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gentes et morales qu'elle a seule mission de créer. Notre auteur a été le premier à en convenir: une volition agissant dans de pareilles conditions se confond avec le hasard.

C'en est fait, avec M. Secrétan on ne sort jamais de la scolastique, du formalisme, et de l'arbitraire. Une logique impitoyable réclame qu'il en soit ainsi. Comment en serait-il autrement quand on a commencé par placer sur le trône de l'univers une liberté exclusivement formelle, la pure liberté d'indifférence, dont les capricieux ébats ont pour résultante l'existence de Dieu d'abord, et celle du monde ensuite?

Tous les nuages sont dissipés; le dilemme définitif se pose plus redoutable que jamais. Soutenez-vous sérieusement que tout est sorti, Dieu le tout premier, de la liberté absolue, par un acte de volonté pure? Le Dieu existant et personnel est alors le fruit d'un grand coup de dé; l'être qui existe nécessairement n'est ce qu'il est que par un effet du hasard : vous l'avez dit « Une suprême contingence enveloppe et domine toutes les nécessités. » Prétendez-vous au contraire que la liberté absolue contient virtuellement et implique l'intelligence et les attributs moraux? Il faut alors qu'elle cesse d'être absolue, qu'elle compte avec l'intelligence et les attributs moraux impliqués en elle comme simples virtualités. La liberté absolue ne pouvait réaliser tous les possibles, mais ceux-là seulement qui étaient compatibles avec l'intelligence et les attributs moraux impliqués en elle; en un mot la volonté primitive n'a pu réaliser que les compossibles donnés par les idées d'intelligence et de moralité impliquées en elle. Nous vous accorderons, si vous y tenez encore, que Dieu se sera fait lui-même, mais en la manière où une essence virtuellement intelligente et morale pouvait se faire. Ce n'est plus une contingence absolue qui domine et enveloppe toutes les nécessités mais bien une contingence intelligente et morale: Dieu n'est plus absolument, mais relativement libre; il doit compter avec l'intelligence et les attributs moraux impliqués dans son essence dont ils ne sont que des faces différentes. Dieu dans son antécédent cesse d'être une volition pure, la simple faculté de vouloir sans aucun élément réel, un immense point d'interro

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gation; il devient une essence réelle, arrivant à l'existence par la pondération et l'équilibre des éléments divers qui la constituent'.

Nous voilà donc de retour à cette nature en Dieu dont on ne voulait entendre parler à aucun prix. Car qu'est-ce que la nature d'une chose sinon ce qui est virtuellement impliqué dans l'essence de la dite chose et qui, en s'épanouissant, la produira? M. Secrétan lui-même emploie les deux termes comme synonymes. Ordinairement il entend par nature ce qu'un être posséderait sans se l'être librement donné à lui-même. Chez un être fini et créé il faudrait entendre par là l'ensemble des attributs dont il est redevable au fait de sa naissance et, chez un être éternel, l'ensemble des éléments impliqués dans son essence, avant que par un acte de volonté il se soit constitué comme existence.

Nous dirons un mot, en passant, d'une dernière objection que nous avons tenue en réserve pour ne pas interrompre la suite de l'argumentation. Le Dieu de M. Secrétan n'a-t-il pas un peu besoin d'être déjà pour se faire, pour passer de l'antécédent au conséquent, de la phase de pure essence à celle de l'existence? « Une puissance, nous dit-on, qui déterminerait elle-même sans conscience la loi suivant laquelle elle se réalise ! Il n'y a là que des mots contradictoires. Non, l'être libre se rend compte de ce qu'il veut; l'être libre est intelligent.

M. Garreau a fort bien remarqué que M. Secrétan flotte sans cesse entre ces deux solutions.

« La pure liberté conduit, dit M. Secrétan, comme la nécessité, à l'immobilité absolue. - Donc vous faites très arbitrairement sortir votre Dieu de l'immobilité absolue. Il est vrai que votre philosophie de la liberté n'est que la philosophie de l'arbitraire, et vous en usez! Au reste, M. Secrétan flotte sans cesse entre l'arbitraire et la nécessité. « C'est pour l'homme que Dieu veut être Dieu. Celui qui fait le bien jouit du bien qu'il fait; il s'estime et s'aime luimême; il en a le droit, et d'ailleurs il ne saurait s'en empêcher. >> Il ne saurait s'en empêcher! Qu'est devenue la liberté absolue, la liberté sans nature, la liberté sans loi ?» (Ibid., pag. 63.)

