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principes. Et les autres, au contraire, qui sont accoutumés à raisonner par principes, ne comprennent rien aux choses de sentiment, y cherchant des principes, et ne pouvant voir d'une vue.

34.

La vraie éloquence se moque de l'éloquence, la vraie morale se moque de la morale; c'est-à-dire que la morale du jugement se moque de la morale de l'esprit, qui est sans règles 2. Car le jugement est celui à qui appartient le sentiment, comme les sciences appartiennent à l'esprit. La finesse est la part du jugement, la géométrie est celle de l'esprit.

Se moquer de la philosophie, c'est vraiment philosopher.

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35.

Toutes les fausses beautés que nous blàmons en Cicéron ont des admirateurs, et en grand nombre.

1 « La vraie éloquence. » 169. En titre, Géométrie, Finesse. Manque dans P. R. Le titre, Géométrie, Finesse, indique qu'il faut rapprocher ce fragment du paragraphe 2. Sur la vraie éloquence opposée à ce qu'on appelle l'éloquence, cf. le paragraphe suivant.

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2 « Qui est sans règles. Cependant la morale de l'esprit étant, d'après ce qui suit, la morale du raisonnement, la morale géométrique, comment peut-elle être sans règles? C'est qu'il n'y a pas de principes absolus sur lesquels on puisse établir une géometrie en morale.

3 « Car le jugement est celui à qui. » C'est-à-dire est ce à quoi. Celui est au masculin parce que le jugement est au masculin; c'est une attraction à la manière des langues anciennes.

4 « Se moquer de la philosophie. >> C'est comme s'il avait dit, en continuant le même tour: La vraie philosophie se moque de la philosophie. Mont., Apol., p. 146: « Un ancien à qui on reprochoit qu'il faisoit profession de la philosophie, » de laquelle pourtant en son iugement il ne tenoit pas grand compte, respondit que >> cela c'estoit vrayement philosopher. »

5 « Toutes les fausses beautés. » 439. Manque dans P. R. En blåmant dans Cicéron les fausses beautés, on doit croire que Pascal ne méconnaissait pas les véritables. Montaigne, son maître, qui parle d'ailleurs assez durement de Cicéron, ajoute pourtant (11, 40, p. 451): « Quant à son eloquence, elle est du tout hors >> de comparaison: ie crois que iamais homme ne l'egualera. » Il mèle à cet éloge quelques critiques sans y appuyer beaucoup; et nulle part, je crois, il ne lui reproche des beautés fausses. Mais il est remarquable que trois de nos plus grands esprits, Pascal, La Fontaine, Fénelon, se soient montrés sévères à l'égard de cette éloquence tant admirée. C'est justement, je crois, parce qu'elle était trop indiscrètement admirée de leur temps, et que le nom de Cicéron était compromis par les déclamateurs cicéroniens. Rollin encore, qui a tant de sens, avait peine à consentir qu'on préférât à Cicéron Démosthène (voir son Traité des Études); qu'on juge où devait aller l'enthousiasme des esprits vulgaires, puisé dès 1 enfance dans les écoles, et fortifié par la pratique d'un art oratoire tel que celui que Racine a parodié dans les Plaideurs. Méré ne parait pas goûter beaucoup Cicéron; et en effet, Cicéron est trop constamment oraleur pour plaire à ces délicats qui voulaient qu'on ne fût qu'honnéte homme. Cf. vi, 45.

36.

Il y a beaucoup de gens qui entendent le sermon de la même manière qu'ils entendent vêpres.

37.

Les rivières sont des chemins 2 qui marchent, et qui portent où l'on veut aller3.

38.

Deux visages semblables, dont aucun ne fait rire en particulier, font rire ensemble par leur ressemblance.

39.

... Ils ont quelques principes; mais ils en abusent. Or, l'abus des vérités doit être autant puni que l'introduction du mensonge.

ARTICLE VIII.

1.

