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domaines, que force nous est de marcher par la foi, alors que la vue, nous l'avons suffisamment avoué, fait complétement défaut. N'aurions-nous peut-être pas été trop humbles et trop modestes? En tout cas la revanche nous est rendue singulièrement facile; aussi ne résistons-nous pas à la tentation de prendre à notre tour l'offensive, comme vous avez paru nous y engager.

Qu'est-ce donc qui se trouve dans une condition beaucoup plus prospère que la théologie, dès qu'on sort du domaine des sciences qui s'occupent exclusivement de la matière? Ce n'est certes pas la philosophie qui doit se féliciter d'avoir enfin conquis cette suprématie qu'elle avait si longtemps enviée à sa rivale. Quant à la morale, ne la mentionnons que pour mémoire; il n'est que trop manifeste que parmi ceux qui se sont avisés de la proclamer indépendante, il en était bon nombre qui entendaient en effet conserver à son endroit d'étranges privautés. Avec tout le tapage qu'elle fait parfois, la littérature échapperaitelle peut-être à ces symptômes de décadence qui semblent caractériser tout ce qui nous environne? La civilisation, nous assure-t-on, doit à l'avenir faire ses affaires toute seule. Jusqu'à présent les débuts ne semblent pas favoriser tant de belles espérances. Est-ce un dernier hommage? ou bien le reste d'une mauvaise habitude? Je ne sais; en tout cas, nous voyons à tout propos les peuples effarés, dès qu'un obstacle quelque peu sérieux se montre sur leur route, se réfugier aux pieds de la mère église qui ne manque pas de faire ses conditions aux enfants prodigues. Malgré leurs prétentions à l'émancipation, ils n'ont pas encore appris à marcher seuls; plus que jamais ils se livrent à merci aux prêtres devenus de plus en plus exigeants. Ah! que n'avons-nous un Molière pour fustiger ces voltairiens éperdus toujours prêts à saisir d'une main le goupillon, de l'autre le premier sabre venu, qui n'a pas même besoin d'être glorieux, dès qu'on fait mine, non pas d'abolir, je vous prie, mais de changer quelque chose aux conditions de leur chère propriété, qui menace de demeurer dans ce siècle incrédule la seule institution de droit divin! Serait-ce donc là le dernier mot du progrès ? Vraiment les sciences émancipées du joug de la théo

logie lui font la partie belle par la manière dont elles usent de cette liberté qu'elles prétendent leur être si chère. L'oubli de la religion ayant promptement entraîné dans notre société moderne le mépris des principes dans tous les domaines, nous voyons refleurir dans les rapports sociaux, comme dans les relations nationales, le culte de l'égoïsme et de la force brutale que notre siècle, fier de ses conquêtes, croyait disparu sans retour. En mettant un terme au règne de l'esprit on s'est trouvé, à sa grande surprise, avoir fait concourir tous les progrès modernes à la restauration d'un siècle de fer. Pourquoi la raison du plus fort ne serait-elle pas la meilleure, au sein d'une société, d'une civilisation sans principes supérieurs? Pour comble de confusion on ne sait trouver de refuge contre cette logique impitoyable que dans des superstitions du moyen âge qu'on méprise au fond du cœur. Libres penseurs, sceptiques, matérialistes, dilettante littéraires, M. Renan en tète, tout le monde, dans les heures de crise, regrette la domination de cette mère église qui avait du bon, puisqu'à défaut des jouissances du monde présent, elle offrait celles du siècle à venir. N'enseignait elle pas aux petits et aux déshérités de la terre à savoir jouir de la prospérité et de l'aisance des aristocrates et des heureux du siècle qui de leur côté devaient leur salut aux prières et aux abstinences des moines et des mendiants? Il faut vraiment que les théologiens fassent des efforts pour ne pas céder à la tentation de rendre au centuple ces sarcasmes et ces dédains que les sages du moment, les littérateurs et les économistes leur prodiguent si généreusement. Allons, il n'avait pas tort ce François Bacon, égaré dans les confins du moyen âge, quand il présentait la religion comme l'aromate destiné à préserver les autres sciences de la corruption.

