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en sorte qu'aujourd'hui l'homme est devenu semblable aux bêtes, et dans un tel éloignement de moi, qu'à peine lui reste-t-il une lumière confuse de son auteur: tant toutes ses connaissances ont été éteintes ou troublées! Les sens, indépendants de la raison, et souvent maîtres de la raison, l'ont emporté1 à la recherche des plaisirs. Toutes les créatures ou l'affligent ou le tentent; et dominent sur lui, ou en le soumettant par leur force, ou en le charmant par leurs douceurs, ce qui est encore une domination plus terrible 2 et plus impérieuse. Voilà l'état où les hommes sont aujourd'hui. Il leur reste quelque instinct puissant du bonheur de leur première nature, et ils sont plongés dans les misères de leur aveuglement et de leur concupiscence", qui est devenue leur seconde nature.

De ce principe que je vous ouvre, vous pouvez reconnaître la cause de tant de contrariétés qui ont étonné tous les hommes, et qui les ont partagés en de si divers sentiments. Observez maintenant tous les mouvements de grandeur et de gloire que l'épreuve de tant de misères ne peut étouffer, et voyez s'il ne faut pas que la cause en soit en une autre nature.

... C'est en vain, ô hommes', que vous cherchez dans vousmêmes le remède à vos misères. Toutes vos lumières ne peuvent arriver qu'à connaître que ce n'est point dans vous-mêmes que vous trouverez ni la vérité ni le bien. Les philosophes vous l'ont promis, et ils n'ont pu le faire. Ils ne savent ni quel est votre véritable bien, ni quel est votre véritable état. Comment auraient-ils

comme dépouillé de son empire sur les créatures qu'il se voit assujetti aux plaisirs et aux douleurs. Par l'un comme par l'autre il est devenu semblable aux bêtes.

1 « L'ont emporté. » Ce verbe si actif marque toute la force des sens.

2 « Une domination plus terrible. » On reconnaît la sévérité janséniste.

3 a Voilà l'état où les hommes. » C'est toujours, ce semble, la Sagesse de Dieu qui parle; P. R. ne devait pas détacher cet alinéa.

« De leur aveuglement et de leur concupiscence. » Toujours la même division. 5 « De ce principe que je vous ouvre. » Cf. le troisième alinéa du paragr. 3. C'est toujours la Sagesse divine qui s'adresse aux hommes.

6 « En une autre nature. » En une autre nature que la nature actuelle si misérable. 7 « C'est en vain, ô hommes. » 324. En titre: A P. R., pour demain. Prosopopée. P. R. a fondu ce fragment dans le précédent; il en est une variante. Pascal fait parler la Sagesse de Dieu, et on voit par le mot prosopopée qu'il avait conscience de cet artifice oratoire, et l'employait avec réflexion.

8 « Votre véritable état. » Ici se trouvent quelques lignes barrées : « Je suis la >> seule qui peut vous apprendre ces choses; je les enseigne à ceux qui m'écoutent. » Les livres que j'ai mis entre les mains des hommes les découvrent bien nette

donné des remèdes à vos maux, puisqu'ils ne les ont pas seulement connus? Vos maladies principales sont l'orgueil, qui vous soustrait de Dieu, la concupiscence, qui vous attache à la terre; et ils n'ont fait autre chose qu'entretenir au moins l'une de ces maladies'. S'ils vous ont donné Dieu pour objet, ce n'a été que pour exercer votre superbe ils vous ont fait penser que vous lui étiez semblables et conformes par votre nature 2. Et ceux qui ont vu la vanité de cette prétention vous ont jetés dans l'autre précipice, en vous faisant entendre que votre nature était pareille à celle des bêtes, et vous ont portés à chercher votre bien dans les concupiscences qui sont le partage des animaux. Ce n'est pas là le moyen de vous guérir de vos injustices, que ces sages n'ont point connues. Je puis seule3 vous faire entendre qui vous êtes...

Si on vous unit à Dieu, c'est par grâce, non par nature. Si on vous abaisse, c'est par pénitence, non par nature.

... Ces deux états étant ouverts ', il est impossible que vous ne » ment. Mais je n'ai pas voulu que cette connaissance fùt si ouverte [c'est-à-dire : >> Je n'ai pas voulu qu'elle fût si ouverte qu'on n'eût pas besoin de la grâce pour l'acquérir. Voir l'art. xx]. J'apprends aux hommes ce qui les peut rendre heu>> reux; pourquoi refusez-vous de m'ouïr? Ne cherchez pas de satisfaction dans la >> terre n'espérez rien des hommes. Votre bien n'est qu'en Dieu, et la souveraine » félicité consiste à connaître Dieu, à s'unir à lui dans l'éternité. Votre devoir est » à l'aimer de tout votre cœur. Il vous a créé... »

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« L'une de ces maladies. » Les stoïques, l'orgueil; les épicuriens, la concupis

cence.

2 « Par votre nature. » Tandis que c'est seulement par sa grâce. Voir le court fragment ci-après.

