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( Des Barreaux)'. Mais ils ne l'ont pas pu, ni les uns ni les autres, et la raison demeure toujours, qui accuse la bassesse et l'injustice des passions, et qui trouble le repos de ceux qui s'y abandonnent; et les passions sont toujours vivantes dans ceux mêmes qui y veulent renoncer.

2

3.

Nous avons une impuissance de prouver' invincible à tout le dogmatisme; nous avons une idée de la vérité invincible à tout le pyrrhonisme.

Nous souhaitons la vérité, et ne trouvons en nous qu'incertitude. Nous cherchons le bonheur, et ne trouvons que misères et mort. Nous sommes incapables de ne pas souhaiter la vérité et le bonheur, et sommes incapables ni de certitude 5 ni de bonheur. Ce désir nous est laissé, tant pour nous punir, que pour nous faire sentir d'où nous sommes tombés ".

4.

Si l'homme n'est fait pour Dieu, pourquoi n'est-il heureux qu'en Dieu ? Si l'homme est fait pour Dieu, pourquoi est-il si contraire à Dieu ?

5.

L'homme ne sait à quel rang se mettre. Il est visiblement égaré, et tombé de son vrai lieu sans le pouvoir retrouver. Il le cherche partout avec inquiétude et sans succès dans des ténèbres impénétrables.

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<< Des Barreaux. » On connaît assez l'épicuréisme de Des Barreaux. Pascal avait pu être mis en relation avec lui par ses amis mondains. Des Barreaux, né en 4602, est mort en 4673.

2 « Nous avons une impuissance. » 489. En titre, Instinct. Raison. P. R., ibid. 3 « De prouver. » Prouver, c'est établir, au moyen d'une vérité évidente, une autre qu'on ne voit pas d'abord. On ne prouve donc pas ce qui est évident de soi, mais cette impossibilité n'est pas impuissance.

4 « Nous souhaitons la vérité. » 487. P. R., ibid.

5 « Incapables ni de certitude. » Comme s'il y avait, en détachant la négation renfermée dans le mot incapables, nous ne sommes capables ni de certitude, etc.

« D'où nous sommes tombés. » Voir la fin du passage de Bossuet cité dans les notes sur le paragraphe 4.

7 « Si l'homme n'est fait. » 485. P. R., XXI.

8 « L'homme ne sait. » 465. P. R., XXI.

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La misère se concluant de la grandeur, et la grandeur de la misère, les uns ont conclu la misère d'autant plus qu'ils en ont pris pour preuve la grandeur 2, et les autres concluant la grandeur avec d'autant plus de force qu'ils l'ont conclue de la misère même, tout ce que les uns ont pu dire pour montrer la grandeur n'a servi que d'un argument aux autres pour conclure la misère, puisque c'est être d'autant plus misérable qu'on est tombé de plus haut; et les autres, au contraire 3. Ils se sont portés les uns sur les autres par un cercle sans fin : étant certain qu'à mesure que les hommes ont de la lumière, ils trouvent et grandeur et misère en l'homme. En un mot, l'homme connaît qu'il est misérable : il est donc misérable, puisqu'il l'est; mais il est bien grand, puisqu'il le connait.

4

... S'il se vante, je l'abaisse; s'il s'abaisse, je le vante; et le contredis toujours, jusqu'à ce qu'il comprenne qu'il est un monstre incompréhensible.

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ARTICLE IX.

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Qu'ils apprennent au moins quelle est la religion qu'ils combattent, avant que de la combattre. Si cette religion se vantait d'a

1 « La misère se concluant. » 461. En titre, A P. R. Grandeur et misère. Ce signe, à P. R., indique que Pascal se proposait de développer ces réflexions dans une conférence à Port Royal. On retrouvera ailleurs la même indication. Les éditeurs ont rattaché ce morceau au précédent par une transition. Sur cette opposition, Grandeur et misère, voir 1, 3, 4, 5, etc., et l'art. XII.

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« Pour preuve la grandeur. » Il va expliquer comment un peu plus loin.

3 « Et les autres au contraire. » Puisque, si l'homme n'était grand par nature,

ne se trouverait pas si misérable dans son état actuel.

il

4 « Par un cercle sans fin. » Quand un cercle tourne, les deux demi-circonférences sont alternativement au-dessus et au-dessous. Ainsi on voit reparaître tour à tour dans l'homme la grandeur et la misère.

5 « Puisqu'il le connaît. » Cf. 1, 6.

