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losophiques d'une époque qui n'est pas trop mal partagée. Que de questions indiscrètes, revenant sans cesse, auxquelles il aurait coupé court par ce hardi coup de maître!!

Ce n'est malheureusement pas ce qui a eu lieu. D'abord les deux puissances que M. Secrétan entreprenait si vaillamment de concilier étaient à la veille de subir une profonde métamorphose, pour dire le moins. Ainsi notre philosophe a vu une expression, en somme authentique, du christianisme, dans cette dogmatique indigeste, vague, étroite et sans aucune portée scientifique qu'on a appelée la théologie du réveil. Grâce à la tentative de M. Secrétan, qui l'a prise in extremis pour en faire l'apologie, cette dogmatique a pu jouir d'un regain de gloire aux yeux de quelques personnes. De son côté, cette puissante spéculation à priori qui se chargeait de tout expliquer, de tout légitimer, n'a pas tardé à perdre tout son prestige pour céder la place au matérialisme et à l'empirisme. C'est à la veille de ces deux catastrophes que les circonstances extérieures ont obligé M. Secrétan à rédiger son livre, un peu à la hâte, paraît-il. S'il avait attendu encore quelque temps, il ne trouvait plus les hautes parties contractantes pour les faire signer au protocole, sous les auspices de la liberté absolue. Resté seul avec sa liberté absolue, M. Secrétan n'aurait pas eu besoin de recourir à l'idée du fatum, du hasard antique pour mettre d'accord deux puissances surfaites dont il aurait été le premier à reconnaître le caractère arbitraire. Nous y aurions sans doute perdu la Philosophie de la liberté, la perte n'aurait certes pas été mince, — mais nous aurions eu l'avantage de voir l'auteur consacrer ses rares talents et sa vigueur dialectique à préparer l'avénement de la dogmatique de l'avenir au lieu de faire, à sa façon, il est vrai, l'apologie de celle du passé.

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La date de cet ouvrage rend ainsi compte des éléments fort hétérogènes qu'il contient. M. Secrétan s'est aperçu de la chose, car il nous dit : « Le doute et la tradition, le sentiment intime et l'Ecriture, la métaphysique et le criticisme, l'histoire et la nature, nous n'excluons rien, nous mêlons tout. Ces ingrédients nous sont tous nécessaires pour l'accomplissement de notre dessein, lequel est, encore une fois, de concilier l'idée et les

faits, l'expérience et la raison: plus précisément, de nous expliquer le monde réel sans ôter au bien la souveraineté dont le revêt la conscience. » (L'Histoire, pag. LIV.)

L'auteur se réclame de la méthode empirique, ce qui ne l'empêche pas de faire de la théosophie et du gnosticisme; les prétentions les plus hardies et les plus problématiques de l'idéalisme coudoient les exagérations de l'orthodoxie la plus outrée et la moins authentique. M. Secrétan veut arriver en tout à la science absolue, et son langage vous oblige souvent à vous demander si son point de vue est compatible avec la science; il affirme que nous sommes constitués de façon à ne pouvoir concevoir le nécessaire que comme nécessaire, et, pour son compte, nonseulement il comprend qu'il en aurait pu être autrement, mais il ne néglige rien pour nous arracher l'aveu que, même en Dieu, le nécessaire est le produit d'une suprême contingence. L'auteur insiste beaucoup, - c'est là sa préoccupation fondamentale, sur la nécessité de choisir entre le déterminisme et la liberté et il travaille à faire prévaloir une notion de la liberté qui n'est que du hasard, une face particulière du déterminisme. Notre philosophe s'élève fortement contre le calvinisme, auquel il reproche d'appeler le bien mal et le mal bien, et cette philosophie n'est, en dernière analyse, que du calvinisme agrandi, sur l'échelle la plus étendue le bien et le mal résultent d'un accident dans l'absolu; ce n'est pas la seule destinée éternelle des individus qui est prédéterminée par un acte arbitraire et sans motif; mais l'existence même de Dieu, celle du monde entier sont sorties de l'arbitraire. On serait parfois disposé à croire que le penseur vaudois fait fi de toute métaphysique autre que celle de son livre, et dans ce même moment, on ne peut s'empêcher de se demander s'il prend la sienne bien au sérieux. Jusqu'à présent on avait trouvé suffisamment hardies les prétentions des théologiens affirmant que Dieu a créé le monde de rien: M. Secrétan, renchérissant encore, commence par faire sortir Dieu lui-même de l'indétermination pure, de l'absolu négatif, du néant'. Cette

