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tant que nous voudrons les braves1, voilà la fin qui attend 2 la plus belle vie du monde. Qu'on fasse réflexion là-dessus, et qu'on dise ensuite s'il n'est pas indubitable qu'il n'y a de bien en cette vie qu'en l'espérance d'une autre vie; qu'on n'est heureux qu'à mesure qu'on s'en approche, et que comme il n'y aura plus de malheurs pour ceux qui avaient une entière assurance de l'éternité, il n'y a point aussi de bonheur pour ceux qui n'en ont aucune lumière.

C'est donc assurément un grand mal que d'être dans ce doute; mais c'est au moins un devoir indispensable de chercher, quand on est dans ce doute '; et ainsi celui qui doute et qui ne cherche pas est tout ensemble bien malheureux et bien injuste. Que s'il est avec cela tranquille et satisfait, qu'il en fasse profession, et enfin qu'il en fasse vanité, et que ce soit de cet état même qu'il fasse le sujet de sa joie et de sa vanité, je n'ai point de termes pour qualifier une si extravagante créature.

Où peut-on prendre ces sentiments? Quel sujet de joie trouvet-on à n'attendre plus que des misères sans ressource? Quel sujet de vanité de se voir dans des obscurités impénétrables, et comment se peut-il faire que ce raisonnement-ci se passe dans un homme raisonnable?

« Je ne sais qui m'a mis au monde', ni ce que c'est que le monde, ni que moi-même. Je suis dans une ignorance terrible de toutes choses. Je ne sais ce que c'est que mon corps, que mes sens, que mon âme et cette partie même de moi qui pense ce que je dis,

« Faisons tant que nous voudrons les braves. » Cette vive ironie s'adresse à ceux qu'on appelait alors les libertins, les esprits forts; Molière nous a représenté dans son Don Juan leurs grands airs, leur pitié pour ceux qui croient, les défis qu'ils adressent au ciel.

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2 « Voilà la fin qui attend. » Cf. xxiv, 58.

3 « Qu'on s'en approche. » De cette espérance.

« Pour ceux qui avaient. » Pendant leur vie. Pascal sous-entend qu'on ne peut avoir cette foi parfaite sans avoir au même degré la charité (cf. XVI, 43), et sans être ainsi parfait chrétien.

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« Quand on est dans ce doute. » P. R., quand on y est, pour ne pas répéter le mot. Mais Pascal ne craignait pas ces répétitions (voir vi, 24). Celle-ci fait mieux sentir ce que ce doute a d'importun.

De cet état même. » Remarquons la progression. Il est satisfait, il fait profession de l'être, il en fait vanité, et la cause de sa satisfaction et de sa vanité, c'est ce doute même où il est, c'est-à-dire un état misérable.

« Je ne sais qui m'a mis au monde. » Cf. x1, 8.

8 « Que mon âme et cette partie même. » L'incrédule qui parle ne croit pas précisément avoir une âme, au sens que les hommes religieux attachent à ce mot.

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qui fait réflexion sur tout et sur elle-même, et ne se connaît non plus que le reste. Je vois ces effroyables espaces de l'univers qui m'enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu'en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m'est donné à vivre m'est assigné à ce point plutôt qu'à un autre de toute l'éternité qui m'a précédé et de toute celle qui me suit 5. Je ne vois que des infinités de toutes parts, qui m'enferment comme un atome, et comme une ombre qui ne dure qu'un instant sans retour. Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir; mais ce que j'ignore le plus est cette mort même que je ne saurais éviter '.

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S'il se sert de ce terme, il doit tout de suite le définir et l'expliquer. P. R. a altéré cette phrase.

1 « Ces effroyables espaces. » Cf. xxv, 46, 47.

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« Attaché à un coin. » Cf. 1, 4 et que de ce petit cachot où il se trouve logé. 3 « Ce peu de temps. Il pouvait dire ce temps que je vis, comme il avait dit ce lieu où je suis; mais il ne peut s'empêcher d'exprimer le sentiment triste de la courte durée de la vie : ce peu de temps qui m'est donné.

