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rendre compte qu'à soi-même? Pense-t-il nous avoir portés par là à avoir désormais bien de la confiance en lui, et à en attendre des consolations, des conseils et des secours dans tous les besoins de la vie? Prétendent-ils nous avoir bien réjouis, de nous dire qu'ils tiennent que notre âme n'est qu'un peu de vent et de fumée, et encore de nous le dire d'un ton de voix fier et content? Est-ce donc une chose à dire gaiement? et n'est-ce pas une chose2 à dire tristement au contraire, comme la chose du monde la plus triste? S'ils y pensaient sérieusement, ils verraient que cela est si mal pris, si contraire au bon sens, si opposé à l'honnêteté, et si éloigné en toute manière de ce bon air qu'ils cherchent, qu'ils seraient plutôt capables de redresser que de corrompre ceux qui auraient quelque inclination à les suivre. Et, en effet, faites-leur rendre compte3 de leurs sentiments, et des raisons qu'ils ont de douter de la religion; ils diront des choses si faibles et si basses, qu'ils vous persuaderont du contraire. C'était ce que leur disait un jour fort à propos une personne : Si vous continuez à discourir de la sorte, leur disait-il, en vérité vous me convertirez. Et il avait raison; car qui n'aurait horreur de se voir dans des sentiments où l'on a pour compagnons des personnes si méprisables!

Ainsi ceux qui ne font que feindre ces sentiments seraient bien malheureux de contraindre leur naturel pour se rendre les plus impertinents des hommes. S'ils sont fâchés dans le fond de leur cœur de n'avoir pas plus de lumière, qu'ils ne le dissimulent pas : cette déclaration ne sera point honteuse. Il n'y a de honte qu'à n'en point avoir. Rien n'accuse davantage une extrême faiblesse d'esprit que de ne pas connaître quel est le malheur d'un homme sans Dieu; rien ne marque davantage une mauvaise disposition du cœur que de ne pas souhaiter la vérité des promesses éternelles; rien n'est

1 « Prétendent-ils. » Pascal revient au pluriel, qu'il avait employé jusqu'à ces mots: ouir un homme qui nous dit.

2 « Et n'est-ce pas une chose. » Combien de sentiment et d'amertume dans toutes cés interrogations!

3 « Faites-leur rendre compte. » P. R. pour éviter le mauvais son, en effet faites, a écrit, si on leur fait, ce qui est bien moins vif.

4 « Vous me convertirez. » Il semble que ce mot est l'original de celui qu'on attribue à Duclos parlant de philosophes de cette sorte: Ils en feront tant qu'ils me feront aller à confesse.

5 « Qu'à n'en point avoir. » Qu'à n'être pas honteux d'être sans croyance, et, comme on disait alors, sans foi ni loi.

plus lâche' que de faire le brave contre Dieu. Qu'ils laissent donc ces impiétés à ceux qui sont assez mal nés pour en être véritablement capables: qu'ils soient au moins honnêtes gens 2, s'ils ne peuvent être chrétiens', et qu'ils reconnaissent enfin qu'il n'y a que deux sortes de personnes qu'on puisse appeler raisonnables: ou ceux qui servent Dieu de tout leur cœur, parce qu'ils le connaissent; ou ceux qui le cherchent de tout leur cœur, parce qu'ils ne le connaissent pas.

Mais pour ceux qui vivent sans le connaître et sans le chercher, ils se jugent eux-mêmes si peu dignes de leur soin, qu'ils ne sont pas dignes du soin des autres; et il faut avoir toute la charité de la religion qu'ils méprisent, pour ne les pas mépriser jusqu'à les abandonner dans leur folie. Mais parce que cette religion nous oblige de les regarder toujours, tant qu'ils seront en cette vie, comme capables de la grâce qui peut les éclairer, et de croire qu'ils peuvent être dans peu de temps plus remplis de foi que nous ne sommes, et que nous pouvons au contraire tomber dans l'aveuglement où ils sont, il faut faire pour eux ce que nous voudrions qu'on fit pour nous si nous étions à leur place, et les appeler à avoir pitié d'eux-mêmes, et à faire au moins quelques pas pour tenter s'ils ne trouveront pas de lumières. Qu'ils donnent à cette lecture' quelques-unes de ces heures qu'ils emploient si inutilement ailleurs quelque aversion qu'ils y apportent 3, peut-être ren

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1 « Rien n'est plus lâche. » Il semble que c'est là que Boileau a pris le trait qui termine le passage cité plus haut. En effet, l'épitre 11 est de 4673; c'est en 1670 qu'avait paru la première édition des Pensées. Que cette répétition du même tour est passionnée! quelle ardeur dans tout ce morceau!

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<< Honnêtes gens. » Dans le sens où Pascal a déjà employé ce mot.

