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Mais voici une objection qui doit le toucher particulièrement comme apôtre de la liberté absolue. « Comme Dieu est libre, poursuit Rothe, il demeure libre de son activité; bien qu'absolu, il n'est pas obligé d'agir toujours d'une manière absolue; il peut donc brider et contenir sa puissance quand il s'agit de créer le monde. » (Pag. 157.) Il est étrange en effet d'entendre un philosophe qui définit Dieu par la liberté absolue, qui nie en lui toute nature, soutenir en même temps que l'activité de Dieu doit toujours être absolue. Dieu ne serait donc pas libre, puisqu'il aurait en lui une manière d'agir déterminée par sa nature? Depuis quand y aurait-il quelque chose de nécessaire dans l'absolue liberté? M. Secrétan a prévu qu'on ne manquerait pas de lui présenter cette objection. Il reconnaît l'antinomie, mais il croit la résoudre au moyen d'une distinction qu'il va emprunter à Kant. «Il sera bien entendu que nous prenons cette proposition « les volontés de l'absolu sont absolues » dans un sens régulatif et non pas constitutif. » (Pag. 455.) Ce qui revient à dire que cette conception n'a qu'une valeur subjective; nous ne pouvons pas faire autrement que concevoir les actes de l'absolu comme absolus, mais rien n'implique qu'ils le soient en réalité. On com

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M. Renouvier montre que, tout en voulant combattre le panthéisme, M. Secrétan demeure enlacé dans les filets de cette philosophie. « D'un côté il nous faut dire que l'univers, en son fondement qui est la volonté selon M. Secrétan, est distinct de Dieu, et même séparé. » Comment une volonté peut-elle se séparer de son sujet ? - Ceci est le mystère de la création répondrons-nous Soit, mais d'un autre côté, nous voulons accorder au panthéisme que la volont é divine est l'essence de la créature. Cette proposition n'étant pas différente de cette autre La créature n'est que par la volonté divine. » (La philosop hie de la liberté, 2o éd. tom. I, pag. 395, 396.) Or, des deux formules rapprochées, on conclut évidemment que la volonté divine est l'essence d'une volonté séparée de la volonté divine. Quel sens intelligible pouvons-nous donner à ces paroles, qui ne soit une contradiction? l'identité d'essence et la séparation s'excluent déjà, par le fait de la signification la plus ordinaire du mot volonté, car une volonté n'est point une autre volonté. Que sera-ce donc si nous entendons par volonté, dans le cas de l'homme, une volonté libre, et si nous admettons que Dieu peut borner sa puissance et sa présence en constituant hors de lui des créatures! (Ibid., pag. 405.) Il est bien entendu que l'identité d'essence a ici le sens d'unité, et non pas seulement de similitude de nature. (Année philosophique, pag. 177.)

prend cette distinction chez Kant, qui n'élevait pas la prétention de connaître l'essence divine. Il est vrai que M. Secrétan s'en défend à son tour. « Nous n'affirmons rien, dit-il, sur l'essence divine...» (Pag. 454.) C'est trop fort! L'ouvrage entier n'est-il pas destiné à montrer que l'essence divine est absolue liberté1? « Nous constatons seulement notre impuissance à concevoir dans l'absolu des volontés qui ne soient pas absolues. » Eh bien ! votre assertion n'a pas une simple portée régulative; elle porte plus loin. Vous nous l'avez assez dit, nous sommes faits à l'image de Dieu; nous ne sommes qu'une seconde édition, un second tirage de l'absolu. Ce qui paraît absolu dans l'homme doit l'être aussi dans l'absolu, sans cela la création ne serait plus un acte absolu. Il est vrai, M. Secrétan a une autre ressource. Ne vous ai-je pas assez répété que l'absolu est incompréhensible? Sans doute; nous ne l'avons pas oublié. Mais ne serait-il pas temps d'en finir avec cette prétention à vouloir tout expliquer au moyen de la liberté absolue, pour ensuite se dérober et par cette assertion: l'absolue liberté est incompréhensible, éconduire les esprits mal faits qui se plaignent de ne rien comprendre à ces explications prétendant rendre compte de ce qui n'est pas clair par ce qui est encore plus obscur. Après tout, la notion de liberté absolue elle-même n'aurait-elle peut-être qu'une valeur régulative? purement subjective? Son promoteur ne l'accepterait-il que sous bénéfice d'inventaire, avec réserve de la désavouer lorsqu'elle deviendrait gênante? Qu'on en juge par un dernier fait.