Mais non; il faut se garder de ce pessimisme; il est tout aussi malsain que cette égalité dans le cimetière qu'on se laisse trop souvent aller à présenter comme une compensation des douloureuses iniquités sociales. Et puis la justice ne nous le permettrait pas. Si tout le monde a péché, on ne saurait se dissimuler que les ministres de la religion sont les premiers et les plus grands coupables. En établissant un funeste divorce entre

la morale et le dogme, ils ont provoqué la conscience publique révoltée à essayer de l'émancipation. L'expérience semble aujourd'hui complète: évidemment elle n'a pas réussi. On n'a jamais fait tant de mauvaise théologie que depuis qu'il ne s'en fait plus de la bonne; dans tous les domaines la question est à l'ordre du jour et cela en tout pays; il n'y a pas de chancellerie qui ne soit tenue d'avoir sous la main un théologal risquant d'être souvent sur les dents; hier encore la théologie donnait à la guerre son caractère le plus odieux'; aucuns prétendent

Voici quelques aveux précieux, venant d'au delà du Rhin, qu'on pourrait prendre pour des inculpations parties des bords de la Seine. « C'est la portion la plus éclairée de la nation qui s'est montrée le moins digne du rang élevé que l'Allemagne occupe dans la civilisation européenne. Les hommes politiques et les savants ont allumé la haine nationale. Puisque les Allemands s'estiment plus élevés que les autres peuples en intelligence et en morale, ils n'eussent pas dû être fiers d'inaugurer une nouvelle ère dans les guerres et dans la politique de l'Europe. Ces idéalistes se sont faits les esclaves du fait accompli et les adorateurs de la force triomphante... Les seules protestations qui se soient produites contre cette corruption du génie allemand et contre cette démoralisation qui est le fruit de la victoire, émanent des membres du parti démocratique avancé, contre lesquels on a fulminé, dans une intention d'injure et d'outrage, les dénominations de démocrates socialistes, de matérialistes, tandis que seuls, en vérité, ils possédaient le sentiment de la justice et de l'idéal. Ce sont par contre, les hommes du clergé, qui ont fait naître les passions les plus injustes et qui, par leurs paroles, ont encouragé les abus de la force brutale.

Tandis que les officiers, tout imbus des doctrines fatalistes de l'école historique moderne, s'écriaient en riant: « Qu'est ce que le droit? Qu'est> ce que la justice? il n'y a pas d'autres principes que le fait accompli et > la force, les pasteurs disaient d'un ton grave et sérieux : « Dieu a pro› noncé son jugement, il est avec le vainqueur! » A un ecclésiastique qui m'exposait cette doctrine insensée du jugement de Dieu, je posai la question suivante: « Ainsi Dieu s'est également prononcé contre Abel en fa> veur de Caïn? »

> Les biblistes et les hégéliens, les orthodoxes et les athées, se sont mis dans la même adoration de la force brutale, dans le même mépris de la conscience, de la liberté et des droits de l'homme. Les pasteurs excitaient l'armée prussienne contre les Français, en comparant la guerre aux combats livrés par le peuple de Dieu aux Philistins et aux Amalécites. Ils avaient oublié le Nouveau Testament pour ne se souvenir que de la haine et des sentiments rancuniers de l'Ancien, mais ils ne pensaient pas que