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3 « Je puis seule. » On a la suite dans le morceau ci-dessus; c'est là ce que Pascal a définitivement conservé de cette prosopopée. Il a fait entrer le reste dans le discours qu'il tient en son nom avant de faire parler Dieu même. L'idée de cette figure si poétique a été reprise par Racine dans un cantique admirable, le plus beau morceau, je crois, de la poésie lyrique française. On nous excusera de citer ce passage, inspiré peut-être par Pascal, où on sent l'austère piété de Port-Royal, attendrie par le charme de la poésie la plus touchante et la plus pure:

De la Sagesse éternelle
La voix tonne et nous instruit :
Enfants des hommes, dit-elle,
De voз soins quel est le fruit?
Par quelle erreur, âmes vaines,
Du plus pur sang de vos veines
Achetez vous si souvent,
Non un pain qui vous repaisse,
Mais une ombre qui vous laisse
Plus affamés que devant?

Le pain que je vous propose
Sert aux anges d'aliment:
Dieu lui-même le compose
De la fleur de son froment.
C'est ce pain si délectable
Que ne sert point à sa table
Le monde que vous suivez.
Je l'offre à qui veut me suivre.
Approchez, voulez-vous vivre!
Prenez, mangez et vivez.

4 « Si on vous unit à Dieu. » 322. Manque dans les éditions.

5 « Ces deux états. » 322. P. R., III.

6

« Étant ouverts. » Vous étant découverts, vous étant indiqués.

mais

les reconnaissiez pas. Suivez vos mouvements, observez-vous vousmêmes, et voyez si vous n'y trouverez pas les caractères vivants de ces deux natures. Tant de contradictions se trouveraient-elles dans un sujet simple 1?

... Je n'entends pas 2 que vous soumettiez votre créance à moi sans raison, et ne prétends pas vous assujettir avec tyrannie. Je ne prétends pas aussi vous rendre raison de toutes choses; et pour accorder ces contrariétés, j'entends vous faire voir clairement, par des preuves convaincantes, des marques divines en moi, qui vous convainquent de ce que je suis, et m'attirent autorité par des merveilles et des preuves que vous ne puissiez refuser; et qu'ensuite vous croyiez sûrement les choses que je vous enseigne, quand vous n'y trouverez aucun sujet de les refuser, sinon que vous ne pouvez par vous-mêmes connaître si elles sont ou non.

S'il y a un seul principe de tout, une seule fin de tout : tout par lui, tout pour lui. Il faut donc que la vraie religion nous enseigne à n'adorer que lui et à n'aimer que lui. Mais, comme nous nous trouvons dans l'impuissance d'adorer ce que nous ne connaissons pas, et d'aimer autre chose que nous, il faut que la religion qui instruit de ces devoirs nous instruise aussi de ces impuissances, et qu'elle nous apprenne aussi les remèdes. Elle nous apprend que par un homme' tout a été perdu, et la liaison rompue entre Dieu et nous, et que par un homme, la liaison est réparée.

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Nous naissons si contraires à cet amour de Dieu, et il est si né

1 « Dans un sujet simple. » Cf. le paragr. 3.

2 « Je n'entends pas. » 325. P. R. xxvIII. En lisant avec attention ce fragment, on s'aperçoit que c'est une autorité divine qui parle, comme l'Église ou la Religion, ou plutôt la Sagesse divine se manifestant dans la religion: de sorte que ce peut bien être là encore une partie de la prosopopée conçue par Pascal. En publiant ce morceau comme une pensée détachée, P. R. écrit: Dieu n'entend pas, etc. Mais Dieu, parlant en personne, dirait-il qu'il fera voir des marques divines en lui; qu'il ne prétend pas rendre raison de toutes choses', etc.?

3 « Ces contrariétés. » Celles sur lesquelles Pascal revient sans cesse. Voir aussi le paragr. 6.

4 << S'il y a un seul. » 457. Manque dans P. R.

5

« Une seule fin de tout. » C'est-à-dire il doit y avoir aussi une seule fin.

6

« Tout par lui. » Si tout est par lui, tout doit être pour lui.

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9 Nous naissons si contraires. » Mais est-il donc assuré que notre nature soit si

contraire à l'amour de Dieu et de la vertu?

cessaire, qu'il faut que nous naissions coupables, ou Dieu serait injuste.

1

2.

Le péché originel est folie devant les hommes, mais on le donne pour tel. Vous ne me devez donc pas reprocher le défaut de raison en cette doctrine, puisque je la donne pour être sans raison. Mais cette folie est plus sage que toute la sagesse des hommes, sapientius est hominibus. Car, sans cela, que dira-t-on qu'est l'homme? Tout son état dépend de ce point imperceptible". Et comment s'en fût-il aperçu par sa raison, puisque c'est une chose au-dessus de sa raison, et que sa raison, bien loin de l'inventer par ses voies, s'en éloigne quand on le lui présente?

3.

Cette duplicité de l'homme est si visible, qu'il y en a qui ont pensé que nous avions deux àmes: un sujet simple leur paraissant incapables de telles et si soudaines variétés, d'une présomption démesurée à un horrible abattement de cœur.