« Qui m'a précédé. » Il parle d'une double éternité, comme il a parlé ailleurs de deux infinis (1, 1).

5 « Et de toute celle qui me suit. » C'est sans doute à cette phrase que pensait Voltaire quand il écrivait à madame du Deffand (4 mai 1772): « Un philosophe » nommé Timée a dit, il y a plus de deux mille cinq cents ans, que notre existence >> est un moment entre deux éternités; et les jansénistes, ayant trouvé ce mot dans >> les paperasses de Pascal, ont cru qu'il était de lui. » Mais Voltaire se trompait encore cette fois en attribuant ces expressions au prétendu Timée (cf. 1, 4, note 8 de la page 2). M. Sainte-Beuve (t. III, p. 537) a plus justement rapproché du texte de Pascal des vers de l'anthologie grecque (Anthol. Palat., VII, 472):

Μύριος ἦν, ἄνθρωπο, χρόνος προτοῦ ἄχρι πρὸς ἠθ

Ήλθες, χώ λοιπός μύριος εἰς ἀΐδην.

Τις μοῖρα ζωῆς ὑπολείπεται ἡ ὅσον ὅσσον

Στιγμή, καὶ στιγμής εἴ τι χαμηλότερον;

Et le reste. Cf. xxv, 46. Les expressions du psaume, ab æterno et usque in æternum (CII, 47) marquent aussi deux éternités.

6 « Et comme une ombre. » Cette image tant prodiguée semble sortir si naturellement de tout ce qu'on vient de lire, qu'on la croirait ncuve et produite pour la première fois.

2 « Tout ce que je connais. Que cela est triste quelle vanité de la connaissance humaine!

8 « Mais ce que j'ignore le plus. » Il semble que Pascal soit moins affligé de mourir que d'ignorer la mort; le tourment qu'il ressent le plus, c'est celui de l'intelligence se consumant sur un problème insoluble. Son désespoir comme son orgueil se rapporte à la pensée.

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« Que je ne saurais éviter. » Quand on vient de lire ce passage d'une incomparable beauté, on est comme honteux de poursuivre un commentaire et de s'arrêter à de petits détails; on voudrait ne continuer d'écrire que pour exprimer ce qu'on éprouve d'admiration et de respect. On se sent humble et confondu devant une telle puissance d'imagination et de pensée, comme Pascal lui-même devant l'objet immense de ses réflexions. Je ne sais si Bossuet, je dis Bossuet, a jamais eu une éloquence aussi simple et aussi forte. Bien des choses ont été dites sur notre peti

» Comme je ne sais d'où je viens, aussi je ne sais où je vais ; et je sais seulement qu'en sortant de ce monde je tombe pour jamais ou dans le néant, ou dans les mains d'un Dieu irrité1, sans savoir à laquelle de ces deux conditions je dois être éternellement en partage 2. Voilà mon état, plein de misère, de faiblesse, d'obscurité. Et de tout cela je conclus3 que je dois donc passer tous les jours de ma vie sans songer à chercher ce qui doit m'arriver. Peut-être que je pourrais trouver quelque éclaircissement dans mes doutes; mais je n'en veux pas prendre la peine, ni faire un pas pour le chercher; et après en traitant avec mépris ceux qui se travailleront de ce soin, je veux aller sans prévoyance et sans crainte tenter un si grand événement, et me laisser mollement conduire à la mort, dans l'incertitude de l'éternité de ma condition' future. »>>

Qui souhaiterait avoir pour ami un homme qui discourt de cette manière? Qui le choisirait entre les autres pour lui communiquer

tesse et notre ignorance, mais jamais elle n'a été peinte avec cette grandeur, ni mesurée avec cette sûreté et cette hardiesse; jamais l'esprit humain, en s'humiliant, ne s'est tenu si haut sans effort.