Il en est de même des attributs moraux, autant du moins qu'il est permis de les considérer comme désignant la nature de l'être, son essence, et non la forme qu'il revêt par sa libre action. (L’Idée, pag. 412.)

(Pag. 403.) » L'être libre est intelligent! il se rend compte de la loi suivant laquelle il se réalise! Qu'est-ce que tout cela sinon autant de fonctions de la personnalité consciente? De sorte que Dieu serait conscient et personnel, déjà dans son essence, avant de s'être encore posé comme personne vivante et consciente, comme vrai Dieu ? Car enfin c'est bien toujours là que nous en sommes.

Nous n'insistons pas sur cette face de la question au sujet de Dieu. Nous allons en effet aborder de nouveau le problème de sa personnalité à propos du monde. Nous venons de le voir suffisamment, M. Secrétan prétend nous apprendre comment Dieu s'est fait lui-même en partant de la simple volition, l'unique essence universelle. Mais avant de créer le monde Dieu a-t-il attendu de s'être fait lui-même, d'une façon ou d'une autre, d'être sorti de son indétermination absolue? C'est encore là un point obscur. M. Secrétan semble admettre qu'il y aurait simultanéité des deux actes: Dieu se serait fait, achevé du même coup, en faisant le monde. C'est du moins ce qui paraît devoir se conclure de passages comme le suivant : << On pourrait dire que Dieu se constitue personne par l'acte même de la création. » (Pag. 498.) Ailleurs, en arrivant à la création, M. Secrétan s'exprime ainsi : « C'est ici proprement que nous aurions pour la première fois le droit de prononcer le nom de Dieu; car Dieu n'est pas l'absolu considéré en lui-même, Dieu est l'absolu considéré dans son rapport avec le monde, tel qu'il veut être réellement vis-à-vis du monde.» (Pag. 426.) Voici encore un passage qui reproduit la même idée : « Avant tout acte de l'absolu, rien n'existe que lui, si même on peut attribuer l'existence avant tout acte à celui qui est ce qu'il veut. » (Pag. 436; voyez encore pag. 440.)

Quoi qu'il en soit, Dieu, pour rester libre, doit créer le monde sans motif puisé en lui-même, car «une cause qui agit par un motif inhérent à sa nature n'est pas libre, » le motif de la création réside en elle-même. (Pag. 432.) Mais comment la création, qui n'existe pas encore, peut-elle être pour Dieu un motif le sollicitant à créer? Evidemment ce n'est qu'en tant qu'idée, idéal à réaliser. D'autre part cet idéal de la création, antérieur

à la création, ne peut avoir d'autre siége que l'absolu lui-même; c'est donc en lui-même que Dieu trouve le motif de la création. Et comment la chose peut-elle avoir lieu, si, avant de créer le monde, Dieu n'est ni intelligent, ni personnel? Du reste, que Dieu crée le monde en se créant lui-même, du même coup, ou par un acte spécial et distinct, il est toujours obligé de le créer sans motif, comme il se crée lui-même, c'est-à-dire que le monde à son tour doit sortir d'un second coup de dé1!!