6. S'il se vante. » 442. P. R., XXI. — Ce ne sont pas là de simples réflexions, c'est un combat, c'est une lutte passionnée de Pascal contre la nature humaine, c'est-à-dire contre sa propre nature. On trouve encore, p. 393 du manuscrit :

« Contrariétés. L'homme est naturellement crédule, incrédule; timide, téméraire. » ? « Qu'ils apprennent au moins. » Ce morceau nous a été conservé dans les copies contemporaines, il ne se trouve plus dans ce qui nous reste du texte autographe. Il forme le titre de l'édition de P. R., où il est intitulé: Contre l'indifférence des alhées.

voir une vue claire de Dieu, et de le posséder à découvert et sans voile, ce serait la combattre que de dire qu'on ne voit rien dans le monde qui la montre avec cette évidence'. Mais puisqu'elle dit au contraire que les hommes sont dans les ténèbres et dans l'éloignement de Dieu, qu'il s'est caché à leur connaissance, que c'est même2 le nom qu'il se donne dans les Écritures, Deus absconditus ; et enfin si elle travaille également à établir ces deux choses : que Dieu a établi des marques sensibles dans l'Église pour se faire reconnaître à ceux qui le chercheraient sincèrement, et qu'il les a couvertes néanmoins de telle sorte qu'il ne sera aperçu que de ceux qui le cherchent de tout leur cœur, quel avantage peuvent-ils tirer, lorsque, dans la négligence où ils font profession d'être de chercher la vérité, ils crient que rien ne la leur montre ? puisque cette obscurité où ils sont, et qu'ils objectent à l'Église, ne fait qu'établir une des choses qu'elle soutient, sans toucher à l'autre, et établit sa doctrine, bien loin de la ruiner.

Il faudrait, pour la combattre, qu'ils criassent' qu'ils ont fait tous leurs efforts pour la chercher partout, et même dans ce que l'Eglise propose pour s'en instruire, mais sans aucune satisfaction. S'ils parlaient de la sorte, ils combattraient à la vérité une de ses prétentions. Mais j'espère montrer ici qu'il n'y a personne raisonnable qui puisse parler de la sorte; et j'ose même dire que jamais personne ne l'a fait'. On sait assez de quelle manière agissent ceux

1 «

Qui la montre avec cette évidence. » Qui montre la religion avec cette évidence, qui montre qu'elle ait cette évidence.

2a Que c'est même, » Il faut construire, puisqu'elle dit que c'est.

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Deus absconditus. » ISAIE, XLV, 15. Voici le passage que Pascal interprète ainsi : « Voici ce que dit le Seigneur à Cyrus : L'industrie de l'Egypte, le commerce » de l'Ethiopie, les puissants de Saba passeront en ta puissance; ils seront à toi, >> ils marcheront derrière toi, les mains liées derrière le dos; ils t'adoreront et te >> supplieront disant : Dieu n'est qu'avec toi, Dieu n'est que là où tu es. Tu es » vraiment le Dieu caché, le Dieu sauveur d'Israël... »

4 « Et qu'il les a couvertes néanmoins. » C'est ici une idée fondamentale dans la doctrine religieuse de Pascal, et on le verra même la pousser jusqu'à l'extrémité la plus dure. Cf. XI, 5, et tout l'article xx.

« Une des choses qu'elle soutient. » C'est que Dieu est caché, et la religion obscure.

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« Sans toucher à l'autre. » On ne peut argumenter avec plus de précision et de finesse. L'autre, c'est que la religion est claire pour ceux qui cherchent sincère

ment.

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« Qu'ils criassent. » Pascal anime et rend dramatique la pensée de ses adversaires aussi bien que la sienne propre.

8 << Personne raisonnable. » Nous dirions, personne de raisonnable.

9

<< Personne ne l'a fait. » Il s'est produit, depuis Pascal, une incrédulité plus

qui sont dans cet esprit. Ils croient avoir fait de grands efforts pour s'instruire, lorsqu'ils ont employé quelques heures à la lecture de quelque livre de l'Écriture, et qu'ils ont interrogé quelque ecclésiastique sur les vérités de la foi. Après cela, ils se vantent d'avoir cherché sans succès dans les livres et parmi les hommes 1. Mais, en vérité, je ne puis m'empêcher de leur dire ce que j'ai dit souvent, que cette négligence n'est pas supportable. Il ne s'agit pas ici de l'intérêt léger de quelque personne étrangère, pour en user de cette façon; il s'agit de nous-mêmes, et de notre tout 2.

L'immortalité de l'âme est une chose qui nous importe si fort, qui nous touche si profondément, qu'il faut avoir perdu tout sentiment pour être dans l'indifférence de savoir ce qui en est. Toutes nos actions et nos pensées doivent prendre des routes si différentes, selon qu'il y aura3 des biens éternels à espérer ou non, qu'il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement, qu'en la réglant par la vue de ce point, qui doit être notre dernier objet". Sup Ainsi notre premier intérêt et notre premier devoir est de nous éclaircir sur ce sujet, d'où dépend toute notre conduite. Et c'est pourquoi, entre ceux qui n'en sont pas persuadés, je fais une extrême différence de ceux qui travaillent de toutes leurs forces à s'en, instruire, à ceux qui vivent sans s'en mettre en peine et sans y penser. Je ne puis avoir que de la compassion pour ceux qui gémissent sincèrement dans ce doute, qui le regardent' comme le dernier des

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grave et, si on l'ose dire, plus religieuse que celle qu'il combat. Rousseau a cherché à l'exprimer dans la Profession de foi du Vicaire Savoyard.

