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peut-être jamais affligé de n'avoir pas trois yeux, mais on est inconsolable de n'en point avoir.

5.

Nous avons une si grande idée de l'âme de l'homme, que nous ne pouvons souffrir d'en être méprisés, et de n'être pas dans l'estime d'une âme; et toute la félicité des hommes consiste dans cette estime.

La plus grande bassesse 2 de l'homme est la recherche de la gloire, mais c'est cela même qui est la plus grande marque de son excellence; car, quelque possession qu'il ait sur la terre, quelque santé et commodité essentielle qu'il ait, il n'est pas satisfait s'il n'est dans l'estime des hommes. Il estime si grande la raison de l'homme, que, quelque avantage qu'il ait sur la terre, s'il n'est placé avantageusement aussi dans la raison de l'homme, il n'est pas content. C'est la plus belle place du monde : rien ne peut le détourner de ce désir, et c'est la qualité la plus ineffaçable du cœur de l'homme.

Et ceux qui méprisent le plus les hommes, et qui les égalent aux bêtes, encore veulent-ils en être admirés et crus, et se contredisent à eux-mêmes' par leur propre sentiment : leur nature, qui est plus forte que tout, les convainquant de la grandeur de l'homme plus fortement que la raison ne les convainc de leur bas

sesse.

6.

L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature, mais c'est un roseau pensant'. Il ne faut pas1o que l'univers entier s'arme

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« Nous avons. » 75. Intitulé: Grandeur de l'homme. » P. R., XXIII.

2 « La plus grande bassesse.» Ibid. Cela est bien dur.

3 «S'il n'est placé... il n'est pas content. » P. R.: il se croit malheureux s'il n'est placé. Mais il est bien mieux de présenter d'abord les avantages, et de faire tomber la phrase sur ces mots qui les détruisent: il n'est pas content.

4 « La plus belle place du monde. » Image originale et frappante, bien préparée par ce qui précède.

5 a Et ceux qui méprisent. » Les épicuriens.

6 « Et crus. >> Chute désagréable à l'oreille.

Sur cette pensée, cf. II, 3.

7 « A eux-mêmes. » On ne dit plus aujourd'hui contredire à.

8 « L'homme n'est qu'un roseau. » 63. Dans le manuscrit cette pensée est marquée H, 3 (voir la première note sur le paragraphe 4). P. R., xxIII.

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9 « Un roseau pensant. Image admirable, justement célèbre. Elle a dû être préparée; elle semblerait bizarre si Pascal avait dit tout d'abord: L'homme est un roseau pensant. « Le plus faible. » L'imagination exagère toujours.

10 « Il ne faut pas. » Cette phrase ajoute beaucoup, par le contraste, à l'effet de la phrase suivante.

pour l'écraser. Une vapeur, une goutte d'eau, suffit pour le tuer. Mais quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue', parce qu'il sait qu'il meurt 2, et l'avantage que l'univers a sur lui3. L'univers n'en sait rien.

Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C'est de là qu'il faut nous relever, non de l'espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser: voilà le principe de la morale ".

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7.

Il est dangereux de trop faire voir à l'homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l'un et l'autre. Mais il est très-avantageux de lui représenter l'un et l'autre.

8.

Que l'homme' maintenant s'estime son prix. Qu'il s'aime, car il a en lui une nature capable de bien; mais qu'il n'aime pas pour cela

« Ce qui le tue. » Ce neutre même fait sentir que ce qui le tue n'est pas une intelligence, une personne.

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« Parce qu'il sait qu'il meurt. » Cette protestation, où respire tout l'orgueil que peut donner à la pensée la conscience d'elle-même, c'est le cri de l'âme de Pascal, toujours malade, se sentant mourir, mais sachant qu'il meurt, et fier de cette force de génie qu'il appliquait à pénétrer le secret de sa chétive existence.

3 « Et l'avantage, etc. » Tous les éditeurs, jusqu'à présent, ont ponctué ce passage de la manière suivante : et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien. Nous pensons qu'il faut ponctuer comme nous l'avons fait dans le texte : parce qu'il sait qu'il meurt, et l'avantage que l'univers a sur lui (en cela même). Cette courte phrase, l'univers n'en sait rien, a plus d'effet étant détachée, et elle est bien dans la manière brusque de Pascal. Au reste, en consultant le manuscrit autographe, nous n'avons trouvé aucun signe de ponctuation après qu'il meurt, et au contraire il y a un point très-bien formé après sur lui.

