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est jamais servi1. Et il est aisé de juger de sa perfection par la simple lecture, où l'on voit qu'on a pourvu à toutes choses avec tant de sagesse, tant d'équité, tant de jugement, que les plus anciens législateurs grecs et romains, en ayant eu quelque lumière, en ont emprunté leurs principales lois; ce qui paraît par celle qu'ils appellent des Douze Tables, et par les autres preuves que Josèphe en donne 2. Mais cette loi est en même temps la plus sévère et la plus rigoureuse de toutes en ce qui regarde le culte de leur religion, obligeant ce peuple, pour le retenir dans son devoir, à mille observations particulières et pénibles, sur peine de la vie. De sorte que c'est une chose bien étonnante qu'elle se soit toujours conservée durant tant de siècles par un peuple rebelle et impatient comme celui-ci; pendant que tous les autres États ont changé de temps en temps leurs lois, quoique tout autrement faciles. Le livre qui contient cette loi, la première de toutes, est lui-même le plus ancien livre du monde, ceux d'Homère, d'Hésiode et les autres, n'étant que six ou sept cents ans depuis 3.

2.

... Ils portent avec amour et fidélité le livre où Moïse déclare 5 ples. Un poëte ne fait pas un traité, et Homère bien moins qu'aucun poëte; l'œuvre d'Homère, c'est la mémoire vivante des choses, la voix que prend l'imagination émue, une parole ailée, un chant. L'étrange impropriété de l'expression de Pascal montre combien il connaissait mal Homère. En général, il a voulu rester étranger, dans la littérature comme dans la vie, à bien des choses qui charment l'esprit, et même qui lui profitent.

1 « Ne s'en est jamais servi. Cela n'est pas dans Philon, mais seulement dans Josèphe, au livre II de sa Réponse à Apion, paragraphe 15. Le mot vos, en effet, ne se trouve pas dans les poèmes d'Homère, si ce n'est dans l'Hymne apocryphe à Apollon (au vers 20), très-postérieur à l'époque homérique. Ce mot est deux fois dans Hésiode (Travaux et Jours, v. 274; Theogonie, v. 66).

2

« Que Josèphe en donne. » Même livre, paragraphe 39. Josèphe ne parle pas précisément comme Pascal le fait parler. Il dit seulement, d'abord que Moise est le plus ancien des législateurs, ensuite que les philosophes de la Grèce tiennent de lui leurs meilleures idées sur Dieu et sur la morale; enfin, que certaines observances juives se sont répandues par toute la terre, qu'on a emprunté de tous côtés aux Juifs leur sabbat, leurs jeûnes, etc., et qu'on s'efforce d'imiter leurs vertus, leur charité pour leurs frères, leur fidélité à leur loi. Josèphe ni Philon ne disent pas que les Gentils aient emprunté des Juifs leur législation positive, ils ne parlent pas des Douze Tables. Mais Pascal avait pu lire dans Grotius, I, 45: Sicut et antiquissimæ leges Attico, unde et Romanæ postea desumptæ sunt, ex legibus Mosis originem ducunt. Grotius indique rapidement en note quelques rapprochements, en ajoutant que ce n'est pas le lieu de les discuter. Nous dirons à plus forte raison la même chose. « Six ou sept cents ans. » Pascal n'observe plus la même chronologie que quand il disait tout à l'heure, plus de mille ans après.

3

4 « Ils portent avec amour. » 333. En titre, Sincérité des Juifs. P. R., VIII.

5 « Où Moïse déclare. » Dans le Deuteronome, XXXI, 27, 28.

qu'ils ont été ingrats envers Dieu toute leur vie, et qu'il sait qu'ils le seront encore plus après sa mort; mais qu'il appelle le ciel et la terre à témoin contre eux, et qu'il leur a enseigné assez : il déclare qu'enfin1 Dieu, s'irritant contre eux, les dispersera2 parmi tous les peuples de la terre: que, comme ils l'ont irrité en adorant les dieux qui n'étaient point leur dieu, de même il les provoquera en appelant un peuple qui n'est point son peuple; et veut que toutes ses paroles soient conservées éternellement, et que son livre soit mis dans l'arche de l'alliance pour servir à jamais de témoin contre eux. Isaïe dit la même chose, xxx, 8. Cependant ce livre qui les déshonore en tant de façons, ils le conservent aux dépens de leur vie. C'est une sincérité qui n'a point d'exemple dans le monde, ni sa racine dans la nature'.

Il y a bien de la différence entre un livre que fait un particulier, et qu'il jette dans le peuple, et un livre qui fait lui-même un peuple. On ne peut douter que le livre ne soit aussi ancien que le peuple.

Toute histoire qui n'est pas contemporaine est suspecte; comme les livres des Sibylles et de Trismégiste 1o, et tant d'autres qui ont eu crédit au monde, sont faux et se trouvent faux à la suite des temps. Il n'en est pas ainsi des auteurs contemporains.

3.

Qu'il y a de différence d'un livre à un autre! Je ne m'étonne

↑ « Il déclare qu'enfin. » Ibid., XXXII.