1 << Dans les livres et parmi les hommes. » Remarquer le contraste de ces expressions générales et imposantes avec ces termes dédaigneux, quelques heures, quelque livre, quelque ecclésiastique.

2 «De nous-mêmes et de notre tout. » Nous-mêmes répond au mot étrangère; notre tout, au mot léger.

3

« Selon qu'il y aura. » Cf. XXIV, 58. Cependant des philosophes très-religieux ont soutenu qu'à part même la foi en une autre vie, la vertu est encore le parti que la sagesse conseille à l'homme pour son bonheur ici-bas. Cette proposition est le sujet des Soirées de Saint-Pétersbourg. Et Pascal méme dit ailleurs (x, 1, vers la fin) Je vous dis que vous y gagnerez en cette vie.

4 « Notre dernier objet. » P. R. a mis premier, mais le dernier objet est celui auquel tout se rapporte et va aboutir. Plus loin, cette dernière fin de la vie.

a Travaillent de toutes leurs forces. » Cela semble contredire ce qu'il a dit plus haut, que personne ne l'a jamais fait; mais il entend que ces gens, qui ne sont pas persuadés à tel moment, ne peuvent manquer de finir par l'étre.

« Avoir que de la compassion. » Cf. 1, 9.

7 « Qui le regardent. » Mais pour éprouver ce sentiment, ne faut-il pas déjà avoir la foi?

malheurs, et qui n'épargnant rien pour en sortir, font de cette recherche leurs principales et leurs plus sérieuses1 occupations.

Mais pour ceux qui passent leur vie sans penser à cette dernière fin de la vie, et qui, par cette seule raison qu'ils ne trouvent pas en eux-mêmes les lumières qui les persuadent 2, négligent de les chercher ailleurs, et d'examiner à fond si cette opinion est de celles que le peuple reçoit par une simplicité crédule, ou de celles qui, quoique obscures d'elles-mêmes, ont néanmoins un fondement très-solide et inébranlable; je les considère d'une manière toute différente.

Cette négligence, en une affaire où il s'agit d'eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout, m'irrite plus qu'elle ne m'attendrit'; elle m'étonne et m'épouvante : c'est un monstre pour moi. Je ne dis pas ceci par le zèle pieux d'une dévotion spirituelle. J'entends au contraire qu'on doit avoir ce sentiment par un principe d'intérêt humain et par un intérêt d'amour-propre il ne faut pour cela que voir ce que voient les personnes les moins éclairées.

Il ne faut pas avoir l'âme fort élevée pour comprendre qu'il n'y a point ici de satisfaction véritable et solide; que tous nos plaisirs ne sont que vanité; que nos maux sont infinis; et qu'enfin la mort, qui nous menace à chaque instant, doit infailliblement nous mettre dans peu d'années dans l'horrible nécessité d'étre éternellement ou anéantis ou malheureux 5.

Il n'y a rien de plus réel que cela, ni de plus terrible. Faisons

1 a Leurs principales et leurs plus sérieuses. » P. R. a mis tout cela au singulier, ce qui est plus correct.

2 « Les lumières qui les persuadent. >> Plus correctement, qui les persuaderaient, qui pourraient les persuader.

3

<< M'irrite plus qu'elle ne m'attendrit. » Voilà le secret de la piété janséniste et de l'éloquence de Pascal. Voir vIII, 4.

4 « Qu'il n'y a point ici. » C'est-à-dire dans cette vie.

5 << Ou anéantis ou malheureux. » La philosophie antique disait au contraire, pour prouver que la mort n'était pas à craindre, qu'elle devait amener ou l'anéantissement, qui est l'absence de peine, ou un état meilleur. Voir Platon, Apol., p. 40; Cicéron, Tusc., 1, 44. Montaigne dit (Apol., p. 226): « Ils ont ce dilemme >>tousiours en la bouche ou l'ame est mortelle, ou immortelle. Si mortelle, elle >> sera sans peine; si immortelle, ell' ira en amendant. Ils ne touchent iamais >> l'aultre branche: quoy, si elle va en empirant? et laissent aux poètes les menaces » des peines futures; mais par là ils se donnent un beau ieu. » On trouve dans le manuscrit de Pascal, p. 489, cette note: « Fausseté des philosophes qui ne discu» taient pas l'immortalité de l'âme. Fausseté de leur dilemme, dans Montaigne. Il y a en effet trois suppositions possibles. Pascal, à son tour, en néglige une parcequ'il ne sépare pas la croyance à l'âme et à Dieu de la croyance à l'enfer.

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