4 « De la morale. » Pascal n'a rien écrit de plus beau que ces quelques lignes. On trouve dans le manuscrit (p. 465) une première ébauche de cette pensée, avec ce titre : Roseau pensant : « Ce n'est point de l'espace que je dois chercher ma dignité, mais » c'est du règlement de ma pensée. Je n'aurai pas davantage en possédant des terres. » Par l'espace, l'univers me comprend et m'engloutit comme un point; par la pensée, je le comprends. » Comprendre est pris ici dans son sens étymologique d'embrasser. Ce trait, par l'espace l'univers m'engloutit comme un point, peut servir de commentaire à ces mots de notre texte : « L'espace et la durée que nous ne saurions » remplir.» Cf. xvII, 4.

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5 « Il est dangereux. » 235. P. R., xxIII.

a

« L'un et l'autre. » On trouve, à la suite de cette pensée, cette espèce de variante: « Il ne faut pas que l'homme croie qu'il est égal aux bêtes, ni aux anges, ni » qu'il ignore l'un et l'autre, mais qu'il sache l'un et l'autre. » Cf. vII, 43.

7 « Que l'homme. » 45. Cette pensée porte en titre: Contrariétés [c'est-à-dire contraires]. Après avoir montré la bassesse et la grandeur de l'homme. P. R., xxIII.

les bassesses qui y sont. Qu'il se méprise, parce que cette capacité est vide; mais qu'il ne méprise pas pour cela cette capacité naturelle. Qu'il se haïsse, qu'il s'aime : il a en lui la capacité de connaître la vérité et d'être heureux; mais il n'a point de vérité, ou constante, ou satisfaisante1.

Je voudrais donc porter l'homme à désirer d'en trouver, à être prêt, et dégagé des passions, pour la suivre où il la trouvera, sachant combien sa connaissance s'est obscurcie par les passions ; je voudrais bien qu'il haft en soi la concupiscence qui le détermine d'elle-même2, afin qu'elle ne l'aveuglât point pour faire son choix, et qu'elle ne l'arrêtât point quand il aura choisi.

9.

Je blâme également3, et ceux qui prennent parti de louer l'homme, et ceux qui le prennent de le blâmer, et ceux qui le prennent de se divertir; et je ne puis approuver que ceux qui cherchent en gémissant.

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6

Les stoïques disent: Rentrez au dedans de vous-mêmes; c'est là où vous trouverez votre repos : et cela n'est pas vrai. Les autres disent: Sortez au dehors; recherchez le bonheur en vous divertissant: et cela n'est pas vrai. Les maladies viennent le bonheur n'est ni hors de nous, ni dans nous; il est en Dieu, et hors et dans nous'.

10.

La nature de l'homme se considère en deux manières : l'une selon sa fin, et alors il est grand et incomparable; l'autre selon la

1 << Satisfaisante. » C'est-à-dire qui puisse rendre heureux. Mais qu'est-ce que cette capacité qui n'est capable de rien?

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« D'elle-même. » C'est-à-dire sans le conseil de son intelligence, de sa raison. 3 « Je blâme également. » 487. Cette pensée manque dans P. R., qui l'a peutêtre jugée trop sombre. Voir l'art. IX, 5o alinéa, et xxiv, 50.

« Qui prennent parti. » Nous dirions, qui prennent le parti, et ensuite, qui prennent celui de. — Ceux qui louent sont les stoïciens, comme Epictète; ceux qui blâment sont les épicuriens, ceux qui se divertissent sont les indifférents.

« Les stoïques. » 484. Manque dans P. R.— Pascal dit stoïques et non stoïciens. << Rentrez au dedans. » Cf. vIII, 4, à la fin.

• « Les autres. » C'est-à-dire les épicuriens et les indifférents, qui, dans la pratique, se confondent.

7 << Et hors et dans nous. » C'est-à-dire que, étant en Dieu, il est ainsi et hors et dans nous. Hors nous, parce que nous ne sommes pas Dieu; dans nous, parce que dans nous nous retrouvons Dieu.

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« La nature. » 204. Manque dans P. R.

multitude1, comme l'on juge de la nature du cheval et du chien, par la multitude d'y voir la course, et animum arcendi3; et alors l'homme est abject et vil. Voilà les deux voies qui en font juger diversement, et qui font tant disputer les philosophes. Car l'un nie la supposition de l'autre : l'un dit : il n'est pas né à cette fin, car toutes ses actions y répugnent; l'autre dit : il s'éloigne de sa fin quand il fait ces basses actions.

Deux choses instruisent l'homme de toute sa nature, 4 et l'expérience.

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11.

l'instinct

Je sens que je peux n'avoir point été : car le moi consiste dans ma pensée; donc moi qui pense n'aurais point été, si ma mère eût été tuée avant que j'eusse été animé 6. Donc je ne suis pas un être nécessaire. Je ne suis pas aussi éternel, ni infini; mais je vois bien qu'il y a dans la nature un être nécessaire, éternel et infini.

ARTICLE II.

1.