Analysons cependant pour nous instruire: cet alinéa peut être considéré comme un modèle parfait de développement oratoire; toute la pensée se trouve déjà contenue dans la première phrase, mais elle y est dans des termes très-généraux. Pascal détaille ensuite, c'est le détail qui fait impression dans l'éloquence. Il explique tout ce qu'il y a sous ce mot, moi-même, puis il passe au monde, mais ce n'est plus le monde, ce sont ces effroyables espaces de l'univers qui m'enferment; la pensée s'ouvre et se résout en images. Pour mieux faire sentir son ignorance, il marque les points précis du problème: pourquoi ce lieu? pourquoi cet instant? Bientôt les images, comme le sentiment, deviennent plus vives; ce ne sont plus des espaces, une étendue, ce sont des infinités de toutes parts; il n'est plus qu'un atome, qu'une ombre. Voilà le progrès du style, il n'est autre que le mouvement de la pensée elle-même, poussée à la fois par la logique et par la passion.

1. D'un Dieu irrité. » Socrate disait au contraire : « Sachez que j'espère trouver » au delà de la mort la compagnie d'hommes bons et justes, et pourtant je n'ose> rais l'affirmer; mais il y a une chose dont je me tiens sûr, c'est que j'y trouverai dans les Dieux de bons maîtres. Phédon, p. 63. Voir plus haut la note sur les mots, ou anéantis ou malheureux.

« Éternellement en partage. » Bossuet, Dr. fun. de la Palal. : « Ils n'ont pas » même de quoi établir le néant, auquel ils aspirent après cette vie, et ce misê»rable partage ne leur est pas assuré. »>

3 « Et de tout cela je conclus. » N'oublions pas que c'est toujours le libertin qui parle.

« Et aprés en traitant avec mépris. Pour se rendre compte du mot après, il faut lire comme s'il y avait, et en traitant, après, avec mépris, etc.

5 « De l'éternité de ma condition. » C'est-à-dire de ce que sera éternellement ma condition.

6 « Qui souhaiterait. » Ce petit alinéa manque dans P. R. En effet il coupe un peu le fil des idées, il anticipe sur des réflexions qu'on retrouvera plus loin.

ses affaires? Qui aurait recours à lui dans ses afflictions? Et enfin à quel usage de la vie le pourrait-on destiner?

En vérité, il est glorieux à la religion d'avoir pour ennemis des hommes si déraisonnables; et leur opposition lui est si peu dangereuse, qu'elle sert au contraire à l'établissement de ses principales vérités. Car la foi chrétienne ne va principalement qu'à établir ces deux choses: la corruption de la nature, et la rédemption de Jésus-Christ. Or, s'ils ne servent pas à montrer la vérité de la rédemption par la sainteté de leurs mœurs, ils servent au moins1 admirablement à montrer la corruption de la nature par des sentiments si dénaturés.

Rien n'est si important à l'homme que son état; rien ne lui est si redoutable que l'éternité. Et ainsi, qu'il se trouve des hommes indifférents à la perte de leur être, et au péril d'une éternité de misères, cela n'est point naturel. Ils sont tout autres à l'égard de toutes les autres choses : ils craignent jusqu'aux plus légères, ils les prévoient, ils les sentent; et ce même homme qui passe tant de jours et de nuits dans la rage et dans le désespoir pour la perte d'une charge, ou pour quelque offense imaginaire à son honneur, c'est celui-là même qui sait qu'il va tout perdre par la mort, sans inquiétude et sans émotion 2. C'est une chose monstrueuse de voir dans un même cœur et en même temps cette sensibilité pour les moindres choses et cette étrange insensibilité pour les plus grandes. C'est un enchantement incompréhensible, et un assoupissement surnaturel3, qui marque une force toute-puissante qui le cause.

Il faut qu'il y ait un étrange renversement dans la nature de l'homme pour faire gloire d'être dans cet état, dans lequel il sem

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1 « Ils servent au moins. La finesse, et je dirais presque la subtilité avec laquelle Pascal tourne l'objection en démonstration est admirable.

2 « Sans inquiétude et sans émotion. » Cela n'est pas quand la mort est présente ou évidemment prochaine, mais seulement tant qu'elle reste dans un lointain indéterminé; et alors il en est de même de tous les autres maux.

