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la première possède déjà d'une manière immédiate. On ne sera donc certain d'avoir bien spéculé que si le sentiment religieux se retrouve dans les résultats de la spéculation, tout en se rendant mieux compte de lui-même. Toutefois, le travail de la spéculation doit s'accomplir dans une entière indépendance des sentiments pieux et des représentations religieuses. Ce n'est qu'après avoir complétement terminé son travail qu'on doit le soumettre au contrôle de la piété. La sainte Ecriture, document de la révélation, expression historique et authentique de la conscience chrétienne primitive, est également une autorité avec laquelle la théologie spéculative doit compter. Il faut cependant faire ici deux réserves; il devra y avoir nécessairement une différence entre les représentations bibliques et l'expression définitive et intellectuelle que nous fournira la théologie spéculative; ce qui dans la Bible sera une conception scientifique de la conscience chrétienne (c'est-à-dire déjà de la théologie), ne saurait être norme pour la spéculation. Il y a même plus: il faut que la spéculation trouve dans la sainte Ecriture une confirmation positive; les résultats de la théologie doivent donner une conception plus satisfaisante du contenu de la révélation que les systèmes précédents.

Cette théologie spéculative domine toutes les autres disciplines théologiques. A l'histoire de l'église elle fournit la clef pour comprendre les événements du passé; à la théologie pratique elle donne une vue claire du but final vers lequel elle doit s'efforcer de faire marcher l'église du présent. Quant à la dogmatique, elle rentre dans les sciences historiques. Rothe a soin d'insister sur l'idée que la dogmatique ne saurait être une science spéculative, comme on ne le suppose que trop souvent, mais une simple discipline historique, soumise à son tour à la théologie spéculative. « La dogmatique est une discipline essentiellement positive, ou plus exactement historico-critique. L'objet d'étude lui est fourni par la doctrine ecclésiastique historiquement donnée, qu'elle est appelée à construire en système, tout en examinant si et dans quelle mesure cette doctrine répond à sa notion. Il est de la plus haute importance de ne pas confondre l'élément positif et l'élément critique. La dogmatique

ne saurait donc être en aucune façon une discipline spéculative. Il est vrai toutefois qu'elle ne pourrait s'acquitter de sa mission sans posséder un système spéculatif, indépendant et théologique, son instrument indispensable. En effet, pour que son travail tire à conséquence, la dogmatique a absolument besoin de notions bien arrêtées, sans cela elle perd toute tenue scientifique, toute utilité dialectique; ce n'est plus qu'un parlage à tort et à travers. Or, d'où la dogmatique tirerait-elle toutes ces notions, si ce n'est d'un système spéculatif? » (Pag. 6).

Cette théologie spéculative qui domine toutes les disciplines théologiques, est à son tour dominée par les méthodes et par les hypothèses de l'idéalisme philosophique; c'est une théologie chrétienne du point de vue de la philosophie de Schelling et de Hegel. Lorsqu'on se rappelle ce que Strauss et les jeunes hégéliens ont su tirer de la doctrine du maître, on est vivement intéressé en voyant un esprit puissant faire sortir à son tour de l'eau douce de cette source qui a produit à profusion des eaux amères. Rothe se montre un virtuose accompli. On ne saurait trop admirer sa souplesse, ses ressources inépuisables, l'art consommé avec lequel il développe les catégories purement idéalistes, en prêtant à ces formules vides un contenu réel qui n'est autre que la doctrine répondant aux besoins de la conscience chrétienne; on voit tour à tour surgir la personnalité de Dieu, sa nature, ses attributs, sa liberté. C'est à peine si l'on se formalise un peu, quand l'auteur statue l'éternité de la création, c'est-à-dire de l'espace et du temps, sa nécessité, et quand il expose sa théorie du péché. Ce qu'on croit avoir déjà sauvé est si important que l'on est disposé à être coulant sur tout le reste. Comment en effet marchander son admiration à un dialecticien qui réussit ainsi à cueillir des raisins à des épines et des figues à des chardons? Si seulement on pouvait oublier que cette dialectique, d'une souplesse irréprochable, a servi à de tout autres fins! Cette malencontreuse réminiscence vient rompre le charme auquel on s'était laissé aller en suivant Rothe de déduction en déduction; réveillé en sursaut on reprend terre, la critique reparaît avec tous ses droits. La tentative de vouloir chercher l'antécédent du Dieu actuel paraît bien préten

tieuse; l'idée du cordonnier allemand, Jacob Bohme, qui voulait couper court à toutes les difficultés de la théodicée en mettant le diable en Dieu a eu beau séduire tous les idéalistes allemands modernes, on ne peut s'empêcher de trouver le coup hardi et même un peu risqué. Et puis, cette idée d'un procès en Dieu fait toujours l'effet d'un grave abus de l'anthropomorphisme. Il nous est difficile de rompre avec ce préjugé de la conscience, non pas chrétienne, mais simplement humaine qui veut que, si Dieu est, il ait toujours été ce qu'il est. Sans doute, on ne manque pas de nous rassurer: Dieu, dit-on, est élevé au-dessus de l'espace et du temps; il a bien été de toute éternité ce qu'il est. Il nous est impossible, à nous simples mortels, de concevoir un développement, un devenir qui ne tomberait pas sous les catégories du temps et de l'espace. C'est pourtant ce qu'il s'agit de nous faire admettre. On a beau nous dire que ce procès, ce devenir en Dieu n'est qu'un procès logique, nous trouvons que c'est encore trop. Peut-on à ce point appliquer à Dieu la catégorie de la causalité? Et quand on dit que Dieu est cause de lui-même, n'est-il pas plus sage d'entendre ces termes dans un sens négatif, pour signifier qu'il n'a été causé par rien, plutôt que de supposer qu'il a dû se développer, se former, se faire, comme nous nous développons nous-mêmes en partant de l'état d'inconscience pour arriver à la personnalité? Après tout, même en admettant qu'il ne s'agisse que d'un procès logique, cet antécédent du Dieu personnel nous produit toujours l'effet d'être le vrai Dieu, le principe premier duquel le Dieu personnel a surgi. Et puis, cette prétention à pénétrer ainsi en queique sorte dans l'officine, logique si vous voulez, dans laquelle Dieu s'est fait lui-même, nous produit toujours l'impression d'une profanation. D'abord elle implique chez l'homme une science absolue qui ne semble pouvoir s'expliquer que par l'identité du créateur et de la créature; ensuite elle semble oublier qu'il ne convient pas de soulever le voile discret qui recouvre toutes les grandes questions d'origine. Le moyen de s'arrêter en deçà du néant, quand, dans son besoin de découvrir des causes, on veut trouver celle de Dieu même! Que pourrat-elle être, sinon un autre Dieu ou le néant? Quand on re

