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robes trop amples de quatre parties, jamais ils n'auraient dupé le monde qui ne peut résister à cette montre si authentique. Les seuls gens de guerre ne se sont pas déguisés de la sorte, parce qu'en effet leur part est plus essentielle ils s'établissent par la force, les autres par grimaces.

C'est ainsi que nos rois n'ont pas recherché ces déguisements. Ils ne se sont pas masqués d'habits extraordinaires pour paraître tels; mais ils se sont accompagnés de gardes, de hallebardes: ces trognes armées qui n'ont de mains et de force que pour eux, les trompettes et les tambours qui marchent au-devant, et ces légions qui les environnent, font trembler les plus fermes. Ils n'ont pas l'habit seulement, ils ont la force. Il faudrait avoir une raison bien épurée pour regarder comme un autre homme le Grand Seigneur environné, dans son superbe sérail, de quarante mille janissaires.

S'ils avaient la véritable justice, si les médecins avaient le vrai art de guérir, ils n'auraient que faire de bonnets carrés : la majesté de ces sciences serait assez vénérable d'elle-même. Mais n'ayant que des sciences imaginaires, il faut qu'ils prennent ces vains in

par un docteur, un théologien; on entend aujourd'hui par le même terme, un médecin. (Les deux Facultés des sciences et des lettres ont remplacé celle des arts.) quatre parties. » C'est-à-dire des quatre cinquièmes.

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« De

1 « Dupé le monde. » P. R. supprime tout ce passage, pour ne blesser ni les docteurs, ni les magistrats, ni les médecins.

2 « Authentique. » C'est-à-dire qui témoigne, aussi bien que le ferait un acte authentique, de la capacité qui est dans ces personnages.

a

3 « Les seuls gens de guerre. » Aujourd'hui les gens de guerre ont un costume, et les médecins n'en ont plus. L'explication de Pascal n'est donc pas bonne. 4 a Est plus essentielle. » A plus de réalité.

« Par grimace. » Par représentation, par comédie. Voir xxv, 22.- On lit encore, à la page 283 du manuscrit autographe : « Le chancelier est grave et revêtu » d'ornements, car son poste est faux. Et non le roi; il a la force, il n'a que faire » de l'imagination. Les juges, médecins, etc., n'ont que l'imagination. »

6 « Pour paraître tels. » Pour paraître rois.

7 « Ces trognes armées.» Trivialité de génie. On y sent à plein le mépris qu'inspire la force brutale à une intelligence supérieure enfermée dans un corps frêle. Ces satellites ne sont pas des hommes, ce sont des trognes qui ont des mains. Ce mot exprime une grosse face rébarbative. Mais un roi n'a pas toujours des gardes autour de lui. Pascal répond à cela, V, 7.

8 « Le Grand Seigneur. » Pascal le choisit parmi les souverains comme pouvant faire couper des têtes à sa volonté. On sait que les janissaires n'existent plus, et

que le Grand Seigneur n'est plus si terrible.

9 S'ils avaient. » Nos magistrats. On revient à cux après une longue parenthèse.

struments qui frappent l'imagination à laquelle ils ont affaire; et par là, en effet, ils s'attirent le respect.

Nous ne pouvons pas seulement voir un avocat en soutane et le bonnet en tête, sans une opinion avantageuse de sa suffisance1.

L'imagination2 dispose de tout; elle fait la beauté, la justice, et le bonheur, qui est le tout du monde. Je voudrais de bon cœur voir le livre italien, dont je ne connais que le titre, qui vaut lui seul bien des livres Della opinione' regina del mondo. J'y souscris sans le connaître, sauf le mal, s'il y en a.

:

Voilà à peu près les effets de cette faculté trompeuse qui semble nous être donnée exprès pour nous induire à une erreur nécessaire. Nous en avons bien d'autres principes".

Les impressions anciennes ne sont pas seules capables de nous abuser les charmes de la nouveauté ont le même pouvoir'. De là viennent toutes les disputes des hommes, qui se reprochent ou de suivre leurs fausses impressions de l'enfance, ou de courir témérairement après les nouvelles. Qui tient le juste milieu? Qu'il paraisse, et qu'il le prouve. Il n'y a principe, quelque naturel qu'il puisse être, même depuis l'enfance', qu'on ne fasse passer pour une fausse impression, soit de l'instruction, soit des sens. Parce, dit-on, que vous avez cru dès l'enfance qu'un coffre était vide' lorsque vous n'y voyiez rien, vous avez cru le vide possible; c'est une illusion de vos sens, fortifiée par la coutume, qu'il faut que la science

1 « De sa suffisance. » Ce mot ne se dit plus en ce sens.

2 « L'imagination. » P. R., L'opinion.