2 « Les dispersera. » Cela n'est pas dans le texte. Il ne contient que des menaces générales de ruine et de destruction; menaces que Dieu retire bientôt (27, sqq). 3 Que, comme ils l'ont irrité. » 21.

« Et veut que toutes ses paroles. » XXXI, 26.

¿ « Isaïe dit la même chose. » Et in libro diligenter exara illud, et erit in die novissimo in testimonium usque in æternum.

6 « Cependant ce livre. Dans la Copie. La première phrase manque dans P. R. 7 «Ni sa racine dans la nature. » On doit cependant remarquer que les reproches et les menaces de Dieu dans l'Écriture viennent toujours aboutir à des promesses de prospérité et de gloire, qui relèvent le peuple choisi bien plus qu'il n'a été abaissé. Les menaces doivent amener le repentir, et le repentir doit amener la récompense.

8

« Qui fait lui-même un peuple. » Trait ingénieux, et expression bien originale. Mais pour savoir si c'est le livre qui a fait le peuple, ou le peuple le livre, ne fautil pas en revenir à ce même examen dont Pascal veut nous dispenser?

9

« Comme les livres. » Ce comme équivaut à c'est ainsi que.

10 << Des Sibylles et de Trismégiste. » Ces livres ne sont pas des histoires.

41

« Qu'il y a de différence. » Dans la Copie. Manque dans P. R.

pas de ce que les Grecs ont fait l'Iliade, ni les Égyptiens et les Chinois leurs histoires 1. Il ne faut que voir comment cela est né.

Ces historiens fabuleux ne sont pas contemporains des choses dont ils écrivent. Homère fait un roman 2, qu'il donne pour tel; car personne ne doutait que Troie et Agamemnon n'avaient non plus été que la pomme d'or3. Il ne pensait pas aussi à en faire une histoire, mais seulement un divertissement. Il est le seul qui écrit “ de son temps la beauté de l'ouvrage fait durer la chose tout le monde l'apprend et en parle il la faut savoir; chacun la sait par cœur. Quatre cents ans après, les témoins des choses ne sont plus vivants; personne ne sait plus par sa connaissance si c'est une fable ou une histoire : on l'a seulement appris de ses ancêtres, cela peut passer pour vrai3.

:

ARTICLE XV.

1.

La création et le déluge étant passés, et Dieu ne devant plus détruire le monde, non plus que le recréer, ni donner de ces grandes marques de lui, il commença d'établir un peuple sur la terre, formé exprès, qui devait durer jusqu'au peuple que le Messie formerait par son esprit.

1 « Et les Chinois leurs histoires. » Pascal nomme enfin les Chinois, mais il ne fait que les nommer.

2

« Homère fait un roman. » Au lieu de s'étendre sur l'Iliade, qui n'a absolument rien de commun avec une histoire, il aurait été intéressant de discuter les histoires de l'Égypte et de la Chine, et leurs sources. Cf. xvII, 46.

3 « Que la pomme d'or. » Pascal ne paraît pas moins sceptique en histoire qu'en philosophie. Il n'y a aucune raison de douter de l'existence de Troie, ni même de celle d'Agamemnon. C'est sans doute ce qui a déterminé P. R. à retrancher ce passage.

4 « Il est le seul qui écrit. » Pascal ne songe guère à examiner cette question tant agitée par la critique moderne, si l'écriture était connue au temps d'Homère, et si Homère a écrit. Cette question pourtant avait été soulevée par les anciens, et plusieurs y répondaient négativement, comme Pascal aurait pu le voir dans ce livre de Josèphe contre Apion qu'il cite, s'il l'avait lu. Mais quand il écrivait, la critique historique était peu avancée et surtout bien peu répandue; on peut dire qu'elle n'existait pas pour lui.

5 Pour vrai. » Ce n'est pas Homère qui a inventé ce fait de la prise de Troie, qui n'est pas même compris dans le cadre de son poëme. Il n'y a aucune critique dans tout cela.

6

« La création et le déluge. » Dans la Copie. Manque dans P. R.

1

2.

4

Dieu, voulant faire paraitre qu'il pouvait former un peuple saint d'une sainteté invisible 2, et le remplir d'une gloire éternelle, a fait des choses visibles. Comme la nature est une image de la grâce, il a fait dans les biens de la nature ce qu'il devait faire dans ceux de la grâce, afin qu'on jugeât qu'il pouvait faire l'invisible, puisqu'il faisait bien le visible. Il a donc sauvé ce peuple du déluge; il l'a fait naître d'Abraham', il l'a racheté d'entre ses ennemis, et l'a mis dans le repos '.

12

L'objet de Dieu n'était pas de sauver du déluge, et de faire naître tout un peuple d'Abraham, pour ne l'introduire que dans une terre grasse1o. Et même la grâce11 n'est que la figure 12 de la gloire13, car elle n'est pas la dernière fin. Elle a été figurée par la loi, et figure elle-même la gloire; mais elle en est la figure, et le principe 14 ou la cause.

