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a désigné sous le nom de Dieu la plus haute de ses pensées. >> (Méthode, pag. 85.) « Nous devons définir Dieu par la liberté absolue, parce que l'absolue liberté est la plus haute conception dont nous soyons capables et il est impossible que Dieu ne soit pas ce qu'il y a de plus grand; si nous pouvions imaginer quelque chose de plus grand que Dieu, il est clair que nous n'aurions pas encore compris Dieu. Mais l'absolue liberté, quoique nous ne puissions ni l'imaginer, ni la comprendre, est telle néanmoins que nous devons reconnaître en elle ce qu'il y a de plus grand et de plus excellent, malgré l'obscurité, le paradoxe et l'ironie que renferme cette idée à la fois la plus abstraite et la plus concrète, la plus négative et la plus certaine..... Nous acceptons la définition proposée sur l'autorité de son évidence immédiate. (Pag. 341, 342.)

Ainsi parle M. Secrétan. Nous pourrions peut-être demander, comme nous l'avons déjà fait, si l'on peut appeler conception, - et qui plus est conception d'une autorité évidente, une idée qu'on nous déclare le tout premier être obscure, incompréhensible, l'indétermination et la négation même. Mais pas

sons.

D'abord la liberté d'indifférence qui consiste à agir sans se laisser diriger par aucun motif, à agir pour agir, à vouloir pour vouloir, est-elle la plus haute idée de la liberté humaine? Descartes l'entendait autrement : « L'indifférence que je sens, dit-il, lorsque je ne suis point emporté vers un côté plutôt que vers un autre par le poids d'aucune raison, est le plus bas degré de la liberté '. » Ensuite cette liberté, indifférente à l'endroit

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Voici en son entier ce passage très important pour saisir la vraie pensée de Descartes sur la liberté. Car, afin que je sois libre, il n'est pas nécessaire que je sois indifférent à choisir l'un ou l'autre des deux contraires; mais plutôt, d'autant plus que je penche vers l'un, soit que je connaisse évidemment que le bien et le vrai s'y rencontrent, soit que Dieu dispose ainsi l'intérieur de ma pensée, d'autant plus librement j'en fais choix et je l'embrasse. Et certes la grâce divine et la connaissance naturelle, loin de diminuer ma liberté, l'angmentent plutôt et la fortifient. De façon que cette indifférence que je sens lorsque je ne suis point emporté vers un côté plutôt que vers un autre par le poids d'aucune raison, est le plus bas degré de la liberté et fait plutôt paraître un défaut dans la connaissance qu'une perfection dans la volonté; car, si je

des motifs, cette liberté qui n'a de contre-poids d'aucune nature, est-elle donc la plus haute conception de Dieu? M. Secrétan n'hésite pas à répondre affirmativement. Il s'écrie avec assurance: « Je ne veux pas d'une liberté emprisonnée entre les cornes d'un dilemme; je ne veux pas mettre sur le trône de l'univers un roi constitutionnel qui n'ait qu'à se prononcer par oui ou par non sur les propositions qui lui sont faites, je veux une liberté pleine, entière, qui crée les possibilités et qui les réalise.» (Pag. 34.)