3 « Della opinione. » Nicole se sera sans doute autorisé de ce titre pour substituer partout l'opinion à l'imagination. Montaigne, 1, 22, p. 467, parlant de la coutume: « Et avecques raison l'appelle Pindarus, à ce qu'on m'a dict, la royne et emperiere » du monde. » Dans Hérodote, III, 38: Noμoc mávtwv Basiλcóg. Charles Legendre, dans son Traité de l'Opinion, t. I, p. 8 (éd. de 1758), dit que le livre dont parle Pascal ne se trouve point, et n'a vraisemblablement jamais été composé. On peut voir dans le Manuel du Libraire le titre d'un livre italien sur le même sujet, mais postérieur à Pascal (par Carlo Flosi, 4690). -« Oui, l'imagination gouverne le » monde. » Mémorial de Sainte-Hélène (4 janvier 4816).

4 « Nous être donnée exprès.» P. R. ne pouvait manquer de supprimer cet alinéa. 5 « Nous en avons bien d'autres principes. » D'erreur.

« Le même pouvoir. » La Bruyère, Des jugements: « Deux choses toutes con

> traires nous préviennent également, l'habitude et la nouveauté. »

7 « Qu'il paraisse. » C'est le même ton de défi que nous avons remarqué plus haut. « Même depuis l'enfance. » Même étant en nous depuis l'enfance.

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« Qu'un coffre était vide.» Voir dans les Opuscules le morceau qui commence par ces mots : Le respect que l'on porte à l'antiquité, et qui faisait partie d'un Traité du vide.

corrige. Et les autres disent: Parce qu'on vous a dit dans l'école qu'il n'y a point de vide, on a corrompu votre sens commun, qui le comprenait si nettement avant cette mauvaise impression, qu'il faut corriger en recourant à votre première nature. Qui a donc trompé? les sens ou l'instruction?

Nous avons un autre principe d'erreur, les maladies. Elles nous gåtent le jugement et le sens. Et si les grandes l'altèrent sensiblement, je ne doute point que les petites n'y fassent impression à leur proportion1.

Notre propre intérêt est encore un merveilleux instrument pour nous crever les yeux agréablement2. Il n'est pas permis au plus équitable homme du monde d'être juge en sa cause : j'en sais qui, pour ne pas tomber dans cet amour-propre, ont été les plus injustes du monde à contre-biais. Le moyen sûr de perdre une affaire toute juste était de la leur faire recommander par leurs proches parents. La justice et la vérité sont deux pointes si subtiles, que nos instruments sont trop émoussés pour y toucher exactement. S'ils y arrivent, ils en écachent la pointe, et appuient tout autour, plus sur le faux que sur le vrai.

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1 « A leur proportion. » Montaigne, Apol., p. 254: « Et ne fault pas doubter, en» cores que nous ne le sentions pas, que si la fiebvre continue peult atterrer nostre >>ame que la tierce n'y apporte quelque alteration selon sa mesure et proportion, » etc. « Nous crever les yeux agréablement. » Etrange alliance de mots, mais aussi juste qu'originale, quand il s'agit de cet aveuglement moral dans lequel on se complaît. P. R.: nous crever agréablement les yeux. De cette manière, le mot agréablement, dissimulé entre le verbe et le régime, s'efface et perd son effet.

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« Proches parents. » Voir l'Aristippe de Balzac, vers la fin du Discours VI. La Bruyère (De quelques usages) a répété la même pensée.

« La justice et la vérité. » Pascal dit dans la troisième Provinciale, en se moquant de la censure de la Sorbonne contre Arnauld, et de la difficulté qu'on avait eu à trouver, pour condamner une proposition d'Arnauld, des termes qui ne parussent point condamner en même temps la doctrine de la grâce efficace reconnue par l'Eglise : « Il ne faudrait rien pour rendre cette censure hérétique. La vérité est si » délicate que, pour peu qu'on s'en retire, on tombe dans l'erreur; mais cette erreur » est si déliée que, pour peu qu'on s'en éloigne, on se trouve dans la vérité. Il » n'y a qu'un point imperceptible entre cette proposition et la foi. » Rien n'est meilleur que des rapprochements de ce genre pour reconnaître les pensées habituelles d'un écrivain. Il dit sérieusement ici ce qu'il disait là ironiquement, quand il parlait de la vérité suivant la Sorbonne.

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5 « Ils en écachent la pointe. » Image bien sensible, et dont tous les détails sont suivis avec cette analogie qui fait la perfection du langage.

4.

