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dans la création de l'univers.» (La Raison et le Christianisme, pag. 233.)

Nous n'insistons pas sur ce mode de faire accomplir en l'absolu le procès qui doit aboutir à la personnalité divine et à la création du monde. Les théologiens qui parlent ainsi admettent une nature en Dieu, tandis que M. Secrétan la nie, pour faire tout procéder de la pure indétermination, de la volonté sans objet, de la volonté qui ne veut rien. Aussi avons-nous quelque peine à comprendre que notre auteur ait pu ajouter. « Je n'ai rien à objecter à cette philosophie religieuse, sinon quelques scrupules de méthode dont il serait indiscret de vous entretenir. >> Or ces scrupules de méthode sont l'essentiel en ces matières. Seulement est-il bien certain que M. Secrétan se soit laissé arrêter par ces scrupules, comme il le prétend? Part-il bien d'une liberté exclusivement formelle de l'absolu, de laquelle tout serait sorti? Parvient-il réellement à ne voir dans l'absolu qu'une indétermination absolue, une pure faculté de vouloir sans objet aucun et se donnant à elle-même cet objet, comme un métier à tisser qui se fournirait lui-même les matières premières dont il ferait son étoffe? En un mot, notre philosophe est-il fidèle à son programme, de n'admettre rien en Dieu, aucune nature qui ne soit un produit de cette simple volonté formelle qui serait le tout premier point de départ? Evidemment, c'est bien là ce que professe la Philosophie de la liberté; c'est ainsi qu'on l'a comprise et qu'on devait la comprendre. Et cependant il est tout aussi évident que cet ouvrage contient des traces d'une conception diamétralement opposée. On en jugera d'après les assertions suivantes.

Nous savons suffisamment que, d'après M. Secrétan, tout en Dieu, sans en excepter l'amour, doit être le produit d'un acte de volonté. Et néanmoins le chapitre dans lequel on a démontré que la volonté est l'essence universelle, est suivi immédiatement d'une dix-septième leçon dans laquelle on nous entretient des attributs divins compris dans la liberté ! C'est dérivés, déduits de la liberté qu'il aurait fallu dire, ou mieux créés par la volonté, essence universelle. Mais non; vous avez bien lu: il n'y a pas trace de la moindre intervention intempestive du prote. Ecou

tez plutôt : « L'absolu est ce qu'il veut. La question de son essence à priori est épuisée par l'idée d'absolue liberté. Cependant les attributs métaphysiques de Dieu, tels que la touteprésence, la toute-science, la toute-puissance, sont tous compris dans l'idée d'absolue liberté, et ne reçoivent qu'en elle leur véritable caractère. Il en est de même des attributs moraux considérés comme appartenant à l'essence divine. » Vous étiez pressé, haletant; vous brûliez de voir enfin comment tout avait pu sortir de la volonté, la seule essence universelle; vous étiez curieux d'assister au fonctionnement du métier à tisser qui se fournissait ses matières premières, la soie, la laine ou le coton. Désappointement complet! La scène change par enchantement; ces divers attributs divins que la volonté devait créer elle seule se trouvent en être les diverses faces; bien loin de les former, la liberté absolue est constituée par eux; ils en sont les parties intégrantes!

Cédant à une vieille habitude on nous répète encore: « L'absolu est liberté, il est ce qu'il se fait, il n'est rien que ce qu'il se fait, » (pag. 398); et quelques lignes plus bas, au lieu de nous montrer comment l'absolue liberté fait tout, on nous dit qu'elle ne fait rien, que tout est impliqué, vient se résoudre en elle. « La liberté, ajoute-t-on, est tout ce qu'il y a de plus négatif et de plus indéterminé, puisque c'est la négation de toute détermination.» Vous pensez avoir le dernier mot du système? Eh bien, non! voici qu'on ajoute d'abord après, sans transition aucune: «Il n'est pas moins vrai que la liberté se présente comme la conception la plus déterminée, la plus positive et la plus concrète, dans ce sens que toutes les déterminations positives viennent s'y résoudre, lorsqu'on les élève à l'absolu. » Comprenne qui pourra! Hegel, Schelling, Rothe, tous les spéculatifs ont au moins pitié de notre faiblesse. Ils cherchent, par un fil dialectique plus ou moins solide, à faire surgir les conceptions les plus déterminées de l'indétermination absolue, la réalité du sein du néant. M. Secrétan est sans miséricorde; il juxtapose les deux contraires, sans se donner la peine de nous montrer comment l'un est sorti de l'autre. Que voulez-vous? Ce n'est pas pour rien qu'on a défini Dieu le miracle, la liberté absolue,