3 a S'ils ne peuvent être chrétiens. » P. R., s'ils ne peuvent encore; et plus loin, parcequ'ils ne le connaissent pas encore. Cette addition a pour objet de faire comprendre que ces hommes de bonne foi doivent nécessairement finir par trouver ce qu'ils cherchent, et par être chrétiens, P. R. a ajouté, dans la même intention, toute cette phrase : « C'est donc pour les personnes qui cherchent Dieu sincère»ment, et qui, reconnaissant leur misère, désirent véritablement d'en sortir, qu'il » est juste de travailler, afin de leur aider [de les aider] à trouver la lumière qu'ils » n'ont pas. »

4 « Toute la charité. » Cette charité de Pascal est sombre et amère.

6 « Que nous ne sommes. » Car la grâce souffle où il lui plaît: Spiritus ubi vult spirat (JEAN, III, 8). La grâce est toute gratuite, et nous ne pouvons la mériter. C'est la doctrine janséniste.

« Et que nous pouvons au contraire. » Serait-il donc insensible à cet aveuglement si lui-même n'était en danger d'y tomber?

ว « A cette lecture. » C'est-à-dire, à la lecture de cet ouvrage.

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«Quelque aversion qu'ils y apportent. » Ces mots durs sont supprimés dans P. R.

contreront-ils quelque chose, ou du moins ils n'y perdront pas beaucoup. Mais pour ceux qui y apporteront une sincérité parfaite et un véritable désir de rencontrer la vérité, j'espère qu'ils y auront satisfaction, et qu'ils seront convaincus des preuves d'une religion si divine, que j'ai ramassées ici, et dans lesquelles j'ai suivi à peu près cet ordre 1...

... Que l'on juge donc là-dessus 2 de ceux qui vivent sans songer à cette dernière fin de la vie, qui se laissent conduire à leurs inclinations et à leurs plaisirs sans réflexion et sans inquiétude, et, comme s'ils pouvaient anéantir l'éternité3 en en détournant leur pensée, ne pensent à se rendre heureux que dans cet instant seulement ".

Cependant cette éternité subsiste, et la mort, qui la doit ouvrir, et qui les menace à toute heure, les doit mettre infailliblement dans peu de temps dans l'horrible nécessité d'être éternellement ou anéantis ou malheureux, sans qu'ils sachent laquelle de ces éternités leur est à jamais préparée...

5

Ce repos dans cette ignorance est une chose monstrueuse, et dont il faut faire sentir l'extravagance et la stupidité à ceux qui y passent leur vie, en la leur représentant à eux-mêmes, pour les confondre par la vue de leur folie. Car voici comment raisonnent les hommes, quand ils choisissent de vivre dans cette ignorance de ce qu'ils sont, et sans rechercher d'éclaircissement. Je ne sais, disent-ils...

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Entre nous, et l'enfer ou le ciel, il n'y a que la vie entre deux, qui est la chose du monde la plus fragile.

1 « A peu près cet ordre. » On voit que ce morceau devait entrer dans la préface du livre que méditait Pascal. Mais qu'était-ce que cet ordre? On peut en prendre une idée par l'exposé qui se trouve dans la notice de madame Périer.

2 « Que l'on juge donc là-dessus. » Ce fragment fait partie d'une variante assez étendue de cette espèce de préface, qui se trouve à la suite dans les copies. 3 « Anéantir l'éternité. » Alliance de mots bien originale. Cf. III, 6.

4 << Dans cet instant seulement... Get instant, c'est la vie; car il est indubitable que le temps de cette vie n'est qu'un instant. Ainsi s'exprimait Pascal quelques lignes plus haut dans cette variante.

5 « Ce repos dans cette ignorance. » P. R. a fait entrer cet alinéa dans son texte. - Cf. Nicole: De la crainte de Dieu, chap. 3.

-

6 « Car voici comment raisonnent les hommes. » Ce tour est bien moins vif que celui auquel s'est arrêté Pascal: Et comment se peut-il faire? etc. Voir plus haut.

7 << Entre nous et l'enfer. » 63. Ce fragment et les deux qui suivent se trouvent dans le manuscrit autographe. P. R. les a intercalés dans le texte du grand morceau ci-dessus.

Un homme dans un cachot', ne sachant si son arrêt est donné, n'ayant plus qu'une heure pour l'apprendre, cette heure suffisant, s'il sait qu'il est donné, pour le faire révoquer, il est contre la nature qu'il emploie cette heure-là, non à s'informer si cet arrêt est donné, mais à jouer au piquet 2. Ainsi, il est surnaturel que l'homme... C'est un appesantissement de la main de Dieu.

Ainsi, non-seulement le zèle de ceux qui le cherchent prouve Dieu, mais l'aveuglement de ceux qui ne le cherchent pas.

Nous courons sans souci3 dans le précipice, après que nous avons mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir.

ARTICLE X.

1.

4

Notre âme est jetée dans le corps, où elle trouve nombre, temps, dimension. Elle raisonne là-dessus, et appelle cela nature, nécessité, et ne peut croire autre chose ".

L'unité jointe à l'infini' ne l'augmente de rien, non plus qu'un pied à une mesure' infinie. Le fini s'anéantit en présence de l'infini, et devient un pur néant3. Ainsi notre esprit devant Dieu; ainsi notre justice devant la justice divine.