Nous venons de voir que les actes de l'absolu sont absolus; on va établir maintenant qu'ils sont aussi immuables. La prétention parait étrange, car enfin pourquoi l'absolue liberté ne se serait-elle affirmée qu'une fois pour se déclarer ensuite immuable, c'est-à-dire pour abdiquer? M. Secrétan a reconnu la difficulté. Au premier abord, dit-il, il semble qu'il y ait contradiction entre les idées d'absolue liberté et d'acte immuable. » Mais comme on va le voir, il ne désespère pas de la lever. « La

1. Vous avez affirmé que l'essence divine était volonté pure, mais comme cela vous embarrasse, voilà que vous n'affirmez plus rien.» (P. Garreau, pag. 64.1

difficulté est sérieuse, poursuit-il, mais non pas insoluble. Il ne faut, pour la lever, que bien entendre dans quel sens nous comprenons l'infini et dans quel sens nous ne le comprenons pas. Nous n'affirmons pas que Dieu ne peut ni changer sa volonté, ni la reprendre. » Voilà qui est grave. Les lois morales, physiques et mathématiques, n'ayant rien d'absolu, puisque M. Secrétan n'y voit qu'un produit de la volonté arbitraire de Dieu, comme Dieu peut « changer et reprendre sa volonté, » nous n'avons aucune garantie que ces lois ne changeront pas. Nous voilà sous un régime de bon plaisir: ce qui est bien aujourd'hui, pourra être mal demain; il n'est pas certain que partout et toujours les trois angles d'un triangle demeurent égaux à deux droits. Au fond, c'est bien là le dernier mot de tout le système. Le monde en effet étant le produit d'un acte absolu de liberté, tout doit être arbitraire dans le monde comme dans l'absolu. M. Secrétan le dit clairement: «La volonté qui produit le monde, c'est la volonté de l'être absolument libre d'exister dans la forme d'absolue liberté. Le trait distinctif de ce monde, c'est que l'absolu s'y fait connaître réellement tel qu'il est dans son essence, puisque notre raison, qui appartient à ce monde, arrive, en suivant ses propres lois, à reconnaître que le principe universel est la liberté absolue.» Tout doit se passer dans le monde, comme en Dieu, d'après le principe d'une liberté absolue, au hasard et à l'aventure. «Dieu se manifeste donc comme liberté dans notre raison, et par conséquent il se manifeste comme liberté dans le monde.» (Pag. 142.) « Si tout est compris dans la volonté libre de Dieu, notre raison elle-même en procède; au point de vue absolu, la nécessité subjective de la raison se résout donc en contingence. Une contingence suprême enveloppe et domine encore toutes les nécessités. » Cette conclusion qui renverserait tout ordre et aboutirait au scepticisme ne paraît cependant pas acceptable à M. Secrétan'. Il voudrait

1. Aussi bien, la dernière partie du livre va-t-elle être consacrée à défaire ce qui a été fait, à corriger l'arbitraire par l'immutabilité, pour fonder l'immobile, le stable, sur la mobilité même ! Qu'est-ce en effet que le fond des choses, la racine de Dieu, l'absolue liberté, sinon la mobilité idéale ? Comment donc la volonté absolue devient-elle immuable? L'auteur ne le dit pas; il ne le dira

