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tutions. Il faut remonter jusqu'au XVIe siècle afin de découvrir les germes des principes qui se sont développés plus tard. Pour demeurer fidèles à leur doctrine fondamentale, les réformateurs auraient dû, dans chaque domaine, tout régler au point de vue de la foi justifiante. Nul dogme ne devait être maintenu s'il n'en découlait; il fallait rompre avec toute cérémonie, tout usage ecclésiastique qui n'en serait pas la mise en œuvre, l'apparition sous forme visible et concrète; l'église enfin n'aurait dû se composer que d'hommes ayant fait personnellement l'expérience de cette foi justifiante qu'on proclamait la pierre angulaire de tout l'édifice.

Rien n'autorise à penser que les réformateurs aient senti toute la portée de leurs principes. Ils n'ont pas vu d'abord où les conduisait l'élan qu'ils avaient pris et dès qu'ils s'en sont aperçus ils ont eu hâte de contenir leur ardeur. Ainsi qu'il arrive toujours dans les grandes œuvres de rénovation, le principe nouveau n'a pas réussi à transformer complétement ses plus zélés représentants appelés à le faire triompher. Encore enlacés dans le formalisme du point de vue autoritaire, les hommes du XVIe siècle ont été conduits à concevoir le dogme éminemment spirituel de la justification par la foi d'une façon très extérieure: le point de vue essentiellement moral, religieux, n'a pas suffisamment dominé, absorbé la conception juridique du moyen âge. Grâce à cette première déviation, la mystique chrétienne n'est pas rentrée dans la pleine et entière possession de tous ses droits.

Ajoutons tout de suite qu'il n'a été fait qu'une application partielle de ce dogme fondamental incomplétement saisi. Pour ce qui est de la doctrine, on n'a pas compris que la justification objective et la justification subjective doivent marcher ensemble: on n'a pas vu que la foi justifiante saisissant Christ doit être en même temps chez le fidèle le principe d'une vie nouvelle. C'est ainsi qu'on a été conduit de bonne heure à placer sa confiance dans une foi intellectuelle, dans une rectitude de créance qui est trop souvent demeurée séparée de la sainteté de la vie. En révisant les dogmes reçus, on en a conservé qui étaient incompatibles avec la doctrine de la justification

par la foi. Pour ce qui est de l'église, on a indistinctement admis dans son sein les populations du XVIe siècle, élevées à l'école du moyen âge, sans se demander si elles remplissaient les conditions préalables, une foi personnelle et vivante. A l'intellectualisme abstrait, qui néglige le fond des choses pour insister d'autant plus sur l'attitude que la pensée doit prendre à l'égard des dogmes en vue d'en obtenir une connaissance rigoureuse et exacte, vient ainsi s'ajouter de bonne heure le pélagianisme, son corrélatif dans le domaine pratique.

Dès lors l'ennemi est maître de la position. Bien loin de s'étonner de l'invasion du rationalisme, il faut plutôt être surpris qu'elle ait été si tardive. Le principe protestant chercha sans doute à réagir, mais ce fut en vain : la défaite du spiritualisme inconséquent du XVIe siècle était inévitable. Le syncrétisme eut beau s'élever, au nom de la largeur chrétienne, contre l'exagération de l'élément spécifiquement luthérien; les piétistes tentèrent vainement de mettre l'accent sur la piété et non plus sur l'exactitude de la doctrine. On ferma la bouche à tous ces hérétiques, en multipliant et en serrant les mailles d'une scolastique intraitable, bien décidée à ne pas laisser la moindre place pour le sentiment, pour la vie, dans un système qu'on donnait comme l'expression la plus fidèle de la vérité chrétienne. C'est ainsi que le rationalisme parut pour quelque temps engagé au service d'une orthodoxie irréprochable.

Mais le malentendu ne pouvait durer. Lorsqu'un autre élément vivace du protestantisme, le droit d'en appeler de toute décision dogmatique à la seule Parole de Dieu finit par prévaloir, la théologie officielle dut à son tour comparaître par-devant ce tribunal, attaquée par l'allié de la veille, par cet intellectualisme lui-même qui, après avoir concouru à la former, allait se tourner contre elle. Rien de plus aisé, pour une science émancipée, que de transformer le rationalisme orthodoxe en un rationalisme pur et simple. La vie chrétienne ayant disparu laissait le champ libre aux exigences intellectuelles qui avaient jusque-là été, pensait-on, à son service. Ce fut un jeu pour la logique de renverser ce savant édifice de l'orthodoxie qu'on n'avait réussi à élever qu'en soutirant jusqu'au dernier ves

tige de séve chrétienne. Lorsque le papillon s'est élevé dans les libres régions de l'air, la coque desséchée qui lui a longtemps servi de prison, de sépulcre et de berceau, perd par cela même toute consistance.

C'est justement de la réaction contre ce rationalisme sorti triomphant des entrailles de l'orthodoxie qui, dès le XVIe siècle, le portait dans ses flancs, qu'est née la théologie moderne, dont la théologie contemporaine poursuit la tâche.

Voilà pour ce qui concerne la question de fait.

Reste à savoir si, à son tour, la théologie moderne n'a pas contracté une fatale alliance avec ce rationalisme latent qui a provoqué la complète dissolution de l'ancienne théologie? Nous voilà arrivés à la question de principe beaucoup plus délicate que le point de fait qui vient d'être examiné et sur lequel l'hésitation n'est pas possible.

