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lumes plus de place qu'il n'était nécessaire. En effet, les procédés et les prétentions de cette philosophie se donnent ici librement carrière. L'ouvrage est évidemment né dans le même milieu que celui de Rothe. Ici aussi on nous déclare que le problème métaphysique ne peut être résolu pièce à pièce, mais seulement tout entier, d'une venue. (Préface, LXV.) Ce qui veut dire apparemment qu'on s'emparera d'une idée spéculative riche et féconde pour en déduire ce qu'elle contient, sans trop s'inquiéter de l'expérience et des faits, jusqu'au moment où l'hypothèse sera soumise an contrôle des phénomènes dont elle doit rendre compte. « La philosophie doit comprendre l'essence du principe universel et comprendre toutes choses comme découlant du principe universel conformément à sa nature. » (Pag. 5, l'Idée.) Ce principe universel c'est Dieu. En comprenant bien son Pour M. P. Garreau et pour nous, il ne s'agirait donc que d'user du droit de légitime défense; le système de M. Secrétan, paraît-il, menacerait de devenir envahissant. Tandis que les justiciers attardés arrivent enfin à pas comptés, La philosophie de la liberté couquiert des adeptes dans les rangs des générations nouvelles qui ne manqueront pas de nous critiquer à leur tour.

M. P. Garreau a eu le grand mérite de s'être le premier rendu compte de l'opposition latente que provoquait chez bien des personnes la parole passionnée, éloquente, presque comminatoire de ce métaphysicien, faite plutôt « pour surprendre les esprits que pour raviver les convictions. »

On remarquera que cette plume, à tous égards parfaitement compétente, est celle d'un philosophe par goût, d'un homme qui, pour critiquer cette œuvre de haute métaphysique, a dû s'arracher aux nombreuses obligations de la vie pratique. Quant aux philosophes de profession et portant enseigne, assez nombreux à Paris, nous ne sachions pas que, depuis 1848, époque à laquelle parut la première édition de la Philosophie de la liberté, aucun d'eux ait eu le loisir (sauf M. Renouvier, qui n'est pas du cénacle, dans son Année philosophique, deuxième année, et plus récemment dans la Critique philosophique, 1872) de signaler cet ouvrage capital au public français. Les lourdes charges qu'impose la mission de philosophe officiel sont apparemment des plus absorbantes. Les professeurs de philosophie français étaient tout aussi prêts, pour les grandes luttesde la pensée moderne, que les généraux et les intendants en 1870. Et cependant est-il permis de désespérer de l'avenir des études sérieuses dans cette pauvre France, étouffée par l'officialité, si mal servie par tous ceux qu'elle paye si bien, quand on voit tout à coup un homme de la valeur de M. P. Garreau surgir d'un milieu si ingrat?

Nous aurons plusieurs fois l'occasion, dans le cours de cette étude, de citer les appréciations du médecin philosophe de La Rochelle.

essence, nous obtenons une science absolue de toutes choses dans l'univers, « car le foyer des mondes est le cœur de l'homme où Dieu parle. » Dès que nous l'avons bien entendu nous sommes en possession de la science universelle. « Pour déplacer notre terre du vrai centre, il faudrait constater l'existence d'êtres spirituels supérieurs à l'humanité. » (Pag. 425, l'Idée.) Notez ces deux points-ci: on nous promet la science absolue par la connaissance de l'essence de l'absolu. C'est bien là l'idéalisme avec ses prétentions aussi hautes que naïves. Rothe n'aurait pas dit autrement. Pour lui aussi la mission de la spéculation consiste à a anticiper, à deviner, et à dérouler à priori la conception de l'univers entier.» (Pag. 3.) Mais si les aspirations des deux penseurs sont les mêmes, le point de départ est différent. Rothe part, lui, simplement de Dieu : il ne développe uniquement que ce qu'on appelle la philosophie progressive; M. Secrétan, avant de partir de Dieu, commence par s'élever jusqu'à lui: partant du moi humain, il fait précéder la philosophie progressive d'une spéculation régressive. Tandis que le penseur allemand se contente d'être un théologien philosophe, l'écrivain suisse est de plus un philosophe théologien. Tandis que Rothe laissait une place à la dogmatique, tout en la subordonnant à la théologie spéculative, M. Secrétan préfère sacrifier la théologie à la philosophie. Il nous signifie carrément que la théologie, « pour tout ce qui n'est pas la détermination mais l'explication des faits, se confondra désormais avec la philosophie. » (Pag. 279, l'Idée.)

