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demment il doit être question ici de Dieu en tant que conséquent, de Dieu dans la seconde phase, de Dieu comme existant et non pas comme essence pure, absolu négatif. Mais d'autre part, comment Dieu, acte immuable, éternel, Dieu amour peut-il avoir derrière lui l'intelligence et la liberté, éléments constitutifs de la personnalité? Dieu serait-il donc personne, amour, déjà dans son essence, dans la première phase? C'est impossible, car alors il serait Dieu personnel par nature, dès le début; il ne se serait pas fait ce qu'il est. « L'être parfait, nous dit-on encore, est celui-là seul qui se donne lui-même sa perfection.» (Pag. 463.) De quel être parfait peut-il être ici question? Pas du conséquent, puisqu'il n'a pas à se donner la perfection; il la possède déjà, il est lui-même la perfection. Il ne saurait non plus être question de l'antécédent, car enfin, lui qui n'est que l'indétermination même, l'absolue liberté, d'où aurait-il tiré la perfection pour se la donner?

C'est bien cependant de cette indétermination absolue qu'on veut faire sortir la perfection, car, nous dit-on, la réalité de l'être se trouve dans la liberté. Mais non, je vous prie. Il n'y a dans la liberté absolue que la simple et nue possibilité de l'être et non sa réalité, car dans ce dernier cas, si la réalité de l'être s'y trouvait déjà, vous n'auriez nul droit d'appeler cet antécédent l'absolu négatif; et s'il était l'absolue réalité, dès le premier pas, il ne se serait pas fait lui-même; nous verrions reparaître cette nature en Dieu dont vous nous avez déclaré ne vouloir à aucun prix. On nous dit bien que l'absolue liberté est volonté. Mais encore ici apparemment il faut entendre pure faculté de vouloir, possibilité et non pas volonté intelligente et consciente, car, encore une fois, ce serait placer la personnalité de Dieu déjà dans l'antécédent, anticipation fâcheuse, puisqu'alors Dieu serait personne par nature; il ne se serait pas fait tel lui-même, comme vous aimeriez tant nous le faire admettre.

On le voit toutes les issues sont impraticables; impossible de comprendre comment nous pouvons passer de l'antécédent au conséquent, de l'absolu négatif au Dieu vivant et personnel. Rien de plus fâcheux que cette grave lacune. On finit par nous

dire que Dieu est un miracle'. Le Dieu personnel apparemment? C'est-à-dire donc qu'il est arrivé à l'existence en dehors de toute loi, de tout rapport de causalité avec son antécédent; à quoi bon alors remonter jusqu'à cet antécédent? « Dieu, nous dit-on encore dans cette première phase, l'absolu, peut à son gré se déployer ou s'envelopper d'un mystère insondable, rester puissance ou exister. Il revêt les formes qu'il lui plaît; à son gré, il se dévoile ou se déguise, car il est ce qu'il veut.» (Pag. 424.) Mais comment un être pourrait-il vouloir avant d'exister? Car enfin, c'est toujours là que nous en sommes; nous n'avons pas réussi jusqu'à présent à franchir le pas difficile qui sépare l'antécédent du conséquent, l'absolu négatif, indétermination, liberté absolue, du Dieu vrai, existant et actuel. Vous n'avez le droit de parler, dans la première phase, que d'une simple possibilité de vouloir, et non pas de volonté, car la volonté implique déjà la personnalité, la conscience de soi. Or de cette simple et nue possibilité de vouloir, il ne peut rien sortir; pas plus que d'une machine à tisser, pour si admirablement construite qu'elle soit, il ne sortira aucune étoffe, aussi longtemps que vous ne lui aurez pas fourni une matière première. Et cette matière première vous n'en voulez à aucun prix; la simple faculté de vouloir vous suffit; vous entendez bien que la machine tire de son propre sein et le travail formel du tissage et la matière sur laquelle celui-ci doit s'accomplir. En d'autres termes, vous prétendez faire surgir le déterminé de ce que vous nous déclarez être l'indétermination même, et rien d'autre; tirer tout ce qu'il y a de plus positif de l'absolu négatif, le fond de la forme, Dieu du néant.

