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La puissance des rois est fondée sur la raison et sur la folie du peuple, et bien plus sur la folie. La plus grande 2 et importante chose du monde a pour fondement la faiblesse et ce fondement-là est admirablement sûr'; car il n'y a rien de plus sûr que cela, que le peuple sera faible. Ce qui est fondé sur la saine raison est bien mal fondé, comme l'estime de la sagesse.

8.

Les Suisses s'offensent d'être dits gentilshommes, et prouvent la roture de race pour être jugés dignes de grands emplois.

9.

On ne choisit pas pour gouverner un vaisseau celui des voyageurs qui est de meilleure maison.

1 « La puissance des rois. » 79. Manque aussi dans P. R.

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<< La plus grande.» Pascal n'est pas un frondeur, il s'en faut bien; la royauté n'a pas un sujet plus fidèle. Mais sa philosophie l'emporte.

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"Admirablement sûr.» Pascal se trompait!

4 « Le peuple. » Voir v, 2. - Sera faible. » Vain orgueil d'un penseur, tout pareil, sauf la gravité du ton, à celui de Voltaire, qui répétait sans cesse que la philosophie n'était à l'usage que des honnétes gens. La raison n'est pas si absolument interdite à la foule. D'ailleurs le peuple ne peut-il pas changer de faiblesse ?

Les Suisses s'offensent. » 21. Manque dans P. R. Je ne sais où Pascal a pris cette assertion, qui est bien loin d'être exacte. Les Suisses ne se sont jamais offensés d'être dits gentilshommes; nulle part au contraire l'esprit aristocratique n'est demeuré plus fortement enraciné que dans les cantons. On n'y a jamais fait de preuve de roture pour les emplois, mais bien preuve de bourgeoisie; on est à la fois noble et bourgeois, c'est-à-dire membre de la cité. Un fait mal interprété de l'histoire de Bâle a pu donner lieu à cette méprise. Mais tout ce qui regarde le gouvernement des cantons avait été très-bien exposé dans le livre de la République des Suisses, traduit du latin de Josias Simler (par Innocent Gentillet), Paris, 4578 Lorsque les petites républiques d'Italie passèrent, au xiv• siècle, du gouvernement des nobles à celui des corps d'état et des marchands, les nobles furent exclus à perpétuité des emplois, et, dans certaines villes, on ordonna que si une famille troublait l'ordre établi, elle serait inscrite, par décision des juges, au rôle des nobles, et déchue ainsi de tous ses droits à l'administration de la cité (Sismondi, Républ. ilal., t. Iv, p. 96, 165). Au reste, de telles lois ne contredisent point, comme parait le supposer Pascal, le préjugé de la noblesse; elles le confirmeraient plutôt si elles ne tombaient pas avec le temps. Ces exclusions, contraires à l'égalité même qu'elles voulaient protéger, ressemblaient à celles qui frappent encore parmi nous les familles princières. La noblesse, dans ces républiques, était comme une royauté « On ne choisit pas. 85. Manque dans P. R. Dans les manuscrits du médecin Vallant, contemporain de Pascal, conservés à la Bibliothèque Nationale, se trouve un cahier de quelques pages portant pour titre, Pensées de M. Pascal. M. Faugère a trouvé dans ce cahier le développement suivant de cette pensée : « Les choses du monde les plus déraisonnables deviennent les plus raisonnables, à » cause du déréglement des hommes. Qu'y a-t-il de moins raisonnable que de choisir

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Saint Augustin a vu qu'on travaille pour l'incertain, sur mer, en bataille, etc.; il n'a pas vu la règle des partis 2, qui démontre qu'on le doit'. Montaigne a vu qu'on s'offense d'un esprit boiteux", et que la coutume peut tout; mais il n'a pas vu la raison de cet effet. Toutes ces personnes ont vu les effets, mais ils n'ont pas vu les causes; ils sont à l'égard de ceux qui ont découvert les causes comme ceux qui n'ont que les yeux à l'égard de ceux qui ont l'esprit; car les effets sont comme sensibles', et les causes sont visibles seulement à l'esprit. Et quoique ces effets-là se voient par l'esprit, cet esprit est à l'égard de l'esprit qui voit les causes comme les sens corporels à l'égard de l'esprit.

10.