Nous ne nous contentons pas' de la vie que nous avons en nous et en notre propre être : nous voulons vivre dans l'idée des autres d'une vie imaginaire, et nous nous efforçons pour cela de paraitre. Nous travaillons incessamment à embellir et à conserver cet être

1 « Selon la multitude. » C'est-à-dire, à ce qu'il semble, selon ce qui se voit dans le grand nombre des hommes, selon le grand nombre des cas.

2

«La multitude d'y voir.

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Si c'est bien là le texte, cette phrase barbare ne peut-elle pas s'entendre ainsi : par la multitude des cas qui se présentent d'y voir la course, etc.? Bossut substitue, l'habitude.

3 <«< Animum arcendi. » Définition prise sans doute de quelque physique latine des écoles, l'instinct d'arrêter, l'instinct du chien d'arrêt.

« Deux choses. » 273. Manque dans P. R. L'instinct, qui aspire à tout, nous apprend notre grandeur; l'expérience, qui nous fait voir que nous n'arrivons à rien, nous convainc de notre faiblesse. C'est là toute notre nature, suivant Pascal. 5 « Je sens.» 425. Manque dans P. R. - Pascal ne fait ici que résumer Descartes. 6 Animé. Comment Pascal croit-il avoir besoin de ce raisonnement pour prouver qu'il pourrait n'avoir pas été ? Parce que, en tant que matière, il se peut qu'il existe nécessairement, c'est-à-dire qu'il ne soit qu'une combinaison nécessaire d'éléments éternels. Mais ce n'est pas là son moi.

7 « Nous ne nous contentons pas. » P. R., XXIV. Nous n'avons plus l'original de cette pensée, mais l'authenticité ne m'en paraît pas douteuse; le fond et la forme y sont très-dignes de Pascal. Que ce début est moqueur!

imaginaire1, et nous négligeons le véritable. Et si nous avons ou la tranquillité, ou la générosité, ou la fidélité, nous nous empressons de le faire savoir, afin d'attacher ces vertus à cet être d'imagination: nous les détacherions plutôt de nous pour les y joindre; et nous serions volontiers poltrons 2 pour acquérir la réputation d'être vaillants. Grande marque du néant de notre propre être, de n'être pas satisfait de l'un sans l'autre, et de renoncer souvent à l'un pour l'autre ! Car qui ne mourrait pour conserver son honneur, celui-là serait infâme.

La douceur de la gloire est si grande, qu'à quelque chose qu'on l'attache, même à la mort, on l'aime.

2.

Orgueil, contre-pesant toutes les misères. Ou il cache ses misères; ou, s'il les découvre, il se glorifie de les connaître.

5

L'orgueil nous tient d'une possession si naturelle au milieu de nos misères, erreurs, etc. Nous perdons encore la vie avec joie, pourvu qu'on en parle.

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3.

La vanité est si ancrée dans le cœur de l'homme, qu'un soldat', un goujat, un cuisinier, un crocheteur se vante et veut avoir ses admirateurs et les philosophes mêmes en veulent. Et ceux qui écrivent contre veulent avoir la gloire d'avoir bien écrit; et ceux qui

1 « Cet être imaginaire. » Voilà un dédoublement de l'homme bien piquant : nous les détacherions plutôt de nous, trait excellent, qui n'est que l'idée qui précède : attacher ces vertus à cet étre d'imagination, poussée plus loin.

2

« Et nous serions volontiers poltrons. » Même idée, poussée jusqu'au bout. Cela est plein de verve; c'est le même talent d'ironie que dans les Provinciales.

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« La douceur. » 24. P. R., ibid. En titre dans le manuscrit : Métiers. Cette pensée se rattachait sans doute à des réflexions sur le métier des soldats. Cf. III, 4.

4 Orgueil. » 73. En titre, Contradiction. P. R., xxiv.

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L'orgueil nous tient. » 49. P. R., ibid. En titre : Du désir d'être estimé de ceux avec qui on est.

6 « La vanité. » 49. P. R., XXIV.

7 « Un soldat. >> Supprimé dans P. R. Il faut se rappeler qu'alors l'armée n'était pas ce qu'elle est maintenant. Les soldats, placés sous l'autorité d'un corps d'officiers gentilshommes avec qui ils n'avaient rien de commun, ne se recrutaient pas, comme aujourd'hui, parmi tout le peuple, mais parmi ceux qui n'étaient guère bons à autre chose, et formaient une populace où il n'y avait souvent d'estimable que la bravoure. On peut voir la manière dont en parle Fléchier dans l'Oraison funèbre de Turenne.

8

« Un cuisinier. » PR, un marmiton. P. R. permet au cuisinier d'être admiré. 9 « Et ceux qui écrivent contre. Montaigne, I, 44, p. 177 : « Car, comme dict

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