La chose la plus importante1 à toute la vie, c'est le choix du métier le hasard en dispose. La coutume fait les maçons, soldats, couvreurs. C'est un excellent couvreur2, dit-on; et en parlant des soldats Ils sont bien fous, dit-on. Et les autres, au contraire Il n'y a rien de grand que la guerre; le reste des hommes sont des coquins. A force d'ouïr louer en l'enfance ces métiers, et mépriser tous les autres, on choisit; car naturellement on aime la vertu, et on hait la folie'. Ces mots' nous émeuvent on ne pèche qu'en l'application. Tant est grande la force de la coutume, que de ceux que la nature n'a faits qu'hommes, on fait toutes les conditions des hommes; car des pays sont tous de maçons, d'autres tous de soldats, etc. Sans doute que la nature n'est pas si uniforme. C'est la coutume qui fait donc cela, car elle contraint la nature; et quelquefois la nature la surmonte, et retient l'homme dans son instinct, malgré toute coutume, bonne ou mauvaise.

Hommes naturellement couvreurs, et de toutes vocations, hormis en chambre 5.

5.

Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l'avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours; ou nous rappelons le passé, pour l'arrêter comme trop prompt : si imprudents, que nous errons dans les temps qui ne sont pas nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient; et si vains', que 1 « La chose la plus importante. » 5. P. R., XXIV. Cf. Nicole, Discours sur la nécessité de ne pas se conduire par des règles de fantaisie.

2 « C'est un excellent couvreur. » Ce fragment est écrit d'une manière très-elliptique, et il faut suppléer au texte. Pascal veut dire que tel homme se fait couvreur, parce qu'il s'est trouvé en rapport avec des gens de ce métier, et qu'il a entendu vanter celui-ci ou celui-là. Et ce même homme ne se fera pas soldat, parce qu'il a entendu dire autour de lui, au contraire, que les soldats sont bien fous.

3 << La folie. » Ce mot est amené par cette phrase: Ils sont bien fous.

4 « Ces mots. » De vertu et de folie.

5 « Hormis en chambre. » Voir iv, 4, page 54: « Tout le malheur des hommes » vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une >> chambre. »

« Nous ne nous tenons. » 21. P. R., XXIV. Cf. Montaigne, I, 3, p. 49. 7 « Si vains. » Cf. 11, 5. — « A ceux. » C'est à-dire aux temps. -Ɑ Echappons. Laissons échapper. Ce verbe est employé ainsi comme verbe actif dans Montaigne, par exemple, III, 13, p. 224 : « Qui ne pensent point avoir meilleur compte de leur » vie que de la couler et eschapper. >> Remarquez dans cette phrase la précision du langage. C'est imprudence de laisser ce qui est à nous pour ce qui ne nous appar

nous songeons à ceux qui ne sont plus rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C'est que le présent, d'ordinaire, nous blesse. Nous le cachons à notre vue, parce qu'il nous afflige; et s'il nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper. Nous tȧchons de le soutenir par l'avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance, pour un temps où nous n'avons aucune assurance d'arriver.

Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toujours occupées au passé et à l'avenir. Nous ne pensons presque point au présent; et, si nous y pensons, ce n'est que pour en prendre la lumière, pour disposer de l'avenir. Le présent n'est jamais notre fin le passé et le présent sont nos moyens; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre1; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais 2.

6.

Notre imagination' nous grossit si fort le temps présent, à force d'y faire des réflexions continuelles, et amoindrit tellement l'éternité, manque d'y faire réflexion, que nous faisons de l'éternité un néant", et du néant une éternité, et tout cela a ses racines si vives en nous, que toute notre raison ne peut nous en défendre, et que...

7.

5

Cromwell' allait ravager toute la chrétienté'; la famille royale était perdue, et la sienne à jamais puissante, sans un petit grain de

tient pas. C'est vanité, c'est-à-dire inanité, goût du vide et du néant, de sacrifier ce qui est pour ce qui n'est pas.

1 « Mais nous espérons de vivre. » Condorcet a cité, à propos de ce passage, le vers de Manilius (IV, 5) : Victurosque agimus semper, nec vivimus unquam.

2 «Que nous ne le soyons jamais. » P. R. ajoute, pour laisser l'esprit sur une pensée moins amère : Si nous n'aspirons à une autre béatitude qu'à celle dont on peut jouir en cette vie.

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Notre imagination.» P. R., xxiv et xxx1; la même pensée a été donnée deux fois par erreur. Elle n'est pas dans le manuscrit autographe.

4 « De l'éternité un néant. » Admirable antithèse.

5 « Ses racines. » Cf. 11, 8, dernière note.

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6 « Cromwell. 229. P. R., XXIV. Cromwell est mort en 1658; Charles II a été rétabli en 4660, deux ans avant la mort de Pascal.

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Ravager toute la chrétienté. » On ne voit pas que Cromwell ait eu de tels projets, ni contre toute la chrétienté, ni contre Rome. Mais on craignait tout de cet hérétique, de ce chef d'une république établie par le meurtre d'un roi.

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