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hommes et disposent selon leurs caprices des objets du désir de tous. Il juge le présent, il n'en est pas dupe, ou du moins pas à la façon vulgaire; c'est assez pour lui et il ne va pas plus loin, il n'a sur l'avenir ni un pressentiment, ni un vœu. Et la portée de sa morale ne dépasse pas celle de sa politique. S'il avait cru à la raison et à la justice, voici ce qu'il pouvait dire aux grands: Les hommes respectent votre grandeur, ils ne le feront pas longtemps si vous ne la leur faites paraître respectable; et le seul moyen qu'elle le paraisse, c'est que là où est la supériorité du rang et de la fortune, vous mettiez aussi la supériorité de l'intelligence, du dévouement et des services. Au lieu de croire donc qu'il y a deux sortes de grandeurs qui n'ont rien de commun l'une avec l'autre, et que les grandeurs d'établissement ne dépendent que de la volonté des hommes, croyez au contraire que les grandeurs d'établissement n'ont pu avoir leur raison que dans les grandeurs naturelles, qui seules les peuvent soutenir. Soyez donc les véritables grands de votre patrie: voilà vos devoirs en un mot. Au lieu de cela, que dit-il? Répandez l'argent autour de vous, répandez les grâces, faites qu'on se trouve bien de vous faire la cour; voilà à quelles conclusions aboutit, dans l'ordre purement moral, une prédication en apparence si hardie, et cette conclusion bien humble, il ne trouve pas même un raisonnement rigoureux pour l'étayer. Je ne doute pas cependant que ces discours n'aient produit, au temps où ils out paru, une impression profonde; mais je crois que, comme il arrive souvent à Pascal, sa force a été surtout dans la partie critique et négative de ses idées. C'est là qu'il est tout-puissant, que sa logique est irrésistible, son ironie impitoyable, son sang-froid accablant; c'est là qu'il trouve de ces traits qui s'enfoncent si bien, qu'il n'y a pas moyen de les arracher, et qu'ils restent au fond de la blessure. L'esprit d'égalité et d'indépendance, déjà répandu partout, quoiqu'il n'éclatât pas encore, se nourrissait d'autant plus avidement de ces mots terribles, qu'ils n'éveillaient point de scrupule, sortant du sein d'une foi si profonde. Le nom de Dieu obligeait à la soumission extérieure, mais il autorisait la révolte du dedans. On voulait bien honorer les grands, mais on avait le plaisir de leur dire en face qu'ils n'avaient aucun droit par eux-mêmes d'être honorés. Ainsi, l'ordre établi n'ayant plus de racines dans la terre, et demeurant seulement comme suspendu au haut du ciel par la chaîne mystique de la foi, il devait suffire un jour pour tout emporter, qu'un seul anneau de cette chaîne vint à se détacher sous l'effort du doute.

DE PASCAL.

Pendent opera interrupta '.

ARTICLE PREMIER.

1.

.... Que l'homme contemple donc 2 la nature entière dans sa haute

1 « Fendent opera interrupta. » Dans la première édition des Pensées, on a placé en tête du texte une vignette, où on voit, à droite et à gauche, des pierres éparses et des constructions inachevées au milieu, dans un encadrement qui le détache du reste, s'élève un temple dont le fronton est surmonté de la croix; c'est le dessin du monument complet, tel que l'avait conçu l'architecte. La légende de la vignette, pendent opera interrupta, est prise de Virgile (Enéide, IV, 88). C'est ainsi qu'il représente comme suspendues en l'air les constructions interrompues de Carthage, lorsque la reine, tout entière à sa passion, abandonne les travaux déjà avancés par lesquels s'élevait sa ville nouvelle. Mais Virgile ajoute :

Murorum ingentes.

.... minæque

Ces paroles intraduisibles, l'image de ces murs dont la seule ébauche est si menaçante et si altière, voilà ce que les amis de Pascal avaient dans l'esprit en publiant les Pensées, voilà ce qu'ils sous-entendaient, n'osant pas le dire eux-mêmes, mais assurés que les lecteurs d'alors, qui savaient par cœur leur Virgile, le diraient pour eux. Nous croyons devoir conserver comme épigraphe cette ingénieuse légende; et nous pensons qu'elle est devenue d'une application plus juste encore depuis qu'on a dégagé de toute restauration trompeuse les fragments authentiques de l'œuvre imparfaite de Pascal.