D'où vient qu'un boiteux ne nous irrite pas, et un esprit boiteux nous irrite? A cause qu'un boiteux reconnaît que nous allons droit, » pour gouverner un État le premier fils d'une reine? On ne choisil pas pour gou» verner un bateau celui des voyageurs qui est de meilleure maison; cette loi serait » ridicule et injuste. Mais parce qu'ils le sont et le seront toujours [ridicules et injustes], elle devient raisonnable et juste. Car qui choisira-t-on? Le plus vertueux » et le plus habile? Nous voilà incontinent aux mains chacun prétend être le plus » vertueux et le plus habile. Attachons donc cette qualité à quelque chose d'incon» testable. C'est le fils alné du roi ; cela est net, il n'y a point de dispute. La raison >> ne peut mieux faire, car la guerre civile est le plus grand des maux. » Le manuscrit autographe ne contient que la phrase que nous donnons dans le texte. Peut-être que Pascal l'avait développée de vive voix, et qu'on a reproduit de mémoire ses paroles. Cf. IV, 2. Cependant la négligence même de la rédaction porte à croire qu'elle est originale. Nicole l'a fondue dans le texte de son traité de la Grandeur, Ire partie, chap. 5 (et non, comme on l'a dit, dans celui de l'Education d'un prince). Voir tout le chapitre. M. Vinet (page 152) voit une épigramme dans cette expression, le premier fils d'une reine. Elle serait très-peu digne de Pascal. M. Vinet n'a pas fait attention qu'il y a un peu plus bas, le fils aîné du roi.

J << Saint Augustin a vu qu'on travaille. » 430. P. R., xxxI. Le fond de cette pensée, que, même dans les choses humaines, on se conduit souvent d'après une simple croyance et sans certitude démonstrative, revient souvent dans saint Augustin, particulièrement dans les traités de Fide rerum quæ non videntur; de Fide, Spe et Charitate; de Utilitate credendi. Ce que j'ai trouvé qui se rapproche le plus de la phrase de Pascal est ce passage d'un sermon (t. v, p. 196, b): Quanta patiuntur pro sua iniquitate latrones... pro sua avaritia negotiatores, mare transmeantes, ventis tempestatibusque corpus et animam committentes, sua relinquentes, ad ignota

currentes!

2 La règle des partis. » Sur la règle des partis, cf. x, 1.

3 « Qui démontre qu'on le doit. » Cf. xxiv, 88.

4 « Qu'on s'offense d'un esprit boiteux. » Voir le paragraphe suivant.

5 << Que la coutume peut tout. » Cf. 11, 8.

6 « La raison de cet effet.» Voir les notes sur l'art. v, 2.

« Comme sensibles. » Il dit seulement comme sensibles, parce que ce sont des

faits moraux qui se voient par l'esprit, ainsi qu'il le dit ensuite.

8 « D'où vient qu'un boiteux. » 232. P. R., XXIX. — - Montaigne, III, 8 (de l'Art

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et qu'un esprit boiteux dit que c'est nous qui boitons; sans cela nous en aurions pitié et non colère.

Épictète demande1 bien plus fortement pourquoi ne nous fàchonsnous pas si on dit que nous avons mal à la tête, et que nous nous fâchons de ce qu'on dit que nous raisonnons mal, ou que nous choisissons mal. Ce qui cause cela, est que nous sommes bien certains que nous n'avons pas mal à la tête, et que nous ne sommes pas boiteux 2: mais nous ne sommes pas si assurés que nous choisissons le vrai. De sorte que, n'en ayant d'assurance qu'à cause que nous le voyons de toute notre vue, quand un autre voit de toute sa vue le contraire, cela nous met en suspens et nous étonne, et encore plus quand mille autres se moquent de notre choix; car il faut préférer nos lumières à celles de tant d'autres, et cela est hardi et difficile. Il n'y a jamais cette contradiction dans les sens touchant un boiteux.

11.

