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de l'indépendance d'esprit et du spiritualisme chrétien; il est évident que du moment où une telle tendance ne triompherai! que par la force des choses ou par des combinaisons étrangères au fond, par un effet de la lassitude, par simple transmission extérieure, son rôle se trouverait terminé; elle n'aurait plus de raison d'être, elle n'existerait même plus, puisque s'ensevelissant dans un triomphe de mauvais aloi, elle serait passée au rang de ce sel qui a perdu sa saveur. La jeunesse théologique qui éprouverait quelque sympathie pour notre point de vue n'aurait qu'un seul moyen de nous ressembler, ce serait de faire exactement comme nous, c'est-à-dire d'étudier d'une manière indépendante et consciencieuse sans jamais se préoccuper le moins du monde si elle nous ressemblera, c'est-à-dire si elle arrivera aux mêmes résultats que nous. Que tous ceux qui sont de force à le faire reviennent donc avec confiance et persévérance à ces études sérieuses dont l'habitude s'est perdue, sans se demander s'ils seront suivis ou non par beaucoup de monde. Il ne sera sans doute accordé qu'à un fort petit nombre de faire avancer les questions, et de tracer un sillon profond, mais est-ce trop demander de ceux qui aspirent à arriver à l'âge de majorité en religion, de ne pas barrer le chemin à tout progrès, en négligeant de se mettre en mesure de suivre et de comprendre les études qui se font devant eux ?

« Vous êtes donc incorrigible? reprit l'ami, dont une première interpellation a déjà été relevée vous ne pouvez manquer de mourir dans l'impénitence finale. Rêver d'un réveil des idées théologiques et cela en terre française, alors qu'elles sont visiblement sur le déclin en Allemagne! Vous n'êtes pourtant pas assez chimérique pour avoir introduit cet article-là dans votre programme de revanche? Vous qui professez tenir compte des faits, tâchez donc de vous résigner à voir les choses telles qu'elles sont. Vos rêves se comprenaient quand nous étions jeunes. Nous saluions alors un réveil, non pas seulement de la théologie mais encore de la religion; nous nous figurions que, comme au XVIe siècle, ce serait l'Allemagne qui trouverait la formule devant convenir au

XIXe siècle. Rencontrez-vous encore autour de vous beaucoup d'hommes de loisir pour s'entretenir de ces chimères-là ? Cette Allemagne si désintéressée, si studieuse, si savante qui vous faisait tourner la tête à vous, et à tant d'autres, cède pour le quart d'heure à bien d'autres soucis que celui de vous trouver des formules nouvelles ! Le matérialisme y règne, tout comme chez nous, à telles enseignes qu'en fait de nouveautés, leurs libraires nous expédient des traductions des œuvres d'Helvétius. S'apercevant enfin que la proie vaut mieux que l'ombre, les Allemands ont fortement mordu à la grappe; il leur faudra du temps pour qu'ils remontent dans les nuages. Le fait est que dès qu'ils l'ont pu ils ont, comme vous autres Français, préféré les conquêtes de la matière à celles de l'esprit. Pour ce qui est des nouveautés ecclésiasliques ils tirent les dernières conséquences du territorialisme, c'est-à-dire qu'ils enterrent les églises du XVIe siècle après en avoir démoli déjà la théologie. Remontant plus haut encore, ils reprennent avec Rome la querelle des investitures. Renoncez donc à vos anachronismes, mon cher ami; sachez vous résigner à vieillir; la théologie est morte en France depuis des siècles; tout porte à croire qu'elle pourrait finir par faire de mème en Allemagne. Qui sait? vous êtes peut-être de force à vous rabattre sinon sur la vieille Angleterre, du moins sur la jeune Amérique. » Restons sur le continent pour le moment. Le mal pourrait bien n'être pas aussi grand que vous pensez, puisque les Allemands sont les premiers à s'en apercevoir. Vous pourrez lire tout au long dans mon volume les graves reproches adressés, il y a déjà quelques années, par Schwarz à ses doctes compatriotes. Il signale l'alliance néfaste de la politique et de la religion; il déchire les voiles pour laisser éclater dans toute leur laideur les inconséquences allant jusqu'à l'hypocrisie dans lesquelles tombent les hommes scientifiques. << Laissons à l'Allemagne ses écoles hypocrites et sans caractère qui ne se soutiennent qu'au moyen de ruses diplomatiques et de réticences percées à jour.» (Pag. 86, 50.) C'est vraiment à croire tout cela écrit par des Français et depuis 1870 encore. << Puisque vous vous mettez en frais de citations vous