Nous trouverions sans doute que le je veux joue un bien grand rôle en tout ceci, si nous pouvions oublier que nous nageons à pleines voiles sur la haute mer de l'arbitraire. Mais nous serait-il permis d'en appeler aux faits et de demander où donc on rencontre cette liberté ainsi définie? Pas dans l'homme assurément, car M. Secrétan veut bien en convenir, chez l'être fini on ne trouve qu'une liberté liée à une nature avec laquelle il est obligé de compter. Comment peut-il donc affirmer qu'en définissant Dieu par l'absolue liberté, il a placé en lui ce qu'il trouvait de meilleur en l'homme? Ainsi voilà cette méthode anthropologique et subjective dont on prétend faire son guide étrangement mise de côté. « Suivant la logique, dit M. Secrétan, Dieu n'a point de nature. » (Pag. 455.) Ne raisonnerions-nous pas plus juste en soutenant que, selon la logique, Dieu doit avoir une nature? Car enfin ce n'est que par analogie que nous apprendrons à connaître Dieu. Si en lui il n'y avait que liberté sans nature, et en nous, an contraire, nature et liberté, l'analogie ferait défaut; nous ne serions pas créés à son image. En connaissais toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serais jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrais faire, et ainsi, je serais entièrement libre sans être jamais indifférent. » (Méditations métaphysiques, méd. IV, nos 13 et 14.) On voit combien les adeptes de la liberté d'indifférence sont loin de pouvoir se réclamer de Descartes. Après avoir commenté ce passage, M. Renouvier résume ainsi l'opinion du père de la philosophie moderne sur ce sujet capital de la liberté : Prenons pour la doctrine vraie celle qui identifie la liberté, la seule liberté possible, avec la détermination nécessaire due à l'influx de la parfaite lumière humaine ou divine! Ainsi du moins les contradictions du texte seront expliquées. (Année philosophique, 2e année, pag. 66 et 67.)

tout cas ce ne serait pas en objectivant en lui ce que nous aurions trouvé en nous de meilleur que nous serions arrivés à nous en former une conception. La méthode que M. Secrétan déclare sienne conduit à admettre une nature en Dieu, car, encore une fois, il y en a une en nous.

Et puis cette notion de la liberté qui consiste à faire absolument ce qu'on veut, sans se préoccuper en rien de la nature des choses, est-elle donc la plus élevée que nous puissions nous former? M. Secrétan nous déclare carrément qu'il ne veut pas d'un Dieu dont l'attitude dans l'univers serait celle d'un roi constitutionnel dans son royaume. Aurait-il donc un faible pour un Dieu qui se présenterait à nous sous la sombre figure d'un despote? Encore une fois, où donc se trouve-t-elle cette liberté indépendante de la nature qu'il veut élever chez Dieu à la plus haute puissance? En fait de gouvernement, nous ne la rencontrons que chez les Turcs et chez les sauvages. Bien loir de nous apparaître comme la plus haute expression de la liberté, elle nous fait horreur; nous l'appelons l'arbitraire, le despotisme. Nous conservons, au contraire, toutes nos sympathies pour cette liberté sage et intelligente qui s'étudie à compter avec la nature des choses. Soyons justes cependant. Il est bien un âge dans lequel cette notion de la liberté absolue, préconisée par M. Secrétan, nous séduit; c'est quand nous l'admirons dans les contes de fées et dans les faits et gestes des magiciens où elle s'étale avec une puérile complaisance. Voilà le vrai domaine dans lequel nous voyons la liberté et la volonté prendre leurs ébats, sans tenir nul compte de la nature des choses ni des êtres. Mais il n'est pas même nécessaire que la raison ait acquis son plein développement pour faire justice de cet enthousiasme juvénil. Evidemment M. Secrétan a eu le privilége d'être resté jeune longtemps.

On n'en saurait douter, notre philosophe recule bien jusqu'au moyen âge pour lui emprunter la notion de l'absolu. Dans cette époque de violence, de trouble, d'arbitraire, la suprême félicité, le beau idéal consistait dans la puissance de faire ses quatre volontés. Et c'est bien ainsi qu'on se représentait Dieu, dont on ne pouvait assez accuser la transcendance.

Il sera instructif de voir comment M. Secrétan, qui à tant d'autres égards est bien homme de son époque, a été amené à tomber dans cet étrange anachronisme. Il a soin de nous livrer un secret qui du reste aurait été deviné1 sans peine. « Ce livre, lisons-nous dans la préface de la 1re édition, pag. III, est en quelque sens un essai d'apologie; c'est sous ce point de vue que j'aime surtout à le considérer. » Après un pareil aveu rien de plus aisé que de s'expliquer tout ce qui surprend, confond dans cet ouvrage étrange et hybride s'il en fut.