l'arbitraire, le hasard; on se dérobe ainsi à toutes les questions indiscrètes. Vous demandez à assister à cette genèse suprême, à voir tout surgir du sein de l'absolue liberté, de l'indétermination? On vous éconduit en disant que tout y est impliqué, que bien loin d'en sortir tout vient s'y résoudre: « Essayons, nous dit-on, d'ouvrir cette idée de la liberté absolue et de mettre au jour quelques-unes des richesses qu'elle renferme. » Qu'elle renferme ! Le mot est charmant! Et quelques lignes plus haut on nous disait qu'elle était tout ce qu'il y a de plus négatif et de plus indéterminé! Maintenant nous n'avons plus que la difficulté du choix parmi les richesses qu'elle renferme!! Nous voyons d'abord arriver la toute-présence et puis la toutescience qui implique l'intelligence. D'un mot, M. Secrétan va renverser tout ce qu'il nous a dit jusqu'ici sur la liberté absolue. On s'est plu à nous répéter à satiété que la liberté fait toute la nature de Dieu; que s'il possédait naturellement d'autres attributs, il ne serait pas libre de les quitter, sa liberté ne serait pas absolue. Maintenant on nous apprend tout à coup que la liberté absolue est déterminée, qu'elle implique l'intelligence. << Il n'est pas besoin d'un nouveau travail d'analyse pour faire voir que la liberté implique l'intelligence. Une liberté sans intelligence est impossible; elle se confondrait avec le hasard, qui n'est pas une forme de la causalité, mais sa négation; or c'est bien l'idée de la liberté que nous avons obtenue. Une puissance qui déterminerait elle-même sans conscience la loi suivant laquelle elle se réalise! Il n'y a là que des mots contradictoires. » Et la Philosophie de la liberté ne poursuit qu'un but unique montrer que la volition absolue est l'essence première de Dieu, essence absolument négative et indéterminée, sans loi par conséquent, de laquelle tout doit être procédé ! « La conscience, la réflexion, la pensée sont quelque chose de dérivé..... L'intelligence est la forme du moi dont la pure énergie de la volonté est le fond. >> Et ce ne sont pas là des déclarations accidentelles. M. Secrétan dit encore: « Il n'y a qu'un moyen d'échapper au spinosisme, c'est de ne pas isoler l'idée d'intelligence, mais de la mettre à sa place dans l'ensemble.» Quelle sera cette place? En tout cas, la liberté absolue étant le seul principe, l'intelligence

devrait être un des premiers fruits de la volonté absolue appelée à créer le Dieu vivant et vrai. Eh bien non! M. Secrétan poursuit en ajoutant qu'il faut envisager l'intelligence « comme un corollaire, disons mieux, comme un aspect de la liberté. » Un aspect de la liberté !! Celle-ci n'est donc plus une volition indéterminée, seule essence universelle?

Après tout, pourquoi tant nous étonner de ces flagrantes contradictions. Le philosophe de Koenigsberg nous l'a dit, l'esprit humain est ainsi fait que quand il n'a pas la sagesse de s'abstenir de raisonner sur certaines matières, il est condamné à prouver, sur le même sujet, le pour et le contre. M. Secrétan ne s'est pas avisé de cette étrange antinomie qui n'est pas signalée ici pour la première fois '. Elle suffit à elle seule pour