2

⚫ Que l'homme contemple donc. » 347. P. R., xxII. Ce long paragraphe a pour titre dans le manuscrit, Disproportion de l'homme. (Il y avait d'abord Incapacité de l'homme.) Ces mots sont suivis de la marque H. Nous pensons que H signifie homme. Pascal paraît avoir marqué ainsi, en les numérotant, cinq de ses feuilles où il était question de l'homme en général. Deux de ces feuilles, marquées 4 et 2, contenaient ce morceau (cf. 1, 6; x1, 8). Il commençait d'abord par l'alinéa suivant, que Pascal a barré ensuite : « ... Voilà où nous mènent les connaissances naturelles. Si >> celles-là ne sont véritables, il n'y a point de vérité dans l'homme; et, si elles le » sont, il y trouve un grand sujet d'humiliation, forcé à s'abaisser d'une ou d'autre » manière; et, puisqu'il ne peut subsister sans les croire, je souhaite, avant que > d'entrer dans de plus grandes recherches de la nature, qu'il la considère une fois >> sérieusement et à loisir, qu'il se regarde aussi soi-même, et juge s'il a quelque ⚫ proportion avec elle, par la comparaison qu'il fera de ces deux objets. » On ne peut dire au juste à quelle suite d'idées se liaient, dans la pensée de Pascal, ces premiers mots : Voilà où nous mènent, etc. Mais les dernières lignes indiquent

et pleine majesté1; qu'il éloigne sa vue 2 des objets bas3 qui l'environnent; qu'il regarde cette éclatante lumière mise comme une lampe éternelle pour éclairer l'univers ; que la térre lui paraisse comme un point, au prix du vaste tour que cet astre décrit ; et qu'il s'étonne de ce que ce vaste tour lui-même n'est qu'un point très-délicat1 à l'égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s'arrête là, que l'imagination passe outre elle se lassera plus tôt de concevoir que la nature de fournir'. Tout ce monde visible n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein' de la nature. Nulle idée n'en approche'. Nous avons beau entrès-nettement la pensée générale de ce morceau. Pascal soutient, comme Montaigne, que l'homme ne peut atteindre à la science, même dans l'ordre des choses naturelles; qu'il ne peut connaître la nature, attendu qu'il n'est pas en proportion avec elles; qu'il y a disproportion entre le sujet et l'objet, comme parlent les philosophes. Le raisonnement est donc celui-ci : ou bien ce que les sens nous apprennent de la nature n'est pas vrai, alors il n'y a pas de vérité pour nous, et il faut nous humilier; ou bien, comme ils nous apprennent qu'elle est disproportionnée avec nous, et que nous n'en pouvons avoir la science, il faut encore nous humilier. Comme il manque un commencement à ce que Pascal avait écrit, P. R. en a fait un : « La première chose > qui s'offre à l'homme, quand il se regarde, c'est son corps, etc. Ce commencement ne marque pas l'intention de Pascal.

1 « La naturé entière dans sa haute et pleine majesté. Montaigne, I, 25, page 249 « Mais qui se presente comme dans un tableau cette grande image de nostre mere nature en son entiere maiesté, » etc.

2 « Qu'il éloigne sa vue. Expression vive, qui fait image. P. R. met: Qu'il ne s'arrête pas à regarder simplement les objets qui l'environnent.

3 « Des objets bas. » P. R. supprime cette épithète dédaigneuse. Pour une raison froide, les objets qui nous environnent ne sont pas plus bas que ceux du ciel, mais Pascal parle la langue de l'imagination.

4 « Cet astre. » Le soleil, qui vient d'être exprimé par une périphrase. Pascal se place dans la supposition que c'est le soleil et les étoiles qui tournent autour de la terre. Voyez à ce sujet le second fragment du paragraphe XXIV, 47, et la note sur ce fragment. Pascal avait mis d'abord : Que le vaste tour qu'elle décrit lui fasse regarder la terre comme un point. C'était le même sens. Elle se rapportait à cette éclatante lumière, c'est-à-dire le soleil. Mais grammaticalement le pronom était équivoque.

5 « Qu'un point très-délicat. » Montaigne, ibid.: « Qui se remarque là-dedans, et » non soy, mais tout un royaume, comme un traict d'une poincte tres delicate, celuy >> là seul estime les choses selon leur iuste grandeur. »

<< Firmament embrassent. » La longue incise qui sépare le que du verbe qui le régit fait sentir combien ce tour est vaste. Les périphrases pompeuses qui expriment le soleil et les étoiles agrandissent encore ces images dans notre esprit.

7 «Que la nature de fournir. » Il y avait d'abord de concevoir des immensités d'espaces que la nature d'en fournir. Les verbes pris absolument et sans complément disent bien davantage, par le vague même qu'ils laissent dans l'esprit.