A des accents qui ne sauraient tromper, on voit que M. Secrétan a subi de bonne heure l'influence profonde et étendue du christianisme. Dès que les besoins philosophiques se sont fait sentir, à cet âge où on prend volontiers une direction pour la vie entière, il s'est trouvé, avec une piété vivante et personnelle, en présence de la spéculation allemande, encore sûre d'elle-même. Que faire en face de ces deux puissances également respectables dont il ne pouvait être question de se dissimuler le désaccord, du moins apparent? Tenter une conciliation comme faisaient déjà les Mareinecke, les Goeschel, les Stahl et bien d'autres. C'est ainsi que la spéculation a été mise au service de la foi chrétiennne. M. Secrétan, sans s'en rendre sans doute bien compte, a été conduit dans son entreprise apologétique à faire jouer à l'idéalisme moderne le rôle de la scolastique à l'égard du dogme ecclésiastique du moyen âge. Ce qui nous autorise à parler ainsi, c'est que l'auteur nous déclare avoir été amené à ses idées sur la liberté par des considérations psychologiques et surtout par des considérations morales. La spéculation fut donc appelée à justifier une conception née dans un autre milieu. L'entreprise était ardue, car il ne s'agissait de rien moins que de concilier l'eau et le feu. Schelling, Hegel avaient, il est vrai, tenté l'aventure. Mais la piété chrétienne de M. Secrétan était de trop bon aloi, son esprit critique trop éveillé, pour qu'il pût se contenter des essais de conciliation qui, pendant un ins

'C'est ce qu'a fait M. P. Garreau, dans sa remarquable brochure déjà citée. Il ne paraît pas avoir eu connaissance des déclarations expresses de M. Secrétan avouant hautement ses préoccupations apologétiques, mais les a soupçonnées.

tant, firent illusion au public religieux et philosophique de l'Allemagne. Il a soin de nous dire, dans son livre, pourquoi il n'a pu se contenter des solutions de ces devanciers. C'est ainsi qu'il fut amené à tenter, pour son propre compte, d'une voie nouvelle. N'ayant reçu de confidence d'aucun genre, nous nous permettons de supposer qu'après avoir pesé les diverses solutions en présence, M. Secrétan n'étant entièrement satisfait d'aucune, fut conduit à adopter celle qui définit le principe universel par l'absolue liberté. Il faut avouer que la tentative était séduisante et hardie. Quel moyen plus sûr de concilier deux puissances hostiles en apparence et aussi absolues, intraitables l'une que l'autre, - la dogmatique ecclésiastique prétendant à l'autorité de la révélation et la spéculation idéaliste reposant sur l'autonomie de la raison, — que de les subordonner l'une et l'autre à une troisième puissance qui, étant par essence l'indétermination même, devait se plier à toutes les transactions? Ce fut évidemment là un coup de maître. Le principe premier eût pu être nommé autrement. Mais à quoi bon? A cette date, le mot liberté jouissait encore de tout son prestige; il avait l'avantage de ne pas être trop abstrait. De sorte que, sous le couvert d'un titre bien porté, qui ne désignait que l'indétermination même, on avait l'immense avantage de faire passer tout ce qu'on admettait des idées de Hegel et de Schelling, sans recourir à ces termes rébarbatifs, comme le non-être, le côté obscur de Dieu, ce qui en Dieu n'est pas Dieu, etc., etc. Voyant fort bien ce que ces méthodes avaient de défectueux et désespérant d'en trouver une meilleure, M. Secrétan eut recours à l'idée de liberté absolue qui ne compromettait rien, puisqu'elle laissait l'issue ouverte à toutes les solutions, sous bénéfice d'inventaire. Nous nous imaginons qu'en acceptant cette formule commode : le principe universel est liberté absolue, indétermination pure, M. Secrétan fit un peu comme le peintre de l'antiquité qui, après maints essais inutiles pour peindre l'écume d'un coursier jeta de colère son pinceau sur la toile et réussit à représenter son idéal à merveille. Si le dépit du penseur avait été aussi fécond que celui de l'artiste, notre auteur aurait incontestablement pris rang à la tête des premiers génies phi

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