... Les principales forces des pyrrhoniens, je laisse les moindres, sont que nous n'avons aucune certitude de la vérité de ces principes, hors la foi et la révélation, sinon en ce que nous les sentons naturellement en nous: or, ce sentiment naturel n'est pas une preuve convaincante de leur vérité, puisque n'y ayant point de certitude, hors la foi, si l'homme est créé par un Dieu bon, par un démon méchant, ou à l'aventure, il est en doute si ces principes nous sont

1 a Il y a beaucoup de gens. » 275. Manque dans P. R. P. R. n'aurait pas voulu dire ce que semble dire Pascal, qu'on entend vêpres machinalement, comme quelque chose d'étranger, à quoi on n'a point de part.

2 « Les rivières sont des chemins. » 439. Manque dans P. R.

3 « Où l'on veut aller. » Pourvu qu'on veuille aller où elles portent.

4 << Deux visages semblables. » 83. Manque dans P. R.

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<< Ils ont quelques principes. » 344. En titre : Probabilité. Supprimé dans P. R., comme se rattachant aux querelles du jansenisme. On lit dans les éditions: Les astrologues, les alchimistes ont quelques principes, etc. On voit que Pascal ne pensait pas du tout aux alchimistes et aux astrologues, mais à la morale des jésuites et à leur doctrine de la probabilité. Voir les Provinciales.

« Les principales forces. » 257. P. R., XXI. P. R. a mis en tête de ce morceau un alinéa qui en forme comme l'exorde.

« De ces principes. » P. R.: Des principes. C'est ce qu'il appelle plus loin les principes naturels. Cf. 111, 15, pour voir ce que c'est que ces principes.

• «Par un démon méchant. » C'est l'objection que se fait Descartes.

donnés ou véritables, ou faux, ou incertains1, selon notre origine. De plus, que 2 personne n'a d'assurance, hors de la foi', s'il veille ou s'il dort, vu que durant le sommeil on croit veiller aussi fermement " que nous faisons; on croit voir les espaces, les figures, les mouvements; on sent couler le temps, on le mesure, et enfin on agit de même qu'éveillé; de sorte que, la moitié de la vie se passant en sommeil, par notre propre aveu, où, quoi qu'il nous en paraisse, nous n'avons aucune idée du vrai, tous nos sentiments étant alors des illusions, qui sait si cette autre moitié de la vie où nous pensons veiller n'est pas un autre sommeil un peu différent du premier, dont nous nous éveillons quand nous pensons dormir "?

« Ou faux ou incertains. » Faux, si nous sommes faits par un démon méchant; incertains, si nous procédons du hasard. Mais comment concevoir un Dieu bon ou un démon méchant, si on ne conçoit d'abord le bien, le mal comme quelque chose de réel et de certain? La notion de la vérité n'est donc pas subordonnée à celle de Dieu, mais au contraire.

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« De plus, que. » Ce que fait suite aux premiers mots de l'article: Les principales forces des pyrrhoniens sont que...

3 « Hors de la foi. Et qu'est-ce que la foi, comment pourrait-on avoir la foi, quand on ne sait pas si on dort ou si on veille? Fides ex auditu, dit saint Paul; comment donc pourra-t-on croire, si on n'est pas sûr de ce qu'on entend? Cependant il faut avouer que Pascal ne fait ici que suivre les principes mêmes de Descartes, qui s'exprime ainsi dans le Discours de la Méthode (quatrième partie): « Enfin s'il y a » des hommes qui ne soient pas assez persuadés de l'existence de Dieu et de leur » àme par les raisons que j'ai apportées, je veux bien qu'ils sachent que toutes les autres choses dont ils se pensent peut-être plus assurés, comme d'avoir un corps » et qu'il y a des astres, et une terre, et choses semblables, sont moins certaines : "car encore qu'on ait une assurance morale de ces choses qui est telle, qu'il semble » qu'à moins que d'être extravagant on n'en peut douter; toutefois aussi, à moins que d'être déraisonnable, lorsqu'il est question d'une certitude métaphysique, on ne >> peut nier que ce ne soit assez de sujet pour n'en être pas entièrement assuré, que » d'avoir pris garde qu'on peut en même façon s'imaginer, étant endormi, qu'on a un >> autre corps, et qu'on voit d'autres astres, et une autre terre, sans qu'il en soit » rien. Car d'où sait-on que les pensées qui viennent en songe sont plutôt fausses » que les autres, vu que souvent elles ne sont pas moins vives et expresses? Et que » les meilleurs esprits y étudient tant qu'il leur plaira, je ne crois pas qu'ils puissent » donner aucune raison suffisante pour óter ce doute s'ils ne présupposent l'existence » de Dieu, » etc. Cette supposition d'un Dieu, Descartes prétend la démontrer géométriquement, en partant de la connaissance certaine que l'homme a de sa propre pensée. Il ne sait s'il a un corps, ni s'il y a des corps, mais il se tient sûr d'avoir une âme. Pour Pascal, il n'admet point de certitude philosophique, et il ne veut tenir l'existence de Dieu, ni celle du monde, ni la sienne même, que de la foi. Ce système répugne à la nature; mais n'est-il pas plus conséquent que celui de Descartes, qui veut absolument douter là où tous les hommes affirment, et qui affirme là où quelquefois ils ont douté?

