Page images
PDF
EPUB

reliant par aucun lien commun les produits d'une érudition inintelligente. On revient au travail plus lent, plus pénible de l'abeille qui sait façonner en sucs exquis les fragments divers qu'elle va butiner de toutes parts.

Mais trêve d'images. On ne peut reprocher à Rothe d'avoir méconnu les droits de l'expérience; il veut au contraire que les résultats empiriques contrôlent ceux de la spéculation. Seulement son erreur consiste à croire que l'homme puisse ainsi se scinder pour spéculer d'une manière tout à fait indépendante et à priori, sans se laisser en rien affecter par les données de l'expérience. C'est là l'erreur fondamentale de l'idéalisme qu'il a professée plus carrément que personne. D'abord le point de départ lui-même, Rothe en convient, la notion de Dieu, est fournie par l'expérience. Nul doute que pendant tout le cours de la construction elle-même, la prétendue spéculation indépendante ne soit profondément affectée par l'expérience, comme au point de départ. Qu'on se l'avoue ou non, on trouve moyen de déduire idéalement ce qui vient d'ailleurs. En outre, même quand les résultats de la spéculation paraissent coïncider de la manière la plus heureuse avec ceux qui sont fournis par les faits et par l'expérience, il est aisé de s'apercevoir que l'esprit est différent et que l'harmonie n'est qu'apparente. Il suffit de se rappeler par exemple combien la dogmatique de Mareinecke, inspirée tour à tour par la philosophie de Schelling et par celle de Hegel, est loin de sauvegarder la doctrine chrétienne, malgré l'accord apparent dans les formules. L'idéaliste s'imagine que l'essence des choses correspond toujours d'une manière parfaite aux idées qu'il s'en fait, en vertu d'une identité fondamentale et primitive entre l'être en lui-même et l'intelligence humaine, appelée à s'en rendre compte. Et, pourvu qu'il raisonne d'une manière parfaitement logique sur les conséquences des principes, il ne doute pas un seul instant que la réalité ne corresponde parfaitement à ses déductions. C'est à tel point que, quand il s'aperçoit d'un désaccord incontestable entre ces constructions et les faits d'expérience, il se garde bien de chercher à établir un accord immédiat et en quelque sorte extérieur. Bien au

contraire, il se remet de nouveau à l'œuvre, en fermant encore les yeux pour ne pas se préoccuper du monde extérieur. Le manque d'accord entre les deux sphères, il l'impute au fait d'avoir mal spéculé: il se dit qu'il n'aura pas suivi avec assez de rigueur les lois de la logique; qu'il ne les aura pas maniées avec assez de dextérité. » (Pag. 10.) Sans se laisser le moins du monde décourager, l'idéaliste a recours à une hypothèse nouvelle qu'il soumettra plus encore que la précédente aux lois d'une dialectique inflexible. Les divers systèmes de la philosophie idéaliste moderne ne sont ainsi que des constructions grandioses, d'une régularité souvent irréprochable, reposant sur autant d'hypothèses destinées à se justifier plus tard et par le simple fait qu'elles rendraient compte de tout et s'accorderaient pleinement avec les données de l'expérience.

Malheureusement les résultats sont loin d'avoir répondu aux ardentes espérances que toutes ces tentatives avaient fait naître. Hegel, qui a paru un instant vouloir saisir la vérité de plus près que les autres, n'a fait que la côtoyer pour se perdre dans la scolastique, dans le formalisme. Aussi qu'est-il arrivé? Fatigués d'attendre l'avénement définitif de cette science absolue qu'on leur promettait à l'envi, les hommes cultivés, impatientés par tant de déceptions éclatantes, se sont lancés dans le positivisme: le matérialisme et le scepticisme ont hérité de cet idéalisme ambitieux qui prétendait déchirer tous les voiles, expliquer tous les mystères, nous faire assister à la formation même de Dieu, dont nous nous serions rendu mieux compte que de celle de notre propre caractère. Après avoir beaucoup attendu de la spéculation, après lui avoir demandé ce qu'elle ne pouvait donner, on lui refuse sa part congrue, le droit, la possibilité de ramener à l'unité les données de l'expérience dans un domaine déterminé. Car ces esprits superbes et exigeants sont demeurés conséquents avec eux-mêmes. Ils n'ont pas renoncé à leur absolu. Et dès l'instant où vous ne pouvez leur fournir une synthèse complète, une conception irréprochable de l'ensemble de l'univers, ils vous condamnent à vous résigner au néant absolu dans tous les domaines. C'est ainsi qu'on a vu succéder aux prétentions métaphysiques les plus exorbitantes,

un dédain non moins absolu de toute métaphysique. Ce sont souvent les mêmes hommes qui, en fort peu de temps, ont franchi l'espace, moins long qu'on ne croirait, qui sépare ces deux positions extrêmes. Aussi qui trouve-t-on aujourd'hui parmi les défenseurs de la métaphysique? Ceux qui n'ont jamais été dupes des merveilles que promettait la spéculation, la science de l'absolu; tandis que les adorateurs passionnés de cette divinité d'un jour croient décidément ne plus devoir perdre terre, de peur de s'exposer aux accidents réservés aux penseurs qui veulent gravir les sommités inaccessibles.

Ce spectacle n'a rien de surprenant; il est dans la nature des choses; 'il s'est souvent reproduit dans le cours de l'histoire. Bien loin de décourager, il doit servir à notre instruction. La métaphysique n'a déçu que ceux qui, sous prétexte de lui rendre un culte désintéressé, ont voulu lui faire violence en lui demandant plus qu'elle ne pouvait donner. Cet amer dépit qui se comprend chez quelques-uns, ne saurait être partagé par tous.