Je ne sais pas prévoir les malheurs de si loin.

3 « Un assoupissement surnaturel. » Pascal appelle surnaturel et monstrueux ce qui est une nécessité de notre nature: car tout homme, même le plus croyant, éprouvant l'horreur de la mort, tous passeraient toute leur existence dans la rage et le désespoir. Nicole parle comme Pascal (De la crainte de Dieu, ch. 3).

Pour faire gloire d'être dans cet état. » C'est pourtant le sentiment qui inspire Lucrèce, et que Virgile a rendu à son tour en si beaux vers; mais ce dont ils

ble incroyable qu'une seule personne puisse être. Cependant l'expérience m'en fait voir en si grand nombre que cela serait surprenant, si nous ne savions que la plupart de ceux qui s'en mêlent se contrefont et ne sont pas tels en effet. Ce sont des gens qui ont ouï dire que les belles manières du monde consistent à faire ainsi l'emporté. C'est ce qu'ils appellent avoir secoué le joug, et qu'ils essaient d'imiter. Mais il ne serait pas difficile de leur faire entendre combien ils s'abusent en cherchant par là de l'estime. Ce n'est pas le moyen d'en acquérir, je dis même parmi les personnes du monde 2 qui jugent sainement des choses, et qui savent que la seule voie d'y réussir est de se faire paraître honnête, fidèle, judicieux, et capable de servir utilement son ami; parce que les hommes n'aiment naturellement que ce qui peut leur être utile ". Or, quel avantage y a-t-il pour nous à ouïr dire à un homme, qu'il a donc secoué le joug", qu'il ne croit pas qu'il y ait un Dieu qui veille sur ses actions; qu'il se considère comme seul maître de sa conduite, et qu'il ne pense en

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se vantent, ce n'est pas de savoir qu'ils ne seront plus, c'est de se sentir libres des erreurs vulgaires et des terreurs du Tartare.

Atque metus omnes et inexorabile fatum

Subjecit pedibus strepitumque Acherontis avari.

Au reste, les hommes à qui Pascal s'adresse n'étaient pas en général de grands philosophes, mais des esprits vifs et légers, entraînés par la passion, par l'humeur, par la mode, par tous ces motifs frivoles qui, suivant Pascal lui-même, disposent des hommes.

« A faire ainsi l'emporté. » On voit par Molière et Boileau que ce portrait est fidèle:

Vois-tu ce libertin en public intrépide

Qui prêche contre un Dieu que dans son âme il croit;

Il irait embrasser la vérité qu'il voit,

Mais de ses faux amis il craint la raillerie,

Et ne brave ainsi Dieu que par poltronnerie (Ép. III).

Mont., Apol., p. 46: « L'atheïsme estant une proposition comme desnaturee et » monstrueuse, difficile aussi et malaysee d'establir en l'esprit humain, pour inso» lent et desreglé qu'il puisse estre, il s'en est veu assez, par vanité, et par fierté » de concevoir des opinions non vulgaires et reformatrices du monde, en affecter la >> profession par contenance; qui, s'ils sont assez fols, ne sont pas assez forts pour >> l'avoir plantee en leur conscience... Hommes bien miserables et escervellez, qui » taschent d'estre pires qu'ils ne peuvent! »

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« Les personnes du monde. » Par opposition à ceux qui font profession de piété, aux dévots.

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D'y réussir. C'est-à-dire de réussir dans le monde.

Que ce qui leur peut être utile. » Si ce principe était bien médité par la jeunesse, il préviendrait les illusions et les mécomptes; il l'empêcherait de croire qu'on puisse prétendre au respect et à l'admiration des hommes par cela seul qu'on

a quelque vivacité d'esprit, de l'imagination et des passions.

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Qu'il a donc secoué le joug. » Donc a ici le même sens que dans cette phrase où on l'emploie sans cesse, je dis done. Le manuscrit porte, qui nous dit qu'il a done.

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