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quelle tombe Strauss et avec lui la plupart des radicaux, soit philosophes, soit théologiens. Chez Strauss, le panthéisme et le moralisme se disputent la prépondérance, ou mieux ils se relaient de la façon la plus heureuse. Ce docteur renverse la doctrine chrétienne, tantôt au nom de la morale, tantôt au nom du panthéisme, qui détruit à son tour toute morale, parce qu'il enlève à l'homme toute liberté. L'incapacité spéculative est énorme; l'absence de toute idée est poussée jusqu'à la naïveté ; le choix des moyens importe peu pourvu que le dogme traditionnel soit renversé. Strauss ne songe pas un seul instant à mettre d'accord son moralisme et son panthéisme, c'est-àdire à abandonner celui-ci. Il persiste toujours dans son rôle de simple critique sans s'élever jamais jusqu'à la philosophie. Voilà pourquoi ce théologien ne s'est assimilé le hégélianisme que d'une façon tout extérieure. En dépit de sa critique, il part d'un dogme, lui aussi ! Ce sont les formules hégéliennes qui doivent combler les lacunes et donner à l'auteur un certain calme scientifique. Mais qu'ils sont vides et morts ces bouche-trous! Comme on sent bien qu'il ne s'est pas approprié ces principes; qu'ils ne sont pas devenus une vérité subjective, intime et vivante. Voici qui prouve excellemment que l'esprit du hégélianisme lui échappe. Ce critique perspicace n'a pas l'air de se douter un instant que Hegel oscille sans cesse entre le panthéisme et l'anthropologisme! Dieu, nous dit Hégel, n'est pas personne, mais il va se personnifiant à l'infini chez les individus. Il y a sans doute ici un besoin de dépasser Spinoza, en le complétant par Fichte. Toutefois ce n'est pas résoudre l'antinomie, mais tomber simplement dans l'anthropologisme, pour retourner ensuite au panthéisme. Car enfin si l'absolu ne devient vraiment concret que dans l'individu humain, ce n'est que chez lui qu'il est vraiment absolu. Ce n'est pas la substance en soi, mais sa réalisation, ce n'est pas le commencement, mais le résultat du procès qui est l'absolu.» (Pag. 66.)

Carl Schwarz n'est pas moins sévère quand il s'agit d'apprécier la Nouvelle Vie de Jésus, de Strauss. Il constate que, tout en tombant dans un extrême opposé à celui de M. Renan, son compatriote n'a pas mieux réussi que le lit

térateur français à s'élever jusqu'à l'histoire. «Tout en se proposant un but positif, Strauss n'a su faire usage que de la méthode négative et critique. Nous avons là la mesure de son talent. Il excelle dans l'analyse ; il sait admirablement signaler les illusions des orthodoxes, toujours exposés à prendre la mythologie pour de l'histoire; il est le représentant de la critique sobre et incorruptible; sa spécialité est d'analyser et de répandre la clarté sur tout ce dont il s'occupe. Mais c'est en vain que vous lui demanderiez autre chose. Il a écrit une Vie de Jésus «dans les limites de la critique pure. » Le talent intuitif et divinatoire qui constitue l'historien lui manque totalement. Aussi finit-il par nous dire qu'il est peu de grands hommes sur le compte desquels nous manquions plus d'informations que Jésus.... Il n'a ni coup d'œil historique ni sens religieux. On dirait que, grâce à un travail critique incessant, ces organeslà ont été, sinon atrophiés, du moins paralysés. Les conclusions demeurent des plus précaires et des plus vagues. Il accorde que le christianisme n'a pas encore fait son temps; il convient qu'il doit en rester un certain quelque chose qui a bien son importance; mais je vous défie de savoir en quoi ce minimum consiste. Il ne daigne pas nous le dire. » (Pag. 90 et 921.) On voit que les Allemands sont bien revenus de l'admiration sans réserve qu'ils avaient jadis pour l'idéalisme absolu ; ils ne se font plus d'illusion sur sa valeur comme moyen de transformer la théologie. Ces idées-là doivent être laissées aux Français qui, admirant toujours de confiance, arrivent juste à temps pour s'éprendre des idoles dont on ne veut plus ailleurs. Philosophes et théologiens des bords de la Seine peuvent se livrer à ce culte posthume sans craindre de se rencontrer dans les mêmes parvis avec leurs ennemis implacables. Et il n'est pas nécessaire d'être un homme de parti pris pour porter des jugements semblables sur le panthéisme contemporain. Carl Schwarz appartient à la tendance libérale la plus authentique, seulement il se donne la peine de se rendre compte des choses avant d'en parler. Rothe est peut-être le seul homme marquant

'On sait que dans son dernier ouvrage, Der alte und der neue Glaube, Strauss est allé plus loin. Voir Revue de théologie et de philosophie, 1873, pag. 145.

qui se soit fait illusion jusqu'au bout. Aussi pour avoir supposé que le public accueillerait la seconde édition de sa théologie spéculative dans les mêmes dispositions d'esprit que la première, peut-il être considéré comme une idéaliste attardé, le dernier des théologiens spéculatifs.