:

'La définition de Dieu de M. Secrétan nous transporte au delà de cette action qui détermine une nature (les idées, le vrai et le bien) et détermine une personne, une volonté qui a pour objet des lois d'entendement et de finalité. Avant

C

philosophie qui se donne pour l'apologie d'une dogmatique ecclésiastique est pleine de mystères: l'auteur fait beaucoup trop de théologie pour un philosophe et un théologien lui reprochera de faire beaucoup trop de philosophie '; on nous dit, il est vrai, que tous ces mystères sont enchaînés, mais la prétention de tous les dogmaticiens est plus déplacée ici que partout ailleurs; en effet, quoi de moins propre à servir de lien que l'arbitraire? Des éléments hétérogènes juxtaposés, au nom de l'absolue liberté, ne sauraient nous donner un organisme. Aussi, quand M. Secrétan se pose la question : « Ces éléments disparates se sont-ils pénétrés de manière à ne former qu'une substance, une pensée, ou plutôt n'aurait-on pas fait quelque manière d'éclectisme, un assemblage de théorèmes choisis dans des livres au gré des convenances du moment, et dont les démonstrations s'entre-détruisent? est-ce ouvrage de tailleur ou de tisserand?» nul ne songe à répondre qu'il s'agisse d'un tout bien serré. La trame fait défaut, car l'arbitraire est constamment appelé à intervenir pour rattacher d'innombrables lambeaux bigarrés flottant à l'aventure. Dogmatisme, scepticisme, idéalisme et mysticisme, panthéisme et individualisme, cette action, la définition pose tout simplement l'induction universelle et l'abstraction absolue de l'une des facultés humaines; et ce n'est nullement une personne; ce n'est même rien d'intelligent, ni de déterminément intelligible au fait nous partons du non-être, et nous pourrions aussi bien dire que Dieu devient absolument, commence d'être, sans aucun antécédent ni déterminant quelconque. » (Année philosoph., pag. 180.)

Les ouvrages de M. Secrétan sont, dans leurs parties essentielles, empreints de sentiments chrétiens et mêlés de thèses de doctrine trop spécialement chrétienne.... Nous croyons pouvoir lui adresser le reproche d'avoir introduit dans la philosophie ce qui n'appartient pas à la philosophie, ou, s'il le préfère ainsi, d'avoir fait tort à des croyances qui auraient leur raison d'être et leur force dans une sphère anthropomorphique bien limitée, en les mêlant, suivant l'usage, à des spéculations d'une méthaphysique dont l'impuissance est de plus en plus reconnue. » (Année philosophique, 2me année, pag. 178.)

« Il n'échappe pas à la sorte de fatalité qui semble poursuivre la plupart des apologistes des religions surnaturelles; il montre pour le scepticisme une indulgence qui énerve et intimide toute philosophie..... L'esprit, la franchise, la hardiesse distinguent tout ce qu'écrit M. Secrétan; mais il étonne, il trouble, en même temps qu'il intéresse par une continuelle disparate entre le parti pris des conclusions et la liberté presque illimitée de l'argumentation. Rarement une

théologie et philosophie se heurtent et s'enchevêtrent; une seule chose fait défaut : la liberté qu'on nous avait promise, car nul ne consentira à donner ce nom à l'arbitraire le plus effréné qui en usurpe la place'. Brûlant du légitime désir d'en finir une

forte conviction en faveur de la cause s'est montrée plus indifférente aux dangers du plaidoyer. Je crains qu'un fonds de scepticisme ne soit le faible secret de cette haute intelligence. Dans ce cas, il n'y a plus qu'un recours pour qui ne veut pas de l'empirisme: C'est la foi qui sauve. (De la philosophie religieuse contemporaine, par Charles de Rémusat.) Revue des deux mondes, 1867, pag. 761.)