La vie ordinaire des hommes est semblable à celle des saints. Ils recherchent tous leur satisfaction, et ne diffèrent qu'en l'objet où ils la placent. Ils appellent leurs ennemis ceux qui les en empê

t << Dieu voulant faire paraître. » 43. P. R., X.

2

«< D'une sainteté invisible. » Ce peuple est celui des chrétiens qui ont la grâce, les justes, les élus.

3 « Des choses visibles. » Ces choses visibles, c'est le peuple saint de l'Ancien Testament, peuple saint tout extérieur, pour ainsi dire; ce sont les merveilles qui composent son histoire.

4

<< Dans les biens de la nature. » Pour le peuple juif.

5 << Dans ceux de la grâce. » Pour les vrais chrétiens.

6 « Ce peuple du déluge. » Dans la personne des Hébreux. Ce qui indiquerait qu'il sauverait un jour son peuple du péché, dans la personne des justes touchés de la grace.

7 << Naître d'Abraham. » Pour indiquer qu'il naîtrait de Jésus-Christ.

8 « D'entre ses ennemis. » C'est-à-dire du joug du démon.

9 « Dans le repos. » C'est-à-dire dans le salut.

10

« Dans une terre grasse. » Expression de l'Écriture en parlant de la terre promise. Mais la terre promise ne faisait qu'indiquer la grâce.

11 « Et même la grâce. » Ce qui suit manque dans P. R. Cette partie, Et même la grâce, a été placée ailleurs dans les éditions, II, ix, 3.

12 « N'est que la figure. » Sur ces figures, voir l'article xvi.

13 « De la gloire. » C'est-à-dire de l'état des bienheureux dans le ciel. Cf. x, 1, page 145, note 2.

14 « Et le principe. » Car c'est la grâce qui donne la gloire, tandis que la terre promise n'est que la figure de la grâce, mais ne la contient pas. Cette dernière phrase manque dans les éditions, ainsi que ce qui suit, qui explique d'où viennent les figures.

15

«Ils recherchent tous. » Les autres hommes aussi bien que les saints.

chent, etc. Dieu a donc montré le pouvoir qu'il a de donner les biens invisibles, par celui qu'il a montré qu'il avait sur les choses visibles.

3.

Dieu voulant priver 2 les siens des biens périssables, pour montrer que ce n'était pas par impuissance, il a fait le peuple juif.

Les Juifs avaient vieilli dans ces pensées terrestres, que Dieu aimait leur père Abraham, sa chair et ce qui en sortirait; que pour cela il les avait multipliés et distingués de tous les autres peuples, sans souffrir qu'ils s'y mêlassent; que, quand ils languissaient dans l'Égypte, il les en retira avec tous ses grands signes en leur faveur; qu'il les nourrit de la manne dans le désert; qu'il les mena dans une terre bien grasse; qu'il leur donna des rois et un temple bien bâti' pour y offrir des bêtes, et par le moyen de l'effusion de leur sang qu'ils seraient purifiés, et qu'il leur devait enfin envoyer le Messie pour les rendre maîtres de tout le monde. Et il a prédit le temps de sa venue.

Le monde ayant vieilli' dans ces erreurs charnelles 10, JÉSUS-CHRIST est venu dans le temps prédit, mais non pas dans l'éclat attendu;

<< Ceux qui les en empêchent. » Donc les saints appellent leur ennemi le démon ou le péché; donc les Juifs sauvés de leurs ennemis figuraient les saints sauvés du péché. L'etc. signifie que les saints se servent d'autres images analogues. Cf. 7. 2 << Dieu voulant priver. » 59. En titre, Figures. P. R., x.

3 << Par impuissance. » Qu'il les en laissait manquer. Mais Dieu avait-il besoin

de prouver cela?

4 « Le peuple juif. » Auquel il a prodigué ces biens périssables.

5 « Les Juifs avaient vieilli. » 35. Cf. xvi, 43. P. R., ibid.

6 << Que pour cela. » Ce pour cela domine tout le reste de la phrase. P. R. le fait sentir, en écrivant, et que c'était pour cela que.

7 « Et un temple bien bâti. » C'est la langue des peuples primitifs et qui parle aux sens, c'est celle d'Homère : 'töxtípivov atoλiz0pov.

8 « Et il a prédit. » Supprimé dans P. R. Cependant cette phrase est essentielle, comme on le verra à la fin du paragraphe.

9 « Le monde ayant vieilli. » C'est-à-dire les Juifs. Tout cela était ignoré du reste du monde.

10 « Dans ces erreurs charnelles. » Pascal n'appelle pas erreur d'avoir cru ces faits, qui sont attestés par la Bible, ou plutôt qui sont toute la Bible, mais d'avoir rapporté tout cela au peuple juif, tandis que Dieu ne faisait ces choses que comme une figure du christianisme à venir. L'erreur est de n'avoir pas compris que le règne du Christ ne devait pas être de ce monde, et que la Jérusalem qui régnerait sur les nations ne serait pas Jérusalem, mais l'Eglise. Toute cette histoire, suivant Pascal, n'est histoire qu'aux yeux de la chair; à ceux de l'esprit, elle est mystère et allégorie.

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