Le respect est, Incommodez-vous. Cela est vain en apparence, mais très-juste; car c'est dire: Je m'incommoderais bien si vous en aviez besoin, puisque je le fais bien sans que cela vous serve. Outre que le respect est pour distinguer les grands: or, si le respect était d'être en fauteuil, on respecterait tout le monde, et ainsi on ne distinguerait pas : mais, étant incommodé, on distingue fort bien.

de conferer), p. 425: « De vray, pourquoi, sans nous esmouvoir, rencontrons-nous » quelqu'un qui ayt le corps tortu et mal basti; et ne pouvons souffrir le rencontre » d'un esprit mal rangé sans nous mettre en cholere? »

1 Epictete demande. » Voir les Entretiens d'Epictete recueillis par Arrien, IV, 6.

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« Et que nous ne sommes pas boiteux. » Pour amener ces derniers mots, il aurait fallu dire dans ce qui précède que nous ne nous fâchons pas si on dit que nous sommes boiteux. Mais il aurait failu ajouter, quand nous ne le sommes pas. Car on se fâche si on l'est, ou si seulement on paraît l'être. Or nous paraissons toujours mal raisonner à ceux qui raisonnent autrement que nous. Cf. Nicole, des Moyens de conserver la paix entre les hommes, II, 3.

3 a Le respect est. » 406. Manque dans P. R. C'est-à-dire que la manière de témoigner du respect à quelqu'un consiste à s'incommoder pour lui. Mais, par ce tour il semble que c'est le monde qui parle et qui donne ses régles: Incommodezvous. En effet, c'est s'incommoder que de rester devant quelqu'un tête nue, ou de demeurer debout, ou de s'asseoir sur un siége sans dossier, etc. « Cela est vain, » c'est-à-dire peu solide, peu raisonnable. On a déjà vu plusieurs fois ce mot en ce

sens.

4 « Car c'est dire. » Car témoigner son respect en s'incommodant, c'est dire. 5 « D'être en fauteuil. » On attachait une grande importance, à cette époque, à la distinction d'un fauteuil et d'un pliant. Voir Saint-Simon, et les poëtes comiques.

12.

Être brave n'est pas trop vain2; car c'est montrer qu'un grand nombre de gens travaillent pour soi; c'est montrer par ses cheveux qu'on a un valet de chambre, un parfumeur, etc.; par son rabat, le fil, le passement', etc.

Or, ce n'est pas une simple superficie, ni un simple harnais, d'avoir plusieurs bras. Plus on a de bras, plus on est fort. Être brave, est montrer sa force ".

13.

Cela est admirable: on ne veut pas que j'honore un homme vêtu de brocatelle, et suivi de sept ou huit laquais'! Eh quoi! il me fera donner les étrivières, si je ne le salue. Cet habit, c'est une force. C'est bien de même qu'un cheval bien enharnaché, à l'égard d'un autre ! Montaigne est plaisant de ne pas voir quelle différence il y a, et d'admirer qu'on y en trouve, et d'en demander la raison. De vrai, dit-il, d'où vient, etc...

1 « Être brave. » 232. Manque dans P. R. En titre dans le manuscrit, Opinions du peuple saines. Brave, c'est-à-dire bien mis; il est encore pris en ce sens dans le langage populaire.

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« N'est pas trop vain. » Dans le même sens du mot vain que nous avons vu plusieurs fois (11, 5; 111, 5; iv, 4; v, 2), et tout à l'heure encore; c'est-à-dire n'est pas quelque chose qui soit illusoire, creux, sans valeur.

3 « Le fil, le passement. » C'est montrer par son rabat, par la qualité du fil et du passement, qu'on paye les meilleurs marchands et les meilleurs ouvriers. Voir Mascarille, dans les Précieuses, détaillant tout son ajustement.

4 « Un simple harnais. » Voir le passage de Montaigne cité au paragraphe sui

vant.

5 « C'est montrer sa force » Pascal cherche toujours, comme on voit, la Raison des effets. Le danger de cette analyse savante, c'est qu'en expliquant tout on prétende justifier tout. Tout a sa raison, mais ce n'est pas toujours une bonne raison.

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« Cela est admirable. » 231. Manque dans P. R. En titre : Raison des effels. Sept ou huit laquais. » Et non sept à huit laquais, comme mettent les éditions. On dit sept à huit, quand il peut y avoir une fraction entre deux.

8 « Les étrivières. » Notre âme imprégnée du sentiment de l'égalité, a peine à supporter aujourd'hui cette amère ironie. Nous souffrons de penser qu'un duc et pair, si Pascal ne l'eût salué, eût pu faire insulter Pascal, sinon lui donner les étrivières. Et encore pourquoi serait-ce là une hyperbole? Voltaire, cinquante ans plus tard, n'a-t-il pas été bâtonné par les gens d'un Rohan?