proche à Rothe de disséquer le bon Dieu, comme il ferait d'une grenouille, il répond d'abord modestement que c'est l'idée de Dieu qui a été seule disséquée. Il déclare ensuite ne pas comprendre cette objection de la part de théologiens qui après avoir reconnu en Dieu l'inénarrable, prétendent cependant en posséder une idée, un concept. « Celui, dit-il, qui prétend se faire une idée de Dieu, ne saurait se dispenser de l'analyse, de recourir au microscope de la dialectique, au couteau tranchant de la logique la plus pénétrante. Et tout cela c'est au nom de la piété que je l'exige. Y a-t-il en effet quelque chose de plus irréligieux au monde que de penser Dieu d'une manière superficielle ? »

Apparemment c'est de sa piété à lui que Rothe entend seulement parler, à cela nous n'avons rien à dire. Les droits de la subjectivité sont immenses et imprescriptibles: lorsqu'on a eu le malheur de s'égarer dans un labyrinthe, on s'en tire comme on peut. Bien des nobles esprits, pris comme Rothe dans les filets de l'idéalisme, quand ils ont senti tout ce qu'il avait de vide, de formel et d'artificiel, sont sortis de ce royaume des ombres par un vigoureux effort moral qui a, d'un seul coup, brisé toutes les mailles. Rothe, lui, a préféré une méthode incontestablement plus logique, plus rationnelle : doué d'une piété assez saine et assez vigoureuse, il n'a pas craint de respirer à pleins poumons dans cette atmosphère, jusqu'à ce qu'il ait cru avoir découvert dans le système même un point d'appui pour en sortir. Encore une fois, il ne nous reste qu'à nous incliner et à admirer les nobles efforts du virtuose. On croit voir le plongeur de la grande exposition de Paris, enfermé dans une pesante armure de fer et de cuir, destinée à le préserver de l'asphyxie, remontant péniblement du fond des abimes pour revenir respirer à la surface. Il n'y a rien à dire puisqu'il réussit. Mais enfin les exercices de ce genre ne sont pas à l'usage de tout le monde. Et il est douteux que si les hommes pieux en général se croyaient condamnés aux mêmes efforts dialectiques que Rothe pour se faire une notion de Dieu, ils se trouvassent bien satisfaits au terme de leur travail. Disons toute notre pensée: la piété de Rothe semble en tout ceci s'être mon

trée aussi naïve que saine et vigoureuse. Il faut avoir vidé jusqu'à la lie la coupe enivrante de l'idéalisme pour persister à le prendre encore à ce point au sérieux, alors que, pour tout le monde, il est déjà percé à jour. La seule circonstance que cette dialectique a servi à démontrer les thèses les plus opposées, aurait dû suffire pour la rendre suspecte. Déjà du temps de Hegel, sa logique avait des ressources inépuisables pour justifier complaisamment les variations incessantes de la politique prussienne. Depuis lors l'épreuve a été plus complète encore. Tour à tour au service de l'orthodoxie ou de l'impiété, du spiritualisme et du matérialisme, la dialectique idéaliste s'est montrée ce qu'elle a toujours été, une sophistique qui ne saurait plus tromper personne.

Carl Schwarz, qui en 1848 ne passait pas précisément pour hostile au hégélianisme, prend soin aujourd'hui de le répudier en se défendant d'avoir jamais partagé l'illusion générale. Il ne voit plus en lui qu'une scolastique aussi vide que celle du moyen âge. L'influence de Schleiermacher est présentée comme plus profonde, plus intime et surtout plus persistante. Strauss, qui est en théologie la plus fidèle expression du hégélianisme, est présenté comme lui devant ses exagérations et son manque complet de sens historique. « Malgré toutes les qualités formelles de cet ouvrage (la Dogmatique de Strauss), il vous laisse un profond sentiment de vide, de désespoir et de nihilisme. Cette critique est décidément blasée; l'esprit hégélien lui a enlevé toute conviction, toute fraîcheur; elle n'a plus la moindre séve. » Et cependant, si nous en croyons Schwarz, Strauss n'aurait compris le hégélianisme que par son côté formel, négatif et dissolvant; tout en maniant avec beaucoup de dextérité les formules de cette philosophie, il n'aurait su saisir ni son esprit, ni sa haute portée. « Le seul débris de vérité qui se trouve dans la Dogmatique de Strauss, c'est le panthéisme de Spinoza. A côté de cela on remarque une vive sympathie pour l'autonomie morale; l'assurance qu'en dernière analyse tout revient à la disposition morale et à la conduite pratique irréprochable qui demeurent l'essentiel. C'est là un bizarre phénomène, une grosse contradiction dans la

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