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Soyons juste, il y a bien dans ces volumes un germe de liberté qui, il est vrai, s'il s'épanouissait ne pourrait manquer de faire voler en éclats le système de notre philosophe. « Nous pourrons, dit M. Secrétan, admettre des distinctions dans la science divine, nous comprendrons qu'elle devienne prescience s'il plaît à Dieu d'entrer en rapport avec la succession qu'il établit; nous comprendrons même que cette prescience puisse ne pas s'étendre à tout, s'il plaît à Dieu pour l'accomplissement de quelque dessein de ménager une sphère où son regard ne plonge pas. Après avoir signalé la présence de cette idée capitale, qui n'est là que comme un bloc erratique, M. P. Garreau ne manque pas d'en signaler la haute portée. « Cette sphère, évidemment, c'est la liberté, c'est la sphère des futurs libres. M. Secrétan dit : Dieu peut avoir voulu ne pas y péné. trer, nous disons, nous, ce qui a une autre portée métaphysique Dieu en créant l'être libre a imposé, ipso facto, une limite à ses prévisions; on ne voit, en effet, que ce qui est en fait, ou en germe; or, le futur libre n'est pas, ni en germe; s'il y était, le déterminis ne vainqueur effacerait jusqu'à son nom. Mais il ne peut être question ici de cette laborieuse discussion. Le père de la logique, Aristote, a mis la thèse en forme et dénoué le nœud Mais l'esprit de secte s'est empressé de le refaire et de le serrer du mieux qu'il a pu. Que de difficultés de moins pour la conscience religieuse, si la solution de la logique d'Aristote prenait enfin pied dans la métaphysique.» Voilà évidemment non plus un raisonnement, une déduction, mais un fait psychologique qui s'impose à quiconque réfléchit un peu. Et néanmoins tous les systèmes de théologie et de philosophie n'ont-ils pas réussi à se formuler sans en tenir nul compte? Rothe seu! a osé dire qu'en vertu de la liberté humaine prise au sérieux, Dieu s'est condamné à ne pas savoir toute chose, mais à apprendre tous les jours. On se sent ici sur le seuil d'un monde tout nouveau où l'on pourra respirer à pleins poumons l'air vivifiant de la liberté. Le système qui saura faire une place à ce fait méritera vraiment le nom de théologie ou de philosophie de la liberté. M. Garreau a mille fois raison quand il dit que c'est là « une très grande idée qui est appelée à renouveler la théodicée, si quelque esprit vigoureux la saisit un jour.» (Pag. 59.) Il est des hommes, dit quelque part Vinet, qui, saisis dès leur jeunesse de quelque pensée grande et forte, l'emportent avant eux

fois pour toutes avec le monstre du déterminisme, M. Secrétan a eu le même sort que Leibnitz, il s'est laissé prendre aux piéges de l'adversaire. Dans tous ces termes, liberté absolue, indétermination absolue, volonté principe universel, on croit, en pleine civilisation chrétienne et dans un livre qui se donne comme l'apologie de l'Evangile, surprendre de lointains échos du fatum incompréhensible, tout-puissant, impersonnel, devant lequel le chœur de la tragédie antique prêchait une résignation muette et découragée. On ne reconnaît pas là cette soumission de de la piété chrétienne qui, en s'inclinant devant les décrets insondables d'un Dieu d'amour, sait qu'elle a son rôle à jouer dans un monde où tout a été fait avec ordre, en vue de la gloire de Dieu, pour le bonheur des créatures.

La présence de tant d'éléments hétérogènes dans ces volumes rend admirablement compte de leur fortune: chacun peut les tirer à lui; et comme il y a de quoi satisfaire tous les goûts, les disciples peuvent être légion. Celui-ci, dans les jours mauvais que traverse l'ancienne théologie, n'est pas fâché de voir une spéculation, riche et variée, mise, en apparence du moins, au service des dogmes qui lui sont chers, et M. Secrétan se trouve transformé en père de l'église; cet autre, s'attachant moins au but qu'au moyen, néglige l'élément censé religieux, pour ne garder que la philosophie. L'ouvrage devait offrir d'autant plus d'attrait qu'il s'adressait à des novices et que depuis longtemps on n'avait lu rien de si vigoureux, de si original en langue française, et affichant de si hautes visées. Sans contredit, disait un jour un homme fort compétent, resté fidèle à la spéculation, il y a beaucoup à dire à la Philosophie de la liberté, mais enfin son auteur a un système et vous conviendrez que c'est bien quelque chose, par le temps qui court.

Voilà comment M. Secrétan peut avoir beaucoup de disciples, mais à la condition toutefois de ne pas être compris. Comme le nombre des hommes qui parmi nous se rendent compte du milieu intellectuel dans lequel cet ouvrage a pris naissance est

à travers toute la vie, comme un flambeau qui doit en éclairer la nuit. Que quelque jeune théologien s'empare de cette idée, il nous rendra d'immenses services pour sortir du labyrinthe où notre génération est engagée !

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