Il y a toutefois beaucoup à apprendre dans cet ouvrage. Rothe a eu le grand mérite de faire briller à nos yeux le magnifique idéal de la science qui avait depuis longtemps été perdu de vue. Il n'est pas d'homme ayant éprouvé le besoin de se rendre quelque peu compte des choses de l'esprit qui n'ait lutte contre cette difficulté si bien signalée par le docteur allemand, de systématiser ses connaissances du point de vue empirique. « Nous commençons tous à apprendre, dit-il, dans une période de la vie où nous sommes éminemment réceptifs. Nous finissons peu à peu par remplir notre entendement d'une foule d'idées et de représentations qui nous viennent de toutes parts. Puis il arrive un moment où nous éprouvons le besoin de mettre tous ces éléments divers en rapport les uns avec les autres. Nous voulons ramener tout cela à l'unité, afin d'obtenir une connaissance vraiment digne de ce nom. Mais nous n'avons pas plutôt cédé à ce désir que nous nous apercevons qu'il n'est pas aisé à réaliser. A première vue, nous croyons y arriver en mettant en ordre les éléments divers qui constituent notre connaissance. Il nous semble que nous n'aurons qu'à grouper et à classer nos idées d'après les objets auxquels elles se rapportent. Nous formons ainsi un grand nombre de catégories logiques, sous lesquelles nous rangeons nos diverses connaissances. Cela fait, nous essayons de mettre en ordre à son tour le contenu de chacun de ces casiers, pour les placer ensuite les uns avec les autres, dans la relation logique convenable. Nous nous flattons que, ce travail une fois terminé, nous serons arrivés à cette harmonie, à cette unité de nos connaissances à laquelle nous aspirons. Toutefois, nous ne tardons pas à nous apercevoir que le but ne saurait être atteint par cette méthode. D'abord ce travail de classification nous semble devoir être sans terme, car, à mesure que nous classons des idées, nous en acquérons de nouvelles,

qui viennent à leur tour enrichir notre intelligence. Puis, nous avons beau recourir à toutes les combinaisons les plus ingénieuses, nos idées diverses ne se prêtent pas à une classification. Les unes sont incomplètes; il en est d'autres qui se contredisent; le lien indispensable pour les rattacher les unes aux autres nous fait défaut. Bref, nous nous apercevons qu'il est impossible de former un organisme, un système de concepts avec ces éléments divers. >>

Au fait cet échec n'a rien qui doive nous surprendre, lorsque nous songeons comment nous avons acquis ces idées. Qu'est-ce donc qui nous autorise à croire qu'elles doivent former un tout organique, quand nous nous rappelons qu'elles sont nées isolément et dans des intelligences fort différentes les anes des autres? Je me suis moi-même formé quelques-unes de mes idées, mais dans des périodes diverses de mon développement, tandis que j'en ai reçu d'autres des mains de la tradition, qui est elle-même formée de l'apport d'individus ou de nations appartenant à des époques et à des civilisations fort différentes. Si les jeux de patience réussissent, c'est que les parties qui les constituent ont été découpées d'un objet qui primitivement formait un tout unique et harmonique. Comme les éléments de ma connaissance n'ont pas une origine de même genre, il est tout naturel que nous ne réussissions pas à constituer l'unité. En tout cas, celle-ci ne pourrait être atteinte qu'après avoir retravaillé les idées diverses contenues dans notre intelligence; mais c'est encore là un travail de Sisyphe, que personne jusqu'ici n'a pu conduire à bonne fin. Comment pourrait-il réussir? Il ne s'agirait de rien moins que de revoir et de modifier chaque idée particulière, en tenant compte de ses innombrables rapports avec toutes les autres. » (Pag. 5-7.)

Quiconque a connu ces angoisses intellectuelles a soupiré après un principe supérieur duquel il pourrait déduire tout l'ensemble de ses connaissances définitives. Car, à moins d'être un de ces sceptiques blasés qui font consister la suprême sagesse dans l'érudition, on sent que renoncer à harmoniser nos connaissances de façon à obtenir un système, c'est abdiquer sa qualité d'homme. Aussi dans ces heures-là, auprès de tout

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esprit droit et vigoureux, la spéculation a cause gagnée. Pas plus que Rothe on ne veut d'une dogmatique sans tenue scientifique, sans notions précises. Cet amas d'éléments hétérogènes et indigestes, reliés par les fragiles liens d'une logique purement formelle, n'est qu'un parlage à tort et à travers. Aussi se sent-on dans les meilleures dispositions pour être convaincu. On suit avec attention ce plaidoyer en faveur de la spéculation; on brûle du désir d'être persuadé, convaincu; on soupire après cet argument décisif qui vous arrachera, en la théologie spéculative, cette foi absolue, définitive qu'on ne demande pas mieux que d'accorder.

Cependant, à moins qu'on n'ait encore vingt ans et qu'on ne soit d'une rare inexpérience en matières philosophiques, il y a bien des chances que le moment si désiré n'arrive pas C'est qu'on se rappelle les avis du sage de Königsberg à l'adresse de ceux qui seraient disposés à céder aux attrayantes sollicitations de la spéculation. Il compare le domaine qu'il nous est possible de connaître et d'exploiter à une ile riante et fertile, mais environnée d'un océan brumeux et d'écueils insurmontables. « Si la raison théorique, au lieu de borner sa tâche et ses prétentions à aider les autres facultés cognitives à bien cultiver le sol de cette habitation...., si la raison, non contente de cet apanage, veut diriger son vol ambitieux sur les ailes des catégories pures dans d'autres régions, ou s'imagine pouvoir, en pilote habile, traverser la mer orageuse qui environne le domaine circonscrit assigné à l'homme par son Créateur, elle ne trouve que chimères et dangers, elle perd en vaines tentatives un temps qu'on aurait dû employer à aiguillonner les facultés d'observer et de concevoir, et à les seconder dans leur travail, le seul fructueux, puisqu'il porte sur des objets accessibles aux

sens. >>

Pour qui a saisi la portée de ces sages avertissements, il n'est plus possible de céder aux séduisantes sollicitations de Rothe. On renonce à ce travail attrayant de l'araignée, puisant dans sa propre substance les matériaux indispensables pour tisser sa toile, sans tomber dans l'autre extrême pour imiter l'empirique qui, comme la fourmi, ne sait qu'entasser sans fin, ne

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