Toutes ces contrariétés, qui semblaient le plus m'éloigner de la connaissance de la religion, est ce qui m'a le plus tôt conduit à la véritable.

Pour moi, j'avoue qu'aussitôt que la religion chrétienne découvre ce principe, que la nature des hommes est corrompue et déchue de Dieu, cela ouvre les yeux à voir partout le caractère de

1 « Le péché originel. » Dans la Copie. P. R., III.

2 « Sans raison. » Sur cette pensée, cf. x, 4, page 145.

3

«Sapientius est hominibus. » I Cor., 1, 25: Quod stultum est Dei sapientius est hominibus, et quod infirmum est Dei fortius est hominibus.

4 « De ce point imperceptible. » C'est-à-dire qu'il ne peut pas apercevoir. - Sur la pensée, cf. vIII, 1, l'alinéa commençant par ces mots, Chose étonnante cependant, et les notes.

5 « Cette duplicité. » 47. P. R., III. - Montaigne, II, 4, p. 308 : « Cette varia>>tion et contradiction qui se veoid en nous, si souple, a faict que aulcuns nous » songent deux ames, d'aultres deux puissances, qui nous accompaignent et agitent >> chascune à sa mode, vers le bien l'une, l'aultre vers le mal: une si brusque di>>versité ne se pouvant bien assortir à un subiect simple. » On voit que Montaigne parle des variations de l'homme en général (c'est dans le chapitre intitulé De l'inconstance de nos actions), tandis que Pascal a en vue cette contradiction qu'il signale sans cesse dans l'homme, grandeur el misère.

«Toutes ces contrariétés. » 487. P. R., 111. Voir l'avant-dernier fragment du paragraphe 4.

7 « Pour moi, j'avoue. » Dans la copie. P. R., 11.

cette vérité car la nature est telle, qu'elle marque partout un Dieu perdu, et dans l'homme, et hors de l'homme1, et une nature corrompue.

Sans ces divines connaissances2, qu'ont pu faire les hommes, sinon, ou s'élever dans le sentiment intérieur qui leur reste de leur grandeur passée, ou s'abattre dans la vue de leur faiblesse présente? Car, ne voyant pas la vérité entière, ils n'ont pu arriver à une parfaite vertu. Les uns considérant la nature comme incorrompue, les autres comme irréparable, ils n'ont pu fuir, ou l'orgueil, ou la paresse, qui sont les deux sources de tous les vices; puisqu'ils ne peuvent sinon ", ou s'y abandonner par lâcheté, ou en sortir par l'orgueil. Car, s'ils connaissaient l'excellence de l'homme, ils en ignoraient la corruption; de sorte qu'ils évitaient bien la paresse, mais ils se perdaient dans la superbe '. Et s'ils reconnaissaient l'infirmité de la nature, ils en ignoraient la dignité de sorte qu'ils pouvaient bien éviter la vanité, mais c'était en se précipitant dans le désespoir.

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De là viennent les diverses sectes des stoïques et des épicuriens; des dogmatistes et des académiciens, etc. La seule religion chré

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1 « Hors de l'homme, » Comment cela? Pascal veut-il dire que sans le péché originel il n'y aurait point de désordre même dans la nature extérieure, point de tremblements de terre, point d'animaux qui souffrent, etc.?

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2 « Sans ces divines connaissances. » 373. P. R., III.

3 << Ou s'élever... ou s'abattre. » C'est toujours la même antithèse.

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<< De leur faiblesse présente. » Ici le passage suivant barré : « Dans cette impuissance de voir la vérité entière, s'ils connaissaient la dignité de notre condi» tion, ils en ignoraient la corruption; ou s'ils en connaissaient l'infirmité, ils en » ignoraient l'excellence; et suivant l'une ou l'autre de ces routes, qui leur faisait >> voir la nature, ou comme incorrompue, ou comme irréparable, ils se perdaient » ou dans la superbe, ou dans le désespoir. » Dans cette phrase si serrée, la pensée était rendue avec une admirable précision, mais Pascal a cru devoir l'étendre et l'expliquer davantage.

5 « Ils ne peuvent sinon. » C'est-à-dire ils ne peuvent rien autre chose que. 6 « S'y abandonner. » A tous les vices.

D

7 « Dans la superbe. » Nous avons déjà rencontré plusieurs fois ce vieux mot si expressif, qui s'est perdu parce qu'il se confond avec l'adjectif. La correction, l'orgueil, se trouve ici dans une copie, de la main d'Arnauld.

Il faut prendre ces

« Des dogmatistes. Pascal dit ailleurs, dogmatiques. noms deux à deux, d'une part les stoïques, de l'autre les épicuriens; d'une part les dogmatistes, qui prétendent qu'on peut connaître la vérité, de l'autre les académiciens, qui soutiennent qu'on n'arrive qu'à la vraisemblance et au doute. Toutes les sectes, par opposition à l'Académie, étaient dogmatiques, mais surtout les péripatéticiens, les seuls dont le dogmatisme fût conséquent et complet. Par l'etc, Pascal fait entendre que s'il y a eu d'autres sectes, on retrouve toujours en elles l'un ou l'autre esprit.

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