On regrette que l'auteur ne soit pas aussi explicite sur la question de méthode. Il est hésitant et incertain; on a de la peine à démêler sa vraie pensée. Il nous promet sans doute de nous faire connaître l'essence de Dieu, mais il oublie de nous dire s'il entend le connaître en lui-même ou seulement dans ses rapports avec le monde. La première alternative est seule dans les données du système. Du reste, l'auteur nous paraît s'y ranger.

« Distinguons donc l'absolu dans son essence et dans la puissance, de l'absolu en acte, de l'absolu existant. Nous appelons le premier négatif, parce qu'il est la négation de toute nature;

c'est l'abîme insondable de la pure liberté. L'absolu positif est un fait, une volonté immuable, éternelle et parfaite, embrassant dans un seul acte tout ce qui est et sera. C'est à cet absolu positif que convient proprement le nom de Dieu. » (Pag. 414.) Rothe ne dit pas autrement, seulement il appelle ce premier mode d'existence, essence divine, virtualité, possibilité. Mais voici une première différence entre les deux penseurs. D'après Rothe, en tant qu'essence divine, Dieu est absolument le Dieu caché, non pas seulement pour nous, mais encore pour luimême. » M. Secrétan croit en savoir plus long sur cette essence divine: bien loin d'y voir une indétermination absolue, comme le penseur allemand, il la définit la liberté absolue. Au fait tout revient à une querelle de mots. La liberté absolue n'étant qu'un fait négatif ou la négation de toute nature, Dieu, pour M. Secrétan, commencerait bien par être l'indétermination absolue. N'oublions pas que c'est là ce qu'il faut entendre par ce terme liberté absolue, point de départ commun duquel ces penseurs prétendent faire sortir le Dieu actuel.

Mais encore ici les deux écrivains semblent vouloir se séparer. On sait avec quel art Rothe nous plaçant en face de l'essence absolue, en fait émerger, en vertu d'un mouvement intérieur et nécessaire, des déterminations successives qui nous font mieux connaître Dieu jusqu'à ce que nous arrivions enfin au second mode d'existence, à Dieu tel qu'il est, à la personnalité divine. Cette manipulation dialectique si ingénieuse paraît faire défaut chez le philosophe vaudois. Est-ce par pur accident, pour nous ménager peut-être, que l'auteur a évité ces sentiers battus de la spéculation qui devaient lui être mieux connus qu'à personne? Ou bien, ne serait-ce pas la route qu'il entend suivre ? L'hésitation n'est guère possible. M. Secrétan n'aura pas voulu porter le débat sur ces questions indiscrètes, mais il n'en connaît pas moins le droit chemin qui s'ouvre devant lui. Du moment où il distingue entre l'essence et l'existence, force lui est bien de nous faire parcourir le chemin qui les sépare. Nous savons déjà que M. Secrétan se défend de l'obligation de parcourir la distance qui sépare l'être de l'essence. « Comme la personnaĮité humaine, dit-il, la personnalité divine ne peut être qu'un

fait. Qu'est-ce à dire? Dieu ne se serait-il pas fait? ne serait-il pas devenu personne? il l'aurait toujours été? Mais telle ne saurait être votre pensée. Car alors Dieu, dans sa première phase, Dieu comme essence, l'absolu négatif, aurait déjà été personnel, ce qui est de toute impossibilité, puisque deux lignes plus haut vous dites: «Nous n'avons pas enseigné que Dieu soit personnel de sa nature. » S'il ne l'est pas de nature, il doit l'être devenu. Force vous est donc d'admettre l'idée du procès divin, au moyen duquel l'absolu se fera personne. C'est bien ce que l'auteur ne manque pas de faire, deux lignes plus bas, quand il ajoute: «Dieu se constitue comme personne par l'acte même de la création. » Pesez bien ces termes: le monde n'a donc pas été créé par un Dieu personnel, mais par une force aveugle et inconsciente, par un absolu indéterminé et purement négatif, puisqu'il ne se constitue personne que par l'acte de la création. Et ensuite quelle est sa liberté à l'égard du monde?