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« Aussi fermement. » Non, car en rêvant on ne met pas en question si on rêve, on ne discute pas la solidité des imaginations qui se présentent, on n'a pas d'opinion arrêtée là-dessus; on sent plutôt qu'on ne croit, on sent vivement, mais on ne croit pas fermement.

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5 « Quand nous pensons dormir. » Ici Pascal avait ajouté cet alinéa qu'il a barré :

Voilà les principales forces de part et d'autre 1.

Je laisse les moindres, comme les discours que font les pyrrhoniens contre les impressions de la coutume 2, de l'éducation, des mœurs, des pays, et les autres choses semblables, qui, quoiqu'elles entraînent la plus grande partie des hommes communs, qui ne dogmatisent que sur ces vains fondements, sont renversées par le moindre souffle des pyrrhoniens. On n'a qu'à voir leurs livres, si l'on n'en est pas assez persuadé; on le deviendra bien vite, et peut-être trop.

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Je m'arrête à l'unique fort des dogmatistes, qui est qu'en parlant de bonne foi et sincèrement, on ne peut douter des principes naturels.

Contre quoi les pyrrhoniens opposent en un mot l'incertitude de notre origine ', qui enferme celle de notre nature; à quoi les dogmatistes sont encore à répondre depuis que le monde dure.

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Et qui doute que, si on révait en compagnie, et que par hasard les songes s'accordassent, ce qui est assez ordinaire, et qu'on veillåt en solitude, on ne crût les choses renversées? Enfin, comme on rêve souvent qu'on rêve, entassant un songe » sur l'autre, il se peut aussi bien faire que cette vie n'est elle-même qu'un songe [cet indicatif est incorrect, mais non illogique, car on dit bien : Peut-être que cette » vie n'est qu'un songe], sur lequel les autres sont entés, dont nous nous éveillons à » la mort, pendant laquelle [laquelle vie] nous avons aussi peu les principes du vrai » et du bien que pendant le sommeil naturel; ces différentes pensées qui nous y agi»tent n'étant peut-être que des illusions, pareilles à l'écoulement du temps et aux vaines fantaisies de nos songes [il faut construire, à l'écoulement du temps de nos » songes, dans nos songes, à la manière dont le temps y paraît s'écouler]. » Pascal a-t-il supprimé ce morceau seulement pour abréger, ou pour ne pas inquiéter l'esprit des lecteurs par trop de pyrrhonisme? Quoi qu'il en soit, il y a encore dans ces réflexions une extrême finesse. Mais je ne conçois pas du tout ce que ce peut être que de rêver en compagnie; ce ne serait plus rêver. Cf. 111, 44.

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« De part et d'autre. » Supprimé dans P. R. En effet, dans ce qui précède, il n'y a rien sur les forces des dogmatiques.

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«Les impressions de la coutume. » C'est ce qui remplit une grande partie des Pensées.

3 « On n'a qu'à voir. » Cette phrase troublante a été supprimée dans P. R., ainsi que les derniers mots de celle qui précède. Il semble que Pascal exprime ici l'impression que le livre de Montaigne a produite en lui. Il y a comme un aveu dans ces paroles, et peut-être trop.

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<< Contre quoi les pyrrhoniens. » Phrase encore supprimée dans P. R.