« L'ample sein. » Pascal avait mis d'abord, n'est qu'un atome dans l'immensité, puis dans l'amplitude.

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« N'en approche. En se rapportait peut-être à l'immensité, comme Pascal avait écrit d'abord. « Au delà des espaces imaginables. » Supprimé dans P. R. Mais comment concevoir au delà de ce qui est imaginable? Concevoir n'est pas ima

fler nos conceptions au delà des espaces imaginables : nous n'enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C'est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part'.

giner. On peut concevoir d'une façon abstraite ce qu'on ne se figure pas d'une ma

nière sensible.

La circonférence nulle part. » Comparaison fameuse, dont l'histoire n'a pas encore été faite exactement.

Voltaire l'a attribuée à Timée de Locres; mais il n'y a rien de semblable dans l'ouvrage prétendu de Timée de Locres, qui n'est autre chose qu'un abrégé du Timée de Platon, écrit avec les formes du dialecte dorien. On lit dans le Timée de Platon et dans le faux Timée de Locres que le monde est une sphère. Il n'en a pas fallu davantage à Voltaire, dont l'assertion fausse a été trop répétée après lui. C'est une de ses légèretés, pour ne pas dire plus.

On a reconnu depuis que Pascal a dù prendre cette image dans la préface mise par mademoiselle de Gournay à son édition des Essais de Montaigne, de 1635. Trismegiste, dit mademoiselle de Gournay, appelle la Déité cercle dont le centre » est partout, la conférence nulle part. » Pascal, qui emprunte au livre de Montaigne toute son érudition profane, s'est probablement souvenu de cette citation. Mademoiselle de Gournay elle-même l'avait trouvée dans Rabelais, qui parle ainsi dans son livre III, chapitre 13: « Nostre ame, lorsque le corps dort...., s'esbat et reueoit sa patrie, qui est le ciel. De la receoit participation insigne de sa prime » et diuine origine; et, en contemplation de ceste infinie et intellectuale sphere, le » centre de laquelle est en chascun lieu de l'uniuers, la circonference point (c'est » Dieu, selon la doctrine de Hermes Trismegistus), à laquelle rien n'aduient, rien. »> ne passe, rien ne dechet, tous temps sont presents, note non-seulement les choses » passees..., mais aussi les futures. » Le Duchat a rejeté dans ses notes ce que nous avons mis en italiques, comme étant une addition introduite dans l'édition de 1573. Mais MM. Esmangard et Eloi Johanneau, dans leur édition de Rabelais, nous avertissent que cette addition se trouve déjà dans l'édition de 1552, donnée du vivant de Rabelais. Rabelais attribuait donc cette image (qu'il a reproduite encore au chapitre 47 du livre V, sans nommer personne), au Grec néoplatonicien qui a écrit sous forme de dialogues les prétendues révélations de ce personnage fabuleux, Hermès où Mercure Trismégiste. Mais sa mémoire l'a trompé, et on chercherait en vain cette comparaison, soit dans le Pimandre (Пopávôpng), c'est le titre de ces dialogues grecs, soit dans un autre dialogue, l'Asclepius, qui se trouve en latin parmi les œuvres d'Apulée. Elle n'est pas plus du Trismégiste qu'elle n'est de Timée de Locres.

Le Duchat l'y a cherchée, et il a consulté à cette occasion le Franciscain Rosseli, qui a attaché aux quarante pages où se renferment le texte et la traduction du Pimandre un énorme commentaire en six tomes in-folio; encore ce commentaire est demeuré inachevé, et ne va guère qu'à la moitié de l'ouvrage. Le Duchat trouva dans ce fatras la phrase suivante ( dans la dix-septième note du premier tome, première question, chapitre 6, p. 145): Mercurius vocat Deum sphæram intellectualem, cujus centrum ubique est, circumferentia vero nusquam. Cette assertion du commentateur ne peut équivaloir à un texte; aussi Le Duchat se contente de dire prudemment : « D'où il est probable que Trismégiste a effectivement dit ce que Ra»belais lui fait dire. On a été moins réservé depuis, et on s'est trompé en prenant cette phrase de Rosseli pour la traduction du texte d'Hermès.

D

Si Le Duchat avait eu la patience de chercher plus longtemps, il aurait trouvé cet autre passage dans la dixième note du troisième tome, p. 144 : In hymno tertii decimi dialogi vocat Deum circulum immortalem, id est sphæram infinitam, cujus centrum est ubique, quia ubique est, et circumferentia nusquam, quia scilicet loco non concluditur. Je traduis: « Dans l'hymne qui fait partie du treizième dialogue, il » appelle Dieu cercle immortel, c'est-à-dire sphère infinie dont le centre est par

Enfin c'est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée 1.