Rothe le dit excellemment : « L'humanité a toujours spéculé et ne cessera pas de le faire jusqu'à la fin. Ceux mêmes qui seraient disposés à s'en défendre sont les premiers à se laisser prendre au piége. A quoi bon insister sur la possibilité de la spéculation? L'histoire entière dépose en faveur de notre thèse. On ne s'est pas plutôt aperçu de la fausseté d'un systėme tombé en discrédit, que la spéculation se met en devoir d'en formuler un nouveau. Il faut bien que la spéculation puisse être, car enfin elle est. » ( Pag. 4. )

L'expérience rectifie les erreurs des systèmes, et le besoin d'organiser l'ensemble des connaissances pousse sans cesse l'humanité à en former de nouveaux. De sorte que l'expérience est à la fois le point de départ et le critère des systèmes. Le dernier venu se propose toujours de faire leur place à un ordre de faits méconnu par ceux qui l'ont précédé. C'est ainsi que les choses se passent en philosophie et en théologie : le respect des faits est en particulier le nerf de l'histoire des dogmes: la conscience chrétienne est condamnée à faire d'incessantes tentatives jusqu'à ce que, sur un point donné, elle ait trouvé des

formules qui soient son expression adéquate. Il va sans dire qu'il n'est pas d'esprit spéculatif, philosophe ou théologien, qui n'estime avoir rencontré juste. C'est précisément pour cela qu'il tente d'organiser tout l'ensemble des connaissances autour de cette idée, de ce fait qu'il a emprunté à l'expérience. Mais absorbé par son idée fondamentale, il lui arrive aisément d'en méconnaître d'autres, d'arranger son système aux dépens de certains faits qu'il perd de vue. Maintenant, plus l'idée fondamentale aura été étendue, importante, féconde, moins il aura fait de tort à d'autres vérités en la faisant prévaloir; plus longue sera l'influence que ce système exercera sur l'esprit humain, plus nombreuses aussi seront les vérités qui tomberont en quelque sorte dans le domaine public, et demeureront à l'état de lieux communs, définitivement acquis, quand le système lui-même aura fait son temps.

Le devoir des hommes qui vivent à une époque à tant d'égards ingrate, où l'esprit humain, détaché de tout système, vogue à l'aventure comme un navire sans gouvernail, est donc tout tracé. Bien loin de se laisser aller au découragement, comme le voudraient les esprits chagrins contrariés d'être obligés de renoncer aux anciens systèmes, le plus pressant est de recueillir, de constater les principes méconnus, en vue de préparer, autour du plus important d'entre eux, l'éclosion d'un organisme nouveau. Dans ces heures de confusion et de désordre où tout le monde est désorienté, le scepticisme ne manque jamais de déclarer bien haut que l'heure de son triomphe définitif a décidément sonné. Il ne faut pas s'étonner de ce facile refrain: remontant au moment où le premier système fut trouvé défectueux, on voit que le désillusionnement éprouvé alors par l'humanité ne fut pas de force à empêcher aucune tentative nouvelle. C'est que l'esprit humain ne veut ni abdiquer, ni reconnaître pour ses apôtres les esprits chagrins et faibles au fond qui veulent faire consister toute sa gloire à renoncer à sa plus haute dignité: le besoin de connaître, de se rendre compte des choses. Il va sans dire que plus les prétentions des spéculatifs auront été exagérées, plus le triomphe des sceptiques sera facile. Ainsi s'expliquent les allures des nôtres, en théolo

gie comme en philosophie. Après être partis de l'idéalisme absolu qui devait nous donner la connaissance absolue de tout, en commençant par Dieu même, on ne pouvait s'arrêter en deçà d'un scepticisme qui ne laisserait plus subsister que le devenir seul sans rien qui devienne. Mais en se faisant dogmatique, le scepticisme s'est chargé de se réfuter lui-même. Car enfin, ou bien on n'a pas cessé d'être dogmatique, ou on est déjà en train de le redevenir, quand on érige en dogme l'idée qu'il ne saurait y avoir de dogme.

Le moment est donc venu d'intervenir pour ceux qui estiment qu'il s'agit de recueillir les matériaux en vue d'une systématisation nouvelle.

IV

A entendre quelques personnes, l'œuvre serait plus avancée, terminée même: sur les ruines de tous les systèmes nous en verrions surnager un nouveau qui serait définitif; la Philosophie de la liberté, de M. Secrétan, commence à faire du bruit dans le monde'. Au point de vue de notre étude la première question qui se pose est celle-ci Nous trouvons-nous en face d'un soleil nouveau qui se lève ou ne s'agirait-il que des derniers feux d'un astre jadis éblouissant qui a déjà disparu de notre horizon?

La réponse à cette question ne saurait être l'objet du moindre doute l'auteur a soin de nous avertir (Préface de la seconde édition, pag. 5) que l'idéalisme spéculatif occupe dans ces vo

La nouvelle édition de l'ouvrage de M. Secrétan a provoqué une critique fort intéressante : La philosophie de la liberté de M. Secrétan, professeur à Lausanne, par P. Garreau, médecin des hôpitaux militaires, à La Rochelle. Extrait du Disciple de Jésus-Christ. Brochure de 69 pag. in-8. Paris, Sandoz et Fischbacher, éditeurs, 1872.

L'occasion qui a provoqué cette attaque est des plus flatteuses pour le professeur de Lausanne. M. Charles Secrétan a laissé sa marque, dit le critique, qu'on nous passe l'expression, dans une de nos facultés de théologie; des thèses, des brochures, des livres, des conférences publiques attestent l'influence considérable qu'il a exercée, qu'il exerce encore sur l'école de Montauban.»

« PreviousContinue »