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losophie. Ce fut Strauss qui tenta le premier de renverser l'histoire évangélique, en lui appliquant l'idée hégélienne de l'immanence de Dieu dans le monde. «Dieu agit dans le monde d'une manière intérieure, constante, régulière; il ne saurait donc y avoir place pour la moindre trouée dans ce tissu aux mailles serrées le miracle est impossible. C'est cette négation aprioristique de miracle qui a donné l'impulsion à l'entreprise de Strauss et qui la caractérise au plus haut degré. Sur ce point-là donc on ne peut dire qu'il soit impartial et sans parti pris. >> Ce savant présente cette idée fondamentale sous une autre forme lorsque, d'après l'assertion hégélienne que l'idée de l'espèce, bien loin de pouvoir se réaliser dans un seul individu, a besoin pour le faire de tous les exemplaires de l'espèce, il affirme que l'incarnation de Dieu en Jésus, bien loin d'être un fait unique et isolé, se répète sans cesse dans chaque membre de la famille humaine.

La Dogmatique de Strauss montre encore mieux ce qu'il y a d'illusoire, de faux, dans le prétendu accord de la spéculation hégélienne et de l'orthodoxie. L'unique but de cette dogmatique c'est de prouver que toute dogmatique est impossible. L'idée fondamentale de la dogmatique de Strauss est la suivante : il y a entre la représentation et l'idée, le dogme traditionnel et la spéculation, un abime infranchissable aboutissant à l'antinomie irréductible de la religion et de la philosophie, de la raison et de la foi.

Comme C.-H. Schwarz le fait remarquer avec beaucoup de justesse, nous retrouvons là l'idée capitale de tout le hégélianisme qui veut que la religion ne soit que représentation. Mais c'est là une erreur fondamentale; c'est tout à fait à tort qu'on identifie la religion et la représentation. « Celle-ci n'est que la forme la plus imparfaite et la plus populaire de la connaissance religieuse. La représentation religieuse doit disparaître au creuset de la critique négative et céder la place à la philosophie, mais il n'en saurait être de même de la religion. Celleci demeure comme la base substantielle de toute connaissance qu'on peut en obtenir. Elle consiste en une vie spontanée, immédiate, antérieure à la science et à l'action dont elle est la

source vivante. La religion est l'intime union du divin et de l'humain aussi ne saurait-elle jamais entrer en conflit avec la philosophie qui doit au contraire nous en donner une formule plus pure, une conscience toujours plus complète. Le conflit ne peut éclater qu'entre les représentations religieuses et la spéculation ici la négation peut se donner libre carrière et poursuivre sans relâche le travail de révision le plus impitoyable. Mais, à la longue, il ne saurait y avoir aucun conflit entre la vie religieuse la plus intime et la spéculation. L'unique mission de la philosophie ne consiste-t-elle pas en effet à lever les trésors les plus cachés de la vie intime, à faire briller au grand jour de la connaissance ce qui vit dans les obscures profondeurs du sentiment?» (Pag. 65.)

Pour être conséquent Strauss aurait dû résolument proscrire la religion comme appartenant à la sphère de la transcendance et du dualisme, et demander l'extirpation du christianisme. Ce fut Feuerbach qui tira cette conséquence en prêchant l'athéisme et l'humanisme. Celui-ci ne tarda pas à passer pour conservateur. Il a le tort de laisser subsister la notion générale de l'humanité. On le somme de descendre jusqu'au matérialisme et à l'atomisme. Triste retour des choses d'ici-bas! les prédicateurs du nihilisme et de l'égoïsme, ces gamins de la philosophie, comme dit Schwarz, lancent à la tête de Feuerbach les épithètes de théologien, d'hypocrite, d'âme servile, qu'il avait le tout premier prodiguées à d'autres. Aux humanistes succèdent les sophistes se groupant autour de Bruno Bauer. Ils ne laissent plus rien debout. Ils poussent en chœur un cri de haine contre la religion et le christianisme. La haine de la religion, qui n'a de sens que comme cri de guerre contre tout dogme, se transforma en dogme qu'on prêcha avec non moins de fanatisme que ceux de la religion. « Telle est cette dernière évolution de la dialectique hégélienne, alliée à l'esprit berlinois le plus trivial et le plus frivole. Encore ici nous ne trouvons qu'une seule chose persistante, le devenir de Hegel, le fleuve coulant sans cesse, d'où tout sort pour y rentrer continuellement. La fière contenance de la philosophie absolue tourne à la farce; l'intellectualisme excessif des anciens hégéliens a dis

paru: nous n'avons plus que des individus blasés. » (Pag. 68.) Tandis que moins de dix années suffisaient aux hégéliens pour franchir la distance qui séparait l'orthodoxie la plus attardée du plus grossier matérialisme qu'il portait dans ses flancs, l'école de Schleiermacher suivait une marche moins bruyante mais plus sûre. Le maître lui-même, avant d'avoir été témoin de toutes ces aberrations, avait exposé une notion de la dogmatique qui, d'intention du moins, est de tout point le contre-pied de celle de la spéculation philosophique. « Il s'agit de ramener la dogmatique à une formule qui soit immédiatement garantie par la piété évangélique, sans laquelle elle n'eût jamais pu venir au jour comme science indépendante; que le dogmaticien ne se pique plus d'être un critique ou un conservateur, qu'il se borne à devenir l'organe intelligent d'une conscience religieuse existant avant lui. Il est, à la vérité, tenu de respecter ce qui constitue l'essence de la foi, mais il est parfaitement libre de jeter par dessus bord bien des malentendus théoriques, des erreurs de méthode, des emprunts faits à des systèmes philosophiques surannés. Il fait ainsi une large part aux progrès dans les études exégétiques et historiques. La mission de cette dogmatique se renferme ainsi dans des limites modestes, mais elle exige beaucoup de profondeur, de pénétration et de vigueur intellectuelle. >>