1 « Un homme dans un cachot. » 64.

Mais à jouer au piquet. » P. R. Mais à jouer et à se divertir. Ils craignent ces détails familiers, qu'il ne faut employer qu'avec discrétion, il est vrai, mais qui, employés à propos, rendent l'idée bien plus sensible qu'une expression générale. Celle-ci fait sentir que toutes les occupations des hommes n'ont rien de plus important que de jouer au piquet.

3 « Nous courons sans souci. » 27.

« Notre âme est jetée. » 3. En tête de la page on lit : Infini, rien; sans qu'on voie si c'est précisément là un titre. Les pensées qui suivent sont séparées les unes des autres dans le manuscrit par des traits. Les mots, infini, rien, s'expliqueront tout à l'heure. Ce premier alinéa manque dans les éditions.

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« Ne peut croire autre chose. » C'est-à-dire ne peut croire un infini ou un Dieu, qui n'a ni dimension, ni temps, ni nombre.

6 « L'unité jointe à l'infini. » P. R. donne cet alinéa avec le suivant en tête du titre VII comme une pensée détachée.

7 « Qu'un pied à une mesure. » C'est-à-dire qu'un pied joint à une mesure. »

« Et devient un pur néant. » Nous avons déjà dit (1, 4) que ce n'est là qu'une fiction du langage des mathématiques. Le fini comparé à l'infini ne compte pas dans nos calculs, mais il n'en existe pas moins le fini est, le néant n'est pas.

Il n'y a pas si grande disproportion entre notre justice et celle de Dieu, qu'entre l'unité et l'infini.

Il faut que la justice de Dieu soit énorme comme sa miséricorde or, la justice envers les réprouvés est moins énorme et doit moins choquer que la miséricorde envers les élus.

Nous connaissons qu'il y a un infini, et ignorons sa nature. Comme nous savons qu'il est faux que les nombres soient finis, donc il est vrai qu'il y a un infini en nombre : mais nous ne savons ce qu'il est. Il est faux qu'il soit pair, il est faux qu'il soit impair ; car, en ajoutant l'unité, il ne change point de nature; cependant c'est un nombre', et tout nombre est pair ou impair : il est vrai que cela s'entend de tous nombres finis'.

Ainsi on peut bien connaître qu'il y a un Dieu sans savoir ce qu'il est.

Nous connaissons donc l'existence et la nature du fini, parce que nous sommes finis et étendus comme lui.

Nous connaissons l'existence de l'infini' et ignorons sa nature,

1 « Il n'y a pas si grande disproportion. » P. R. a cru devoir retourner la phrase ; « Il n'y a pas si grande disproportion entre l'unité et l'infini qu'entre notre justice >> et celle de Dieu.» Nous croyons que le texte renferme la vraie pensée de Pascal. Il songe, comme l'indique l'alinéa suivant, à répondre à ceux qui ne peuvent concevoir la conduite de Dieu envers les damnés, et il reconnaît que cela n'est pas selon notre justice, qu'il y a une très-grande disproportion entre notre justice et celle de Dieu; mais, après tout, dit-il, cette disproportion n'est pas si grande que celle qu'il y a entre l'unité et l'infini, laquelle est avouée par tout le monde. Or l'unité, c'est chacun de nous; l'infini, c'est Dieu. Sur ces deux justices, cf., VHI, 1.

2 « Il faut que la justice de Dieu.» Les éditeurs de P. R. ont transporté cet alinéa, comme une pensée détachée, à la fin de leur titre xxvi. Bossut, II, xvii, 63. 3 « Et doit moins choquer. » C'est là le dernier trait de la dureté janséniste. Quoi! la raison de Pascal est plus choquée du salut de quelques hommes que de la réprobation du plus grand nombre des hommes, livrés à des supplices infinis et éternels! Quoi! les docteurs les plus sévères, les plus fermes génies se confondent à la pensée de l'enfer; et lui, ce n'est pas l'enfer, c'est le paradis qui le choque! quelle idée, et quelle expression!

♦ « Nous connaissons qu'il y a un infini. » A partir d'ici les éditeurs de P. R. ne coupent plus la suite de ce morceau, l'un des plus curieux développements qu'il y ait dans les Pensées (titre VII).

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5 << Comme nous savons. » C'est-à-dire, par exemple nous savons.

« Cependant c'est un nombre. » C'est une équivoque de langage. L'infini n'est pas un nombre, il n'y a point de nombre qui soit l'infini : si on dit qu'il y a un infini en nombre, ce ne peut être là qu'une expression pour faire entendre l'impossibilité d'arriver à un nombre qui soit le dernier.

« De tous nombres finis. Mais il n'y a que des nombres finis.

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8 << Nous connaissons donc. » Ce qui suit jusqu'à : Parlons maintenant, manque dans P. R. et dans les anciens éditeurs.

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« L'existence de l'infini. » L'infini nombre n'a pas d'existence, et n'est qu'une

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