9 « De vrai, dit-il. » Pascal, citant de mémoire, ne cite pas exactement; voici le texte de Montaigne, 1, 42, p. 181: « Mais à propos de l'estimation des hommes, » c'est merveille que, sauf nous, aulcune chose ne s'estime que par ses propres >> qualitez nous louons un cheval de ce qu'il est vigoureux et adroict, non de son » harnois; un levrier de sa vistesse, non de son collier; un oyseau de son aile, non » de ses longes et sonnettes (il s'agit d'un oiseau de chasse, d'un faucon]: pourquoy » de mesme n'estimons-nous un homme par ce qui est sien?» etc.

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Le peuple a les opinions très-saines: par exemple : 1° D'avoir choisi le divertissement et la chasse plutôt que la poésie 2. Les demi-savants s'en moquent, et triomphent à montrer là-dessus la folie du monde; mais, par une raison qu'ils ne pénètrent pas, on a raison. 2o D'avoir distingué les hommes par le dehors, comme par la noblesse ou le bien le monde triomphe encore à montrer combien cela est déraisonnable; mais cela est très-raisonnable'. 3° De s'offenser pour avoir reçu un soufflet, ou de tant désirer la gloire. Mais cela est très-souhaitable, à cause des autres biens essentiels qui y sont joints. Et un homme qui a reçu un soufflet sans s'en ressentir est accablé d'injures et de nécessités. 4° Travailler pour l'incertain; aller sur la mer; passer sur une planche".

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« Le peuple a les opinions. » 221. P. R., XXIX. Voir la note sur le paragraphe 2 de cet article.

2 « Plutôt que la poésie. » Je ne pense pas que Pascal veuille dire, plutôt que de faire de la poésie; il ne serait nullement à propos que tout le monde se mêlât de faire des vers. S'il veut dire seulement, plutôt que d'en lire et d'en écouter, il me semble qu'on doit désirer d'être capable du plus grand nombre de plaisirs possibles; et que les esprits délicats, qui par-dessus celui des divertissements, ont encore celui de la poésie, sont dans une meilleure condition que d'autres qui n'y seraient pas sensibles. Mais ceux qui voudraient qu'on ne s'amusât jamais qu'à lire des vers seraient des pédants. Je ne sais à qui Pascal en veut dans ce passage; mais Voltaire s'est senti attaquer dans sa vanité de poëte (genus irritabile vatum), et s'emporte vivement en cet endroit. Il a d'ailleurs raison de dire que le vulgaire ne choisit pas; il prend ce qu'il peut.

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- Pascal a mis

3 « Est très-raisonnable. » Cf. 6 et 43.-P. R. s'arrête ici. après coup en cet endroit la note suivante: Cannibales se rient d'un enfant roi. C'est encore un souvenir de Montaigne (1, 30, p. 73), qui raconte que des sauvages, présentés à la cour de Charles IX, dirent qu'ils trouvoient en premier lieu fort estrange que tant de grands hommes portant barbe, forts et armez, qui estoient autour du roy (il est vraisemblable qu'ils parloient des Souisses de sa garde), se soubmissent à obeïr à un enfant, et qu'on ne choisissoit plustost quelqu'un d'entre eula pour commander.

4 « Sans s'en ressentir.» P. R. a craint de publier cette pensée, qui semble autoriser le préjugé du duel, et favoriser ces condescendances coupables à l'esprit du monde, si énergiquement combattues dans les Provinciales (voir la quatorzième). Mais Pascal réserve toujours l'autorité de la religion.—Remarquons au reste que du temps même de Pascal, un ecclésiastique, un magistrat, pouvait ne pas se ressentir d'un soufflet, de la façon dont il l'entend, sans être accablé d'injures et de misères. Et il n'est pas bien difficile de concevoir un état de société où il en serait de même de tout citoyen.

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Travailler pour l'incertain. » Cf. 9, et XXIV, 88.

6 « Passer sur une planche. » Pascal veut dire, je pense, qu'il y a aussi une bonne raison à la répugnance qu'on éprouve à marcher sur une planche au-dessous de laquelle est le vide, même quand elle est plus large qu'il ne faut. Cf. 11, 3.

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