>> tout, car Dieu est partout, et la circonférence nulle part, car il n'est enfermé » dans aucun lieu. » On voit par ce id est que la citation du texte se réduit à ces mots de cercle immortel, et que le reste n'est qu'une glose, suggérée sans doute par la phrase de Rabelais. En effet, le treizième dialogue de Pimandre se termine par un hymne mystique, dans lequel on lit: Ὁ κύκλος ὁ ἀθάνατος τοῦ θεοῦ προσδεξάσθω μου τὸν λόγον, Voilà tout ce qui appartient au Trismegiste.

Mais où Rabelais avait-il vu cette image? On la trouve avant lui dans Gerson (OEuvres, Paris, 1606, t. 1, p. 366). Gerson lui-même l'avait prise dans une méditation éloquente de saint Bonaventure, au chapitre v de son Itinerarium mentis in Deum (OEuvres, Mayence, 1609, t. vii, p. 325). Bonaventure écrivait dans la seconde moitié du treizième siècle. Mais je dois à l'érudition de M. Victor Le Clerc l'indication d'un passage qui nous reporte de nouveau jusqu'à l'antiquité. Vincent de Beauvais, qui écrivait dans la première moitié du treizième siècle, dit au premier chapitre de son Miroir historique: Empedocles quoque sic Deum diffinire fertur: Deus est sphæra, cujus centrum ubique, circumferentia nusquam. Ainsi cette belle définition semble n'échapper à Timée et au Trismégiste que pour être rendue à Empédocle, et c'est toujours à la sagesse grecque qu'en revient l'honneur.

J'ai trouvé ailleurs dans Vincent de Beauvais (Miroir de la nature, 1, 4) qu'il avait lui-même emprunté cette assertion à Hélinand, le poëte du douzième siècle, devenu à la fin de sa vie moine et chroniqueur. Nous ne pouvons pas savoir, le texte d'Hélinand étant perdu, sur quelle autorité lui-même avait attribué cette définition à Empedocle, dont le poëme sur la nature n'existait plus depuis longtemps. Mais tout indique qu'il se conservait au moyen âge, sous forme latine, un recueil de pensées des philosophes de l'antiquité, recueil d'origine antique, où ont été puisées beaucoup de traditions dont on ne retrouve plus maintenant la source.

Il faut être circonspect à affirmer quand on a critiqué tant d'affirmations imprudentes. Nous n'affirmerons donc pas que cette pensée soit en effet d'Empedocle. On peut s'étonner, si Empédocle avait mis dans ses vers une image aussi originale, qu'aucun écrivain ancien ne l'ait recueillie. Mais pour qu'on l'ait mise sous son nom, il est à croire, si elle n'est de lui, qu'elle a du moins été inspirée par lui. En effet on doit remarquer que l'idée de l'Etre considéré comme une sphère appartenait en propre à Empédocle; qu'elle tenait une grande place dans sa doctrine; qu'il définissait les propriétés de cette sphère, et que parmi les fragments qui nous restent de son poëme se trouvent encore trois vers qui se rapportent à cet objet. Il est fâcheux que de savants philologues, qui ont publié dans notre temps ce qui reste d'Empedocle, n'aient pas connu ni mentionné le témoignage précieux de Vincent de Beauvais. Nous ne terminerons pas cette note sans faire observer, premièrement, que Pascal applique cette définition, non plus directement à Dieu, mais à la nature (a), ensuite que cette phrase célèbre n'est pas dans Pascal une de ces pensées isolées, qui n'ont plus de valeur si elles ne sont pas originales; c'est une idée dont il ne s'empare que pour la faire entrer dans un développement magnifique, qui est bien de lui sans doute, et dont elle semble n'être que le terme naturel. On peut dire que si ce n'est lui qui l'a trouvée, c'est lui qui l'a consacrée et rendue populaire, et qui en a fait un de ces traits classiques que tout le monde a appris et retenus.

1 « Dans cette pensée. » Rendons-nous bien compte de la manière dont Pascal se représente l'ensemble des choses. La terre est un point immobile, autour duquel tournent le soleil, les planètes, et enfin les étoiles, attachées à ce qu'on appelle le firmament ou le ciel à des distances effroyables. Mais ce n'est pas là toute la nature; car quand on donnerait à ce firmament des profondeurs infinies, la nature, si elle

(a) Pascal admet donc un infini créé, comme l'auteur du Traité de l'infini créé, publié en 1769 sous le nom de Malebranche.

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