Mais n'anticipons pas. Nous en sommes encore à l'idée du procès en Dieu que l'auteur paraît tour à tour admettre et ne pas admettre. La même indécision se montre dans plusieurs autres passages. Ainsi M. Secrétan reproche à Schelling d'avoir voulu connaitre Dieu dans son antécédent. « Le défaut du système que nous venons d'étudier consiste précisément, dit-il, en ce qu'il ne s'est pas contenté d'affirmer la liberté de Dieu, mais qu'il veut remonter à sa cause. Nous venons de dire que cette prétention n'est pas fondée. » (Pag. 337.) Ailleurs M. Secrétan adresse à Spinoza un reproche opposé. «Spinoza, dit-il, ne saisit pas l'être dans sa source, dans son antécédent, dans sa puissance; il affirme immédiatement l'existence, qui n'est et ne peut être que le second terme dans la série de nos conceptions métaphysiques.» (Pag. 156.) Nous y voilà enfin il y a bien un antécédent en Dieu, mais Schelling a le tort de le chercher trop haut; le bon c'est celui de M. Secrétan : l'absolue liberté. Mais ici nous reproduisons notre exigence: qu'on nous montre donc comment Dieu passe de la puissance à l'acte, de l'antécédent, la puissance ou l'absolue liberté, à l'activité et à la personnalité. Nous pénétrons ici au cœur même du système. Comment

se peut-il que M. Secrétan ait oublié de nous signaler les phases du procès par lequel Dieu passe de la puissance à l'acte? Nous tenons à savoir comment l'absolu négatif, de l'état d'indétermination pure, a pu s'élever à la personnalité, à l'existence comme vrai Dieu. M. Secrétan ne peut avoir négligé accidentellement cette question capitale. Un instinct sûr l'aurait-il peut-être averti de ne pas aborder ce problème ardu, sous peine de voir La Philosophie de la liberté condamnée à mourir avant d'être née ?

Voyons un peu, regardons en face cet antécédent en Dieu, on finit par nous accorder qu'il y en a un la puissance; faisons plus ample connaissance avec lui, examinons ce qui pourra en sortir.

Nous savons qu'il est la puissance, la virtualité pure, bien entendu; la puissance sans quelque chose ou quelqu'un qui peut, car autrement nous retomberions dans l'idée de nature qui doit être soigneusement évitée. Cet antécédent de Dieu est encore la liberté absolue, c'est-à-dire la liberté sans un être libre, car autrement le fantôme de la nature reparaîtrait. Cette liberté absolue doit être donc la possibilité, la virtualité pure, l'indétermination même. M. Secrétan nous déclare qu'il est impossible de rien déduire de l'absolue liberté; soit; cette assertion nous la comprenons encore. Mais nous voudrions bien savoir s'il peut sortir quelque chose de cette absolue liberté. Cela nous parait bien difficile, puisque enfin cette liberté est l'indétermination absolue.

Ici nous sommes en proie à une extrême perplexité. Comme M. Secrétan ne nous a pas fait franchir ce pas délicat qui sépare l'absolu négatif du Dieu vrai, actuel et personnel, nous ne savons plus où mettre le pied. Quand l'auteur nous parle de l'être parfait, de Dieu, nous ignorons toujours s'il a en vue l'antécédent ou le conséquent, Dieu dans son essence ou Dieu dans sa seconde phase, l'existence. Et néanmoins il convient de s'expliquer sur ce point capital sous peine de ne pas s'entendre. « Dieu, nous dit-on, est un acte immuable, éternel; mais cet acle qui est l'amour, suppose derrière lui l'intelligence et la liberté, éléments constitutifs de la personnalité.» (Pag. 498.) Evi

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