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La tentative n'a rien qui nous surprenne, elle n'est pas

Mais rien ne vous forçait d'abord à imaginer une contradiction, sinon l'esprit de système, et peut-être bien un intérêt de secte. Mais, cela fait, convenez qu'il est trop commode, pour effacer une contradiction, d'en appeler au miracle. Et quel miracle? Le plus insaisissable que l'on puisse inventer, un miracle à jamais enfoui dans les dernières profondeurs de l'essence divine! » Le nœud suprême n'est pas dénoué, il est tranché : Dieu est un miracle. A la bonne heure! soyez mystique autant que vous le voudrez, mais laissez votre masque de philosophe. (P. Garreau, pag. 67.)

nouvelle en effet les spéculatifs modernes nous ont habitués à ces tours de force. Mais eux au moins sont prudents; ils se ménagent un moyen de remonter des profondeurs de l'abîme où ils se plongent sans sourciller. Hegel a sa dialectique d'une prestesse admirable, au moyen de laquelle il fait sortir la catégorie de l'être de celle du non-être; Schelling nous parle d'une vélléité instinctive, d'une sourde aspiration s'agitant dans le fond obscur de Dieu, espèce de douleur de l'enfantement chez l'absolu inconscient et travaillant à s'engendrer luiinême, en vue d'arriver à la conscience de lui-même ; Rothe, de son côté, après nous avoir fait toucher du doigt ce qui en Dieu n'est pas Dieu, après nous avoir dépeint l'absolu négatif, en fait émerger, en vertu d'un mouvement intérieur et nécessaire, des déterminations nécessaires aussi qui finissent par nous donner la personnalité. Rothe peut opérer ainsi, d'abord parce qu'il n'a pas placé en l'absolu uniquement la possibilité suprême, mais encore l'absolue réalité; en second lieu parce qu'il ne craint pas d'admettre une nécessité, une loi intérieure qui force l'absolu à parcourir toutes les phases du développement. Mais vous qui définissez l'antécédent comme absolu négatif, possibilité pure, faculté de vouloir, sans quelque chose ou quelqu'un qui veuille, liberté absolue sans être libre, que réussissez-vous à faire sortir de la pure faculté de vouloir travaillant exclusivement sur elle-même ? Vous voilà acculé au néant sans vous être ménagé le moindre fil de soie pour remonter jusqu'au monde des réalités; avant de descendre dans l'abime, vous avez bravement brisé toute échelle qui vous aurait permis d'en remonter. Comment revenir des lointains parages de la spéculation pure, quand on place hardiment son mérite dans le fait d'avoir brûlé tous ses vaisseaux?

Et cependant M. Secrétan possède au moins deux, peutêtre trois moyens de sortir de cette impasse. Puisque Dieu est sorti de cet état d'indétermination, de liberté absolue, pour arriver de la simple puissance à l'être, il faut bien qu'il ait trouvé le moyen de le faire. Seulement il n'aurait pu le faire que de la manière compatible avec le point de départ. Or, ce point de départ étant la liberté absolue et Dieu pouvant être

ce qu'il veut, toutes les manières de sortir de cette indétermination sont possibles. Une seule est exclue, celle qui aurait été déterminée par un motif, par un but. Dans ce cas-là, en effet, il serait porté atteinte à la liberté absolue : Dieu ne se ferait plus tel qu'il lui plairait de se faire, il serait déterminé à se faire de telle ou telle façon, par le motif qui serait en lui et qui représenterait la nature dont on ne veut laisser subsister aucun vestige. M. Secrétan est catégorique sur ce point : « Une cause, dit-il, qui agit par un motif inhérent à sa nature n'est pas libre. Un motif inhérent à l'être absolu serait un motif absolu, qui déterminerait l'action d'une manière irréfléchie, ainsi l'idée de liberté s'évanouirait. » (Pag. 432, 433.) Ainsi donc l'absolu n'a pas, ne peut avoir de motifs, ni pour sortir de son indétermination, ni pour se déterminer d'une façon plutôt que d'une autre. Cette unique réserve faite, toutes les autres issues sont ouvertes devant lui. « L'être libre ne réalise pas des possibilités préexistantes, mais il crée le possible comme le réel. Il n'est point obligé de choisir entre ces possibles ceux qu'il préfère réaliser, car il peut, s'il lui plaît, les réaliser tous, comme il peut n'en réaliser aucun. On ne saurait déterminer à priori s'il agit ou s'il n'agit pas, s'il agit d'une seule manière ou de plusieurs; mais il peut agir de plusieurs, il peut avoir plusieurs volontés distinctes, opposées même, sans que ces volontés se restreignent et sans que ces volontés se déchirent. (Pag. 414.) Tout est possible, même les contraires à l'absolue liberté. » (Pag. 406.)