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qu'il restât encore quelque chose d'immuable et de nécessaire; lui aussi tente de concilier l'absolue liberté et la nécessité. << Dieu, dit-il, est absolu, parce qu'il veut l'être, et la preuve qu'il veut l'être, c'est que nous ne saurions le comprendre autrement. Ainsi donc il n'y aurait d'autre garantie de l'immutabilité des lois mathématiques et morales que le fait purement subjectif qu'il nous est impossible de les concevoir autrement que comme immuables et absolues. Mais est-il du moins bien certain qu'il en soit ainsi? Oui; pour le commun des penseurs, mais non pour M. Secrétan. Bien loin de concevoir, lui, le nécessaire comme nécessaire, il y voit le produit d'une suprême contingence! Et cela non-seulement quant au monde, mais quant à Dieu lui-même. M. Secrétan prend sans cesse plaisir à nous le répéter; - et comment ne le ferait-il pas, puisque c'est là l'idée fondamentale de son système? - Dieu est ce qu'il veut et il aurait pu se vouloir tout autre qu'il ne s'est voulu. « Pour Dieu la réalisation d'un dessein ne saurait être un obstacle à la réalisation d'un autre ; car tout est possible, même les contraires, à l'absolue liberté. » (Pag. 406.) L'être libre ne réalise pas des possibilités préexistantes, mais il crée le possible comme le réel. Il n'est point obligé de choisir entre ces possibles ceux qu'il préfère réaliser, car il peut, s'il lui plait, les réaliser tous. Il peut agir de plusieurs manières, il peut avoir plusieurs volontés distinctes, opposées même, sans que ces volontés se restreignent, sans que ces volontés le déchirent. (Pag. 414.) Toutes ces choses-là nous ne les concevons pas, nous. Nous ne comprenons pas que Dieu eût pu être autre qu'il n'est, et qu'il se fût fait haine au lieu de se faire amour; nous ne concevons pas que les vérités mathématiques pussent être autres qu'elles ne sont et que le suprême devoir ne fût pas d'aimer Dieu de tout notre cœur et notre prochain comme nous-même. M. Secrétan accorde bien que ces choses doivent nous apparaître comme nécessaires, non pas qu'elles le soient en ellesjamais. Pour lui, c'est un fait expérimental, un fait établi par les lois de l'esprit. Mais notre auteur oublie qu'il a nié ces lois, en en faisant l'œuvre de l'arbitraire divin; il a oublié que, dans son système, plus encore que dans tout autre, l'expérience ne prouve absolument rien pour demain. » (P. Garreau, pag. 60.)

mêmes, mais parce que nous sommes ainsi faits, que nous ne pouvons pas les concevoir autrement que comme nécessaires. Nous venons de le voir surabondamment, il conçoit à merveille qu'en Dieu et dans le monde ce que nous concevons comme nécessaire eût pu être tout autre qu'il n'est. Au fait pourquoi nous étonnerions-nous de ces étranges inconséquences? Nous pourrions les relever chez un autre philosophe; chez M. Secrétan elles sont tout à fait à leur place. Il savait bien ce qu'il voulait en définissant Dieu par l'absolue liberté!! En faisant sortir Dieu lui-même de l'arbitraire absolu il établissait le règne de l'arbitraire dans le monde. Après avoir proclamé l'arbitraire en théologie, en morale, en mathématiques, ce serait vraiment la marque d'un petit esprit que de reculer devant l'arbitraire en logique. « La logique elle-même est contingente et dépend du libre arbitre de Dieu. » (Pag. 501.) Or comme le libre arbitre divin ne se conçoit pas par intuition, mais au moyen de l'arbitraire humain, vous voyez tout de suite qui bénéficie de cet arbitraire absolu et universel. Ce n'est pas Dieu, c'est l'homme le tout premier qui est en droit de dire: Sic volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas. » 1

Aussi ne faut-il pas s'attendre à ce qu'un penseur si habile à prendre ses précautions se rende à nos objections; par la nature même des choses il est placé de façon à avoir réponse à tout. L'idée de l'absolue liberté aura beau vous déplaire, dira M. Secrétan; il faut bien que vous en preniez votre parti, car elle est un fait, et il faut s'incliner devant les faits. Nos mesures sont prises à l'égard de la méthode. « Partout, toujours l'homme

Comment pourrions-nous être accusé d'exagération après des déclarations comme les suivantes: « Si je me décide pour les systèmes de la liberté, c'est que je le veux ainsi !... • Nous ne march ons pas à l'aventure. Nous cherchons ce que nous voulons, la philosophie de la liberté commence par un acte libre. » M. Garreau remarque : « Ne serait-il pas plus vrai d'écrire que la philosophie de la rbitraire commence par un acte arbitraire?» M. Secrétan dit encore : Si dès l'origine nous ne voulions pas une philosophie de la liberté, nous n'arriverions point à la démonstration qui nous la donne. Nous sommes de cet avis, reprend M. Garreau << Mais est-il bien certain qu'en voulant votre système, vous ne vous arrangez pas de manière à ce que, bon gré mal gré, le raisonnement satisfasse le vouloir ?» (Pag. 24-26.)

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