Cette contradiction qui d'ailleurs saute aux yeux a déjà été signalée par M. P. Garreau, et par M. Renouvier.« Nous avons parlé d'une certaine heure de résipiscence, la voilà venue; c'est dans sa dix septième leçon et sous ce titre : Les attributs divins compris dans la liberté, que l'auteur, pour sortir de l'impossible, va s'infliger à lui-même les démentis les plus cruels. Il lui fallait, nous l'avons vu, un Dieu liberté pure, un Dieu par conséquent sans nature; or, il va lui rendre une nature sans hésiter, et cela dans des termes tels que toute cette logique des premiers chapitres en est couverte de confusion! Vous sortez donc du paradoxe mais à quel prix ! Vous avez écrit : « La liberté fait toute sa nature (la nature de Dieu); s'il possédait naturellement d'autres attributs, il ne serait pas libre de les quitter, sa liberté ne serait pas absolue.» Vous avez vingt fois affirmé que Dieu se faisait intelligent, écartant à dessein l'intelligence de la racine de son être qui est, selon vous, volonté pure. Vous enseignez explicitement que la conscience, la réflexion, la pensée sont quelque chose de dérivé. Vous vous expliquez plus clairement encore : « L'intelligence, dites-vous, est la forme du moi, dont la pure énergie de la volonté est le fond. » Et bien! on vous rappelle à cette pure énergie dont l'intelligence est le produit, et l'on vous demande enfin en vertu de quel oubli, ou de quelle nouvelle dialectique, ou de quel dédain de votre lecteur, vous énoncez tout à coup que la liberté pure implique l'intelligence? qu'une liberté sans intelligence est impossible, qu'elle se confondrait avec le hasard? Mais c'est précisément là notre thèse, vous la prenez à votre compte, et tout ce que nous avons opposé à la vôtre, vous l'affirmez ! « Il n'y a, poursuivez-vous, qu'un moyen d'échapper au spinosisme, c'est de ne pas isoler l'idée d'intelligence, mais de la mettre à sa place, dans l'ensemble, de l'envisager comme un corollaire, disons mieux, comme un aspect de la liberté. » Fort bien; mais alors l'intelligence n'est plus dérivée, elle est essentiellement à la racine de l'être; vous avez d'un trait de plume rendu sa nature à Dieu, après tant de vains efforts de dialectique pour

faire voler en éclats tout le système. De deux choses l'une : ou bien il faut vous en tenir à votre première définition, maintenir que l'absolu est liberté absolue, indétermination absolue dans la dernière racine de son être, et alors il ne faut nous parler ni d'intelligence, ni de volonté, mais de simple volition, et renoncer à rien faire sortir de cette liberté purement formelle autrement que par un grand coup de dé. Comme vous le dites fort bien, « une suprême contingence enveloppe et domine toutes les nécessités; » ou bien si vous nous présentez l'intelligence et tous les attributs moraux comme autant de faces de la vérité absolue, ne dites plus que la volonté est seule, qu'elle est l'essence universelle; reconnaissez que primitivement et naturellement Dieu est intelligence, personnalité, amour: reconnaisl'en dépouiller, afin qu'il fût réellement libre. Si vous dites, en effet, si vous pensez dire « la liberté absolue est intelligente, nous pourrions dire, au même titre, l'intelligence absolue est libre. Que si, au contraire, la liberté absolue produit l'intelligence, c'est qu'assurément, avant d'être produite, l'intelligence n'est pas, et qu'il ne vous reste, en ce cas, qu'une liberté pure, inintelligente, aveugle... le hasard, vous l'avez écrit ! Si vous prétendez enfin que la liberté est intelligente, c'est qu'apparemment elle connaît quelque chose, une vérité quelconque, c'est qu'elle a un objet, un idéal; mais alors cette nécessité que vous redoutez tant, et dont, croyez-vous, la théologie de saint Thomas ne peut s'affranchir, pèse sur votre Dieu, la voilà revenue, tandis que si la liberté est absolue, sans conception, sans idéal, sans objet, je ne puis pas absolument ne pas la tenir pour une force brutale. (Pag. 52, 53, 54.)

La philosophie de la liberté commence par un acte libre. (Pag. 44). C'est comprendre à merveille une condition de toute philosophie transcendante, et c'est choisir comme nous aussi nous choisissons; mais il ne faudrait pas profiter de l'indétermination de la liberté absolue, en laquelle on pose un principe premier, pour rétablir l'ordinaire apanage de la substance : un faisceau d'attributs infinités et absolutés, puis la coexistence des contraires dans l'être. Si l'on doit arriver là, que sert d'avoir commencé l'exégèse divine par un endroit plutôt que par un autre? La « liberté qui implique l'intelligence, la puissance qui se détermine avec conscience de la loi suivant laquelle elle se réalise (pag. 403), devraient déjà nous rendre le Dieu de la théologie commune..... Ce Dieu réunit les principales contradictions des dogmes théologiques les plus outrés; il n'en diffère que par un mystère de plus (et le mot mystère semble doux), celui de n'être pas soumis à la raison. (Pag. 402 et suivantes. (Année philosophique, pag. 145.)

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1. Prenons bonne note d'une formule importante, entre autres, que voici: . Toute intelligence est conscience et toute conscience réflexion.» Donc il n'y

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