Voilà qui est suffisamment clair. L'absolue liberté peut rester ce qu'elle est, ne pas passer à l'état de Dicu proprement dit, actuel et vivant. M. Secrétan, plus hardi que Descartes, admet que l'absolue liberté peut même revenir en arrière, user de sa liberté pour se détruire; Dieu donc aurait pu se défaire, qu'on nous passe ce mot, avant de s'être fait; avant de devenir par un acte de liberté le Dieu vivant, le Dieu actuel, il aurait pu, par un acte de liberté tout aussi absolu, cesser d'être la liberté absolue'. Maintenant s'il s'est fait, s'il s'est

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Il n'est donc pas l'être nécessaire. Dieu est absolu, parce qu'il veut l'être. » Avant de le vouloir, remarque M. Garreau, il ne l'était donc pas? et il pourrait

constitué amour, c'est qu'il l'a voulu purement et simplement; il aurait tout aussi bien pu se constituer haine, s'il l'avait voulu, et même moitié haine, moitié amour, mieux encore à la fois haine et amour, car il peut réaliser les contraires. Dieu aurait apparemment pu à la fois être et ne pas être. Pourquoi un Dieu qui crée les possibles à sa fantaisie aurait-il à ce point renoncé à son absolue liberté ? C'était là un billet de la grande loterie qui aurait pu sortir de l'urne tout aussi bien qu'un autre. Si M. Secrétan nous répondait que Dieu peut, il est vrai, réaliser les contraires, mais non ce qui est contradictoire', il en résulterait que la liberté de Dieu, au caractère absolu de laquelle il paraît tant tenir, cesserait d'être absolue, puisqu'elle ne serait pas libre de réaliser les contradictoires'.

donc ne pas vouloir l'être ? » - M. Secrétan se met ici en contradiction avec luimême en ne maintenant pas dans la terminologie la distinction ordinaire entre Dieu comme essence (absolu) et Dieu comme existence (personne). Apparemment que, pour notre auteur, le second seul peut être un produit de la volonté ?

Les notions sont contraires quand l'affirmation de l'une équivaut à la négation de l'autre. Exemple : l'amour et la haine, la vertu et le vice. Qui aime ne hait point, mais qui n'aime pas ne hait point pour cela. Entre l'amour et la haine, il y a un milieu, l'absence de l'un et de l'autre. Les notions sont contradictoires quand on ne peut ni affirmer l'une sans nier l'autre, ni nier l'une sans affirmer I autre. Exemple pair et impair, oui et non, le vrai et le faux. Toute proposition qui n'est pas vraie est fausse, et réciproquement. (Logique. La science de la connaissance, par G. Tiberghien, 2o partie, pag. 36.)

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. Pour Dieu, dit M. Secrétan, la réalisation d'un dessein ne saurait être un obstacle à la réalisation d'un autre; car tout est possible, même les contraires à l'absolue liberté. Eh quoi! la liberté divine peut faire, selon vous, qu'une chose soit et ne soit pas en même temps!« Nous n'entendons pas que Dieu veuille et ne veuille pas la même chose par le même acte et sous le même point de vue. Une telle volonté se neutraliserait et se détruirait elle-même. » Et pourquoi ne se détruirait-elle pas elle-même, l'absolue liberté? Elle subit donc au moins la loi de ne pouvoir se détruire. Vous nous avez cependant vingt fois appris qu'elle ne pouvait être assujettie à aucune loi. Nous entendons ; il ne faut pas confondre, selon vous, la contradiction dans les propositions avec la contradiction dans les choses. Dans l'abstraction, la contradiction est inadmissible, car les deux termes contradictoires s'annulent réciproquement. » C'est cependant une proposition abstraite que celle-ci : Une chose ne peut pas en même temps être et ne pas être. C'est une loi de raison. Or, vous affirmez itérativement que ⚫ la liberté absolue n'est pas soumise à la raison parce qu'elle est le principe de la raison. Trêve de distinctions subtiles. Il faut choisir entre la liberté absolue,

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