même qu'elle l'avait provoquée; il ne tiendra pas à elle en tout cas que la lutte ne recommence bientôt plus sanglante et plus générale que jamais. Il ne manquerait plus qu'une guerre à laquelle la religion servirait de prétexte, comme dernière honte réservée à ce siècle matérialiste et sceptique. Et c'est dans un pareil moment que nous nous voyons réduit à solliciter humblement quelque attention pour des travaux théologiques sérieux, impartiaux et désintéressés! C'est apparemment parce qu'elle est partout que la théologie se trouve bannie des académies et des cabinets d'étude des hommes qui sont censés s'en occuper tout spécialement. Le moment n'est donc pas trop mal choisi pour cet appel. Qui sait ? Les personnes intelligentes, les dents agacées par les fruits amers que porte de toutes parts la mauvaise théologie, pourraient bien finir par reconnaître la nécessité d'en faire de la bonne. Bien aveugle serait celui qui ne s'en apercevrait pas : la religion est au fond de tous les problèmes qui troublent notre monde moderne. On a beau vouloir l'éluder, elle demeure la question importune qui ne cesse de s'imposer à tout propos. Il en sera ainsi jusqu'au moment où elle aura été résolue; alors seulement la société ayant retrouvé son équilibre pourra marcher de nouveau d'un pas ferme. « La charrue de quatre-vingt-neuf a rencontré une pierre qui l'a fait rebrousser; le soc n'a reculé que pour revenir avec une nouvelle force contre l'obstacle et l'enlever.... L'Europe gravite vers une solution religieuse des embarras de la civilisation; le problème qui préoccupe tous les hommes sérieux, c'est de rétablir entre l'intérieur et l'extérieur, entre la pensée et les faits un niveau depuis longtemps détruit: or, ce troisième terme, ce terme dominant et conciliateur, ce n'est assurément ni l'homme ni les choses: c'est Dieu, c'est la religion. Il est merveilleux

lorsqu'on veut ressembler aux prophètes de l'ancienne alliance, il ne faut pas se faire les flatteurs, mais les accusateurs des rois injustes. Les docteurs orthodoxes ont propagé contre la nation française des accusations exagérées et passionnées, en même temps que chez leurs compatriotes ils admiraient et excusaient tout. Grâce à eux a pris naissance en Allemagne une hypocrisie qui ne le cède en rien au jésuitisme. » Allgemeine Zeitung, traduction du Journal des Débats du 29 avril 1872.

que la préoccupation religieuse croisse avec la préoccupation des idées politiques et des progrès industriels. Jamais le monde ne passera au déisme. Ou le monde deviendra chrétien, ou il deviendra quelque chose qu'il me répugne d'exprimer. >>

Bien qu'écrites depuis longtemps ces considérations de Vinet sont devenues plus actuelles que jamais. Il est permis de répéter avec le même auteur qu'aucune religion ne succédera au christianisme sur la terre; et « que hors de lui l'homme ne peut plus croire qu'à une chose, à la mort. >>

C'est l'hésitation bien réelle, quoique souvent inconsciente, entre ces deux alternatives qui donne la clef des contrastes, des agitations, des réactions inintelligentes, des révolutions stériles qui caractérisent à un si haut degré notre époque. Privės de boussole et de lest, nous voguons à la merci des vents et des flots, traversant tour à tour des jours de tempête et de calme plat dont l'effet commun est de nous maintenir loin du port. « Jamais attente si universelle, si grave, si anxieuse ne s'empara d'aucun siècle. Jamais la pensée de l'avenir ne fut tellement présente à tous les esprits, même aux plus vulgaires, inême aux plus légers. Jamais vaisseau n'entreprit sous des auspices plus redoutables une plus périlleuse navigation. Le Souffle se tait dans les airs; l'âme du monde moral semble retenir son haleine; le navire paraît appelé à labourer à force de rames une mer de plomb; les croyances ont été laissées sur le rivage; l'humanité a dit à la matière : « Fais-nous des dieux qui marchent devant nous; » et ces dieux, comme ceux des peuples antiques, sont de bois, de métal, d'eau et de feu. >>

Qui le croirait? c'est dans un pareil moment que l'on court grand risque de ne pas être entendu, même en haussant la voix, alors qu'il sagit de recommander aux jeunes gens appelés à rendre témoignage à la religion de ne pas négliger la science qui s'en occupe! Il est vrai, il n'y a ni gloire, ni faveur à attendre de la part d'un monde souvent frivole et de croyants volontiers timides et arriérés. Mais n'est-il pas un âge où, ne relevant que de son talent, on se sent obligé de le consacrer entièrement au triomphe de la vérité? N'en déplaise aux esprits légers, les hommes qui ont été appelés de bonne heure à

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