5 » L'incertitude de notre origine » C'est ce qu'il a dit plus haut, que nous ne savons si l'homme est créé par un Dieu bon, par un démon méchant, ou par aventure. 6 « Sont encore à répondre. » On suppose donc que nous tenons l'être, ou bien d'un démon méchant (quoiqu'il soit fort difficile de concevoir ce que ce peut être qu'un être méchant a priori), ou bien de ce que Pascal appelle le hasard; et on demande si nous sommes assurés qu'il nous a été donné une intelligence qui puisse arriver au vrai. Je crois bien qu'on est encore à répondre à cela, car, pour qu'on puisse faire la réponse, il faut d'aberd qu'on puisse poser la question. Or poser la question

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Voilà la guerre ouverte entre les hommes, où il faut que chacun prenne parti, et se range nécessairement, ou au dogmatisme, ou au pyrrhonisme; car, qui pensera demeurer neutre sera pyrrhonien par excellence. Cette neutralité est l'essence de la cabale 2 : qui n'est pas contre eux est excellemment pour eux. Ils ne sont pas pour eux-mêmes; ils sont neutres, indifférents, suspendus à tout 3, sans s'excepter.

Que fera donc l'homme en cet état? Doutera-t-il de tout? doutera-t-il s'il veille, si on le pince, si on le brûle ? doutera-t-il s'il doute? doutera-t-il s'il est? On n'en peut venir là; et je mets en fait qu'il n'y a jamais eu de pyrrhonien effectif parfait. La nature soutient la raison impuissante, et l'empêche d'extravaguer jusqu'à ce point.

Dira-t-il donc, au contraire, qu'il possède certainement la vérité, lui qui, si peu qu'on le pousse, ne peut en montrer aucun titre, et est forcé de lâcher prise??

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Quelle chimère est-ce donc que l'homme? quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradiction, quel prodige'! Juge de toutes choses, imbécile ver de terre, dépositaire du

est impossible. C'est demander: Est-il vrai que rien n'est vrai? est-il certain que rien n'est certain? Il y a contradiction dans les termes. On veut savoir si l'intelligence est capable de la vérité; mais qu'entend-on sous ce mot d'intelligence, sinon la capacité de la vérité? Demander si l'intelligence peut saisir le vrai, c'est demander si elle peut être intelligente.

1 « Voilà la guerre ouverte. » Avant ces mots, P. R. intercale, en l'altérant, un morceau qui forme dans cette édition la sixième partie de ce paragraphe 1.

2 « De la cabale. » Cf. 111, 15. Pascal avait écrit d'abord : « Car la neutralité, » qui est le parti des sages, est le plus ancien dogme de la cabale pyrrhonienne. Il a effacé ces mots, qui disaient trop.

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Suspendus à tout. » Il veut plutôt dire suspendus en tout, à l'égard de tout. Cf. la description du pyrrhonisme dans Montaigne, Apol., p. 127 et suivantes.

4 « Doutera-t-il s'il doute. » On sait que c'est là que s'arrêtait Descartes : Je doute, donc je suis.

5 « De pyrrhonien effectif parfait. » Et non, comme P. R., effectif et parfait. Il n'y a eu de pyrrhonien parfait qu'en paroles, il n'y en a pas eu d'effectif.

6 << La raison impuissante. Ces oppositions ne sont que des abstractions de notre esprit. En réalité, il n'y a pas deux choses séparées dans l'homme, dont l'une soit la nature et l'autre la raison; notre raison n'est que notre nature mème. 7 « De lâcher prise. » Que de vivacité et de mouvement!

« Quelle chimère est-ce donc. » Ce qui suit, jusqu'à rebut de l'univers, a été enlevé de ce morceau, je ne sais pourquoi, par les éditeurs de P. R., et transporté au dernier alinéa de leur titre XXI. Cf. XII, 3.

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« Quel prodige! » Cette accumulation d'expressions fortes marque un si profond étonnement, qu'on l'éprouve d'abord avec Pascal; on oublie que l'homme n'est pas 7 après tout, si contradictoire et si monstrueux qu'il le veut imaginer.

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