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L'être accompli, dit M. Secrétan, ne trouve en lui-même aucun motif d'action. En trouve-t-il donc un hors de lui-même ? Admirez la subtilité de la transition. • Dieu n'a aucun motif d'agir, cependant il ne fait rien sans ⚫ raison. Son motif, continue-t-on, est hors de lui, mais il faut le chercher a dans ce qui n'est point encore. Car c'est bien là ce que demande l'idée de « création.... Une volonté relative à ce qui n'est point est une volonté créatrice Très bien; mais comment vient à Dieu la volonté créatrice, s'il n'a pas d'idéal, pas de motifs intérieurs, et si le monde, ce motif extérieur, n'existe pas? Elle lui vient, assure-t-on, par amour. « Cette volonté de créer comprend son motif » en elle-même. » Voilà la transition subtile (l'escamotage) annoncée ci-dessus. . Cette volonté, nous la connaissons; c'est la bienveillance, c'est la grâce, c'est » la charite, c'est l'amour. » Le philosophe entend déterminer cet amour divin. « Ce n'est pas un sentiment, c'est un libre vouloir; la volonté énergique de » répandre le bien sans autre pensée que le bien à faire. Mais cette volonté ne peut pas sortir, ne sort pas d'une source vide, elle ne provient pas du hasard, mais d'une nature bonne par essence, intelligente, etc. or c'est là votre écueil, vous tournez dans un cercle. Dieu a, dites-vous, la volonté « de répandre le > bien. Quel bien? Dans votre hypothèse de la liberté pure, il n'y a pas de bien pas de vérité, pas d'idéal, vous l'avez écrit. Comment Dieu peut-il donc les répandre ? Il ne répandra, en vérité, que l'arbitraire. Toute cette métaphysique a été imaginée pour arriver par une autre voie que l'Ecriture à la grâce, au don gratuit, imaginée pour les maintenir arbitraires, pour nier la justice! (Il faut remarquer que ce terme n'a pas été écrit une fois dans un livre de cinq cents pages.) Les prémisses sont cherchées et toutes les contradictions bravées, au service d'une conclusion préconçue.» (Pag. 62.) Ici comme ailleurs M. Garreau confond la doctrine de la grâce, en vertu de laquelle Diey offre à chacun un salut que l'homme ne saurait mériter par ses œuvres, et la doctrine de la prédestination et de l'élection en vertu de laquelle Dieu sauverait ceux-ci, perdrait ceux-là, le tout arbitrairement ou même pour manifester certains de ses attributs opposés. Déjà au XVIe siècle on fait une distinction entre ces deux doctrines qui sont loin d'être inséparables. Il est impossible qu'un homme aussi réfléchi, aussi profond et connaissant si bien la nature humaine ne reconnaisse pas la légitimité de cette distinction. Pour échapper à saint Augustin et à Calvin, nous ne sommes pas contraints de nous jeter dans les bras d'un pélagia

Au sujet de la création, M. Secrétan émet une idée fort étrange sur laquelle il insiste fortement. « Le noeud de cette philosophie se trouve, dit-il, dans l'idée que les actes de la volonté absolue sont des actes absolus. » (Pag. 445.) Rothe a déjà présenté quelques considérations devant lesquelles les déclarations de notre auteur ne peuvent se maintenir. «Il va sans dire, remarque le savant allemand, qu'une causalité absolue se déployant activement dans sa totalité doit produire des effets absolus. Si donc Dieu, quand il s'agit de créer le monde, le pensait et posait avec la même intensité avec laquelle il s'est pensé et posé lui-même, il produirait un monde absolu, c'est-à-dire un second absolu, un second Dieu. Non-seulement cette hypothèse est absurde, mais Dieu en la réalisant manquerait son but. Qu'a-t-il en effet en vue quand il crée? Il veut se retrouver, se voir lui-même dans un autre qui doit par conséquent être distinct et différent de lui. Or, pour que le non-moi de Dieu demeure différent de lui, il faut qu'il possède non pas l'existence absolue, mais l'existence relative; qu'il soit un résultat du devenir. Dieu donc, quand il crée, ne saurait agir d'une ma. nière absolue; il faut qu'il proportionne son activité au but qu'il veut atteindre. En d'autres termes, voulant produire quelque chose de relatif, il est tenu de ne déployer qu'une puissance et une activité relatives. Qu'est-ce à dire? Quoique relative, l'activité créatrice de Dieu est toujours celle d'une causalité absolue; elle ne peut donc être exclusivement relative: elle doit être relativement absolue; la relativité et l'absoluité se combinent dans l'action créatrice sans s'exclure. » Nous ne savons comment M. Secrétan répondrait à ces considérations; peut-être se bornerait-il à dire qu'il faut débuter par se placer au point de vue du panthéisme, sauf à le surmonter plus tard'. nisme superficiel qui ne tient nul compte des faits. Dieu de son côté ne néglige rien pour que tous les hommes soient sauvés par grâce, sans aucun mérite de leur fait; le sort d'un chacun est ensuite déterminé par l'usage qu'il fait de sa liberté pour accepter et pour repousser cette grâce qui lui est offerte bona fide.

Les doctrines de l'absolu ne sont jamais que panthéisme déguisé sous les termes d'un vocabulaire théiste, ou enveloppé avec son contraire dans une synthèse impossible. » Ibid.

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