devriez être impartial, reprit notre ami; que pensez-vous de certaine description du juste-milieu, de la théologie de conciliation, clochant sans cesse des deux côtés et ne sachant jamais bien ce qu'elle se veut? Le but de ces théologiens est de se frayer une voie moyenne entre la foi des réformateurs du XVIe siècle et l'incrédulité moderne. Mais ils sont déjà fortement entamés par l'esprit du jour, quoiqu'ils ne soient pas livrés à lui sans réserve; s'ils ont des sympathies pour la foi, ils ne sont pas disposés à lui faire le sacrifice de leur raison. N'allant jamais jusqu'au fond des questions métaphysiques, ils constituent un mauvais juste-milieu; les éléments les plus opposés, les plus hétérogènes, sont simplement juxtaposés. Au lieu de les soumettre à un travail critique d'assimilation individuelle d'où pourrait sortir un organisme nouveau, on se borne à radoucir les angles les plus aigus, à chercher un accord chimérique entre des points de vue inconciliables. C'est ainsi qu'en gardant le silence sur les points délicats, en interprétant ceci, en palliant cela, on fabrique une théologie artificielle qui n'est qu'une vraie confusion de mots et de pensées. Aucun sacrifice ne parait trop cher pour échapper à cette école, quand on a l'esprit simple et droit. C'est là ce qui explique pourquoi l'orthodoxie nouvelle trouve son plus fort appui dans la théologie de conciliation. Celle-ci justifie et explique le saut périlleux devant lequel on ne recule pas pour se lancer tête baissée dans un système vieilli, mais du moins clair et conséquent. Dans presque tous les moments de crise, les hommes de la conciliation, jouant le rôle de dupes, font la courte échelle aux orthodoxes intrépides qui se retournent contre eux dès que le but est atteint. Les théologiens du justemilieu ne se rebiffent un peu que lorsque leur propre existence est mise en question. Toujours sur la défensive, ils ont le sort de ceux qui ne savent jamais prendre une attitude agressive. Les étudiants se pressent bien autour des chaires des professeurs de ce parti, mais ils ne sont pas plutôt entrés dans la vie pratique qu'ils oublient leurs cahiers pour prendre toutes les allures de l'orthodoxie. Cela tient à ce que cette théologie de conciliation est trop artificielle, trop exclusivement spiri

tualiste pour avoir la moindre prise sur les populations. Elle n'est guère qu'à l'usage des hommes de cabinet qui ne redoutent rien tant que les agitations de la place publique. >> Je croyais avoir déjà prévenu des reproches de ce genre, mais puisque vous y revenez avec une certaine malice, je puis bien vous dire que cette citation ne saurait en rien m'embarrasser. Je puis attirer sur elle l'attention de notre jeunesse théologique sans risquer d'être accusé d'avoir même côtoyé les travers qu'elle signale. Il serait apparemment superflu de repousser l'accusation d'être demeuré trop exclusivement sur la défensive, car il est reçu que nous avons la main levée contre chacun. Il nous est même revenu qu'à l'occasion d'une publication récente (L'orthodoxie et le libéralisme du point de vue de la théologie indépendante) on doit nous avoir élégamment comparé à un matelas lançant des coups à tout le monde. Matelas, si l'on veut, mais l'action qu'on lui impute prouve assez qu'il ne serait pas entièrement dépourvu de ressort, vieil engin rouillé qui se fait de plus en plus rare. Il n'est du reste pas à craindre que dans nos pays français on voie fleurir une théologie à l'usage des « hommes de cabinet qui ne redoutent rien tant que les agitations de la place publique. » Nous risquons au contraire de prétendre introduire prématurément dans la pratique des idées encore mal élaborées. Si les faits en Allemagne ont tant de peine à suivre l'idée, ils risquent chez nous de la devancer. Aussi avons nous déjà versé dans les travers des adeptes de la nouvelle orthodoxie. « A leur sens, dit Schwarz, la théologie moderne était beaucoup trop spiritualiste, et subtile, trop sentimentale et trop vague. Tout cela n'était qqu'à l'usage des esprits cultivés. Pour atteindre le peuple, il fallait un christianisme massif, solide et bien corsé, dans le genre de celui de Luther. Puisque la philosophie et la théologie nouvelle ne savaient pas se mettre à la portée des foules, dont elles étaient séparées par un abîme, il ne restait plus qu'à sauter à pieds joints du rationalisme vulgaire dans la bonne vieille orthodoxie. Le saut était sans doute périlleux, mais il était plus commode de le risquer que de travailler lentement et péniblement à élever le peuple à soi, en lui communiquant

des idées religieuses plus spirituelles et plus intimes... » C'est justement parce que bien des gens, qui devraient être à nos côtés, ont fait prudemment le saut périlleux, que nous nous trouvons seuls à poursuivre lentement et péniblement notre œuvre. S'apercevant à temps qu'en travaillant à élever le peuple à soi, « en lui communiquant des idées religieuses, plus spirituelles et plus intimes, » on risquait de récolter plus de horions que de lauriers et de prébendes, on s'est résigné à lui servir un blanc-manger assez innocent dans lequel se rencontrent parfois certaines arêtes traditionnelles désarticulées, à titre de blocs erratiques. Puisque nous n'avons pas reculé devant les charges de notre isolement, il serait juste qu'on nous en laissât les bénéfices, qui à nos yeux ne sont pas sans prix, en ne nous rendant solidaire de personne. Lorsque nous avons insisté sur l'indépendance qui doit caractériser aujourd'hui la théologie évangélique, n'avons-nous pas dit assez haut que le besoin de concilier n'est pas la plus pressante de nos préoccupations? Moins que jamais il doit être question de transporter les écoles allemandes dans nos pays si peu préparés à les comprendre. C'est en partie parce qu'on l'a beaucoup trop fait déjà que nous voyons notre développement théologique compromis dès le début, par un échec qui a tous les airs de vouloir aboutir à un avortement. Si nous voulons nous relever nous n'avons qu'un seul moyen: reprendre tout en sous-œuvre, commencer par le commencement et ne pas prétendre arriver avant d'avoir fait les préparatifs indispensables pour nous mettre en route.

Ne triomphez pas trop du peu de valeur de ces petits commencements, ni de la triste figure que peuvent faire les hommes qui s'obstinent à s'occuper encore de théologie. On ne nous accusera certes pas d'avoir vu la position en beau; nous aurions plutôt chargé les couleurs. Oui, il serait difficile de se représenter une situation plus difficile et offrant moins d'espoir de relèvement que la nôtre. Et toutefois nous ne pouvons nous décider à désