Les seules règles universelles. » 165. Manque dans P. R. Cf. 111, 8.

1 « Aux choses. » Nous dirions aujourd'hui, dans les choses.

ordinaires; et la pluralité aux autres1. D'où vient cela? de la force qui y est2.

Et de là vient que les rois, qui ont la force d'ailleurs', ne suivent pas la pluralité de leurs ministres.

4

Sans doute l'égalité des biens est juste; mais, ne pouvant faire qu'il soit force d'obéir à la justice, on a fait qu'il soit juste d'obéir à la force; ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force, afin que le juste et le fort fussent ensemble, et que la paix fût, qui est le souverain bien.

Summum jus, summa injuria.

La pluralité est la meilleure voie, parce qu'elle est visible, et qu'elle a la force pour se faire obéir; cependant c'est l'avis des moins habiles".

Si l'on avait pu, l'on aurait mis la force entre les mains de la justice: mais comme la force ne se laisse pas manier comme on veut, parce que c'est une qualité palpable, au lieu que la justice est une qualité spirituelle dont on dispose comme on veut, on a mis la justice entre les mains de la force; et ainsi on appelle juste ce qu'il est force d'observer".

1 « Aux autres. » Dans les autres cas, non prévus par les lois.

2 «De la force qui y est. » Non, mais de la probabilité que c'est là qu'est la iustice. Cf. v, 4.

3

« Qui ont la force d'ailleurs.» Mais ils n'ont cette force que parce que les hommes ont cru, à tort ou à raison, qu'il était bon de se soumettre à cette autorité d'un seul, Le jour où on ne le croit plus, ils ne l'ont plus.

4 « Sans doute l'égalité des biens. » Affirmation aussi téméraire que tranchante. Il serait juste que tout le monde eût le même bien, comme il serait juste aussi, à ce qu'il semble, que tout le monde eût la même santé, le même talent, la même bonté de caractère, fût également puissant, également honoré, entouré des mêmes affections. Si pourtant ces diverses égalités ne sont ni possibles, ni raisonnables à supposer, peut-on penser que l'égalité des biens soit plus praticable, ou même plus naturelle et plus juste? Cf. 50.

5 « Summum jus. » Pascal veut dire que ce qu'on appelle justice n'est donc pas vraiment juste, puisque la rigueur du droit n'est qu'iniquité.

• « Des moins habiles. » Il y a là confusion. Les habiles sans doute sont en petit nombre, mais rien n'empêche qu'ils ne soient compris dans la pluralité; et au contraire il y a présomption que c'est eux que la pluralité a suivis. Cf. v, 4.

7a Ce qu'il est force d'observer. » Le manuscrit ajoute « De là vient le droit » de l'épée, car l'épée donne un véritable droit. (Autrement on verrait la violence » d'un côté et la justice de l'autre. Fin de la xie Provinciale.) De là vient l'injustice » de la Fronde, qui élève sa prétendue justice contre la force. Il n'en est pas de » même dans l'Eglise, car il y a une justice véritable, et nulle violence.» Pascal, qui nie le droit d'insurrection en politique, le réserve, comme on voit, en religion;

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