<< Il est incontestable que le rationalisme peut se concevoir en dehors de la religion révélée; mais il s'est attaché particulièrement au christianisme et dans son sein au protestantisme. Il devait en être ainsi parce que le christianisme a donné l'éveil à un besoin de vérité et de conviction qui réclame la plus complète liberté à l'endroit des doctrines et des traditions arbitraires. L'histoire entière est là pour démontrer que dès qu'une théologie élève la moindre prétention à être scientifique, elle implique le rationalisme en principe. En proclamant le droit des convictions individuelles, en soumettant les idées traditionnelles à une révision, la réformation offrit tout naturellement au principe rationaliste l'occasion de s'accuser.» (Pag. 217.)

Tout dépend des rapports qui s'établissent entre la foi chrétienne et ce besoin rationnel, compagnon indispensable d'une théologie sérieuse. « Dès que le rationalisme a cessé de puiser à la source de la révélation, dès qu'il s'est détourné des documents historiques et du souffle religieux qui les anime pour recourir aux procédés exclusivement rationnels, il est devenu faux; il a été réfuté par le développement de la théologie, et même de la philosophie. » Cette tendance au pur théisme, grâce à laquelle le rationalisme du XVIIIe siècle est allé se perdre dans les abstractions et dans le vide, a fait aussi son apparition

parmi nous. Avec une assurance qui ne peut se puiser que dans le plus complet oubli des leçons de l'histoire, il nous annonce l'avènement d'une religion sans surnaturel appelée à supplanter toutes les autres. Après avoir renié tous les éléments chrétiens, ce théisme s'attache aux débris des institutions ecclésiastiques du passé avec l'ardeur du naufragé qui saisit la dernière planche de salut. Il est certain que cette prudence, consciente ou non, a lieu de surprendre chez des novateurs pleins de foi; elle n'en est pas moins un moyen sûr de prévenir la grande objection qu'on a toujours élevée contre le théisme pur: d'être incapable de satisfaire les besoins religieux et pratiques dans le sein d'une grande communanté.

«Mais le rationalisme peut aussi se rendre mieux compte de son principe. Il pénètre alors jusqu'aux profondeurs de la vie chrétienne; il se laisse saisir par la puissance des idées et des faits de l'Evangile; il cherche par la comparaison et la critique des sources à s'approprier la foi chrétienne, c'est-à-dire une croyance compatible avec les résultats généraux des sciences.» (Pag. 220.)

L'idée fondamentale du rationalisme est maintenue pour l'essentiel, mais il devient chrétien. Il ne faut pas voir en lui le fruit d'une faculté religieuse de connaître; il ne désigne que le caractère rationnel d'une foi résultant d'ailleurs de l'expérience, d'un fait créateur, unique en son genre..... « La devise de la science ne doit pas être : tout provient de la raison, mais : tout doit être conforme à la raison: nach Vernunft, nicht aus Vernunft. » (Pag. 291.)

Le rationalisme, ainsi compris, n'est répudié par personne. Car la théologie qui admet la valeur nor mative de tout le contenu biblique et des confessions de foi, de manière à tenir en échec toute tentative de libre recherche, ne prétend pas agir d'une façon irrationnelle : elle croit avoir des raisons excellentes pour en agir ainsi. D'autres théologiens comme Rothe, tout en partant d'idées aprioristiques et spéculatives, professent le plus grand respect pour les faits de l'Evangile. Ce rationalisme est « hors d'état de trouver une pierre de touche infaillible pour découvrir ce qui est définitivement d'accord

avec la raison ou ce qui la contredit, parce qu'une telle appréciation dépend de la conscience scientifique dans chaque moment donné. Il trouve également son contre-poids dans l'autorité qu'exerce naturellement sur lui le contenu inépuisable de la littérature biblique. » (Pag. 221.) Rothe, que ses préoccupations spéculatives pourraient faire soupçonner d'attribuer un trop grand rôle à la raison, prend soin de légitimer les répugnances qu'elle a inspirées à l'ancienne théologie. « On ne saurait, dit-il, en vouloir à l'ancienne dogmatique de considérer la raison avec défiance. Que ne comprend-on pas en effet sous ce nom! Rien de plus précieux que la raison, sa nature n'admet rien de supérieur. Si seulement on la possédait ! Mais ce n'est le cas de personne. La raison n'est pour nous, mortels, qu'un idéal à réaliser; elle ne se trouve jamais de fait complète chez personne, à l'exception d'un seul, comme la liberté. L'homme est raisonnable, a de la raison, signifie simplement: il peut penser. Il n'a de raison que dans la mesure où il peut réellement penser. Et qui peut le faire autrement que d'une manière relative? » (Pag. 23, Introduction.)

Tel est le rationalisme chrétien, aussi ancien que le christianisme, et inséparable de toute étude sérieuse de la religion. La théologie contemporaine le professe en même temps qu'elle répudie soit le rationalisme qui proclame l'autonomie et l'entière suffisance de la raison, soit le rationalisme empirique, vulgaire qui, prenant les opinions régnantes d'une époque pour le dernier mot de la raison, s'en autorise pour repousser tout ce qui leur est opposé ou les dépasse. Tout en se glorifiant hautement de mériter plus qu'aucune autre le titre de rationnelle, la théologie allemande contemporaine, telle qu'elle vient d'être définie, a le droit de répudier l'accusation de rationalisme. Ce n'est pas tout, la théologie contemporaine prétend respecter mieux que personne non-seulement les faits du christianisme, mais ceux de l'histoire, ainsi que les données de la conscience humaine. Nous aurons l'occasion d'apprécier la valeur de cette prétention en signalant les solutions que les théologiens du jour donnent aux questions préliminaires qui concernent l'étude de la dogmatique.

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