C'est ainsi qu'à la veille du jour où la théologie va être indignement exploitée par la philosophie, Schleiermacher a la hardiesse de déclarer qu'elle ne doit dépendre que d'elle-même. Il la renvoie à sa source, la religion, les faits chrétiens et leurs conséquences dans la communauté religieuse. Toute assertion métaphysique ou religieuse qui n'importe pas à la piété est rigoureusement exclue de la dogmatique : l'empirisme religieux est opposé aux méthodes ordinaires, dogmatiques ou critiques. Renonçant à enseigner des principes vrais en eux-mêmes, la dogmatique chrétienne se borne à présenter sous forme scientifique le contenu général de la conscience chrétienne. Abdiquant toute prétention spéculative, elle se contente de décrire, de réfléchir, de formuler.

Le reproche le plus grave qu'on puisse faire à Schleiermacher,

c'est d'avoir été infidèle à son programme. Les amis les plus ardents de ce grand réformateur sont obligés de confesser que sa dogmatique, qui prétend se formuler en dehors de toute spéculation, fait plus de philosophie qu'aucune autre.

En donnant à sa dogmatique une forme qu'il n'a pu emprunter qu'à sa culture philosophique, il a indirectement confirmé et manifesté le lien étroit qui les rattache l'une à l'autre. On voit évidemment que l'abandon de mainte doctrine traditionnelle lui a été dicté, non par les intérêts de la piété, la chose est manifeste pour le miracle (voir pag. 277), comme il le prétend, mais par des préoccupations philosophiques, dont il professe toutefois ne tenir nul compte.

Aussi s'est-on de bonne heure attaché, dans les intérêts les plus divers, à compléter et à rectifier Schleiermacher.

Rothe est un des plus marquants parmi les théologiens qui, tout en subissant l'influence prépondérante de Schleiermacher, ont prétendu le compléter. Il se prononce de la façon la plus expresse en faveur d'une théologie spéculative qu'il prétend devoir s'accorder avec l'Ecriture, avec l'expérience chrétienne et avec les résultats de l'expérience en général. La spéculation dans tous les domaines peut seule réaliser l'idéal du vrai savoir, en nous permettant d'harmoniser nos connaissances. Tirant ses idées de son propre fonds, la spéculation est indépendante, au sens le plus rigoureux du mot. Elle s'accomplit au moyen d'une chaîne bien liée d'actes de réflexion dialectique qui s'engendrent les uns les autres. La portée de la spéculation est générale; et quand elle obéit à toutes les exigences logiques, elle peut prétendre au titre de science exacte, aussi légitimement que les sciences naturelles. Pour arriver à une pareille science à priori, il faut partir du commencement, des principes premiers, progresser d'une manière constante et tout comprendre dans son horizon, car l'idée de spéculation implique celle d'un tout organique. « La pensée spéculative tire ses propres idées d'elle-même, de telle façon qu'elles s'engendrent nécessairement et successivement les unes les autres, en obéissant à des idées logiques, et qu'elles s'unissent et s'agencent intérieurement et organiquement, au point de constituer, en

même temps et immédiatement, un système arrêté, un organisme. Spéculer, c'est donc penser en grand, penser tout d'une pièce, saisir les idées particulières dans leur liaison avec l'ensemble: c'est par conséquent penser systématiquement, l'unique manière parfaite de penser. Il n'appartient qu'à la spéculation seule d'arriver à formuler ainsi un ensemble de concepts formant un tout organique, un système. » (Pag. 3 et 5.) Pour arriver à former un système de toutes nos idées, nous devons pratiquer la méthode que suit tout organisme. Un organisme ne se forme pas du dehors, mécaniquement, par la simple juxtaposition de ses parties, mais du dedans; c'est toujours un germe unique, un seul principe, qui, en se développant et s'épanouissant, met au jour les parties diverses qui sont contenues en son sein. Elles viennent se ranger autour de lui, comme autour d'un centre, de sorte que le principe unique rayonne et s'épanouit en multiplicité, tout en demeurant unité. « Un organisme intellectuel, un système intellectuel, un système d'idées doit également sortir d'une idée féconde, d'une idée mère. » (Pag. 7.)

Part-on du sentiment du moi, «on obtient la spéculation philosophique générale. Quand on part du sentiment de Dieu, on aboutit à la spéculation théologique. » Elle ne naît pas du besoin intellectuel et scientifique, mais du sentiment religieux immédiat lui-même, qui reconnait l'obligation de faire en quelque sorte l'inventaire des richesses infinies dont il se sent possesseur. La spéculation religieuse ne provient donc pas du scepticisme, mais de la plénitude même de la vie de la foi. Parfaitement sûre d'elle-même, la piété se croit de force à conquérir le champ de la spéculation qu'elle sent lui appartenir. Remplie d'enthousiasme et de confiance, elle se lance à pleines voiles sur la haute mer de la pensée aprioristique, certaine qu'il n'y a pas de naufrage à craindre. Pleinement convaincu qu'il possède la vérité absolue, comment l'homme religieux douterait-il du succès d'une spéculation ayant sa propre piété pour objet? Le succès est certain, à condition de travailler de toutes ses forces et d'avancer très lentement. » (Pag. 15.)

C'est la piété qui règne avec autorité sur la spéculation, car celle-ci se borne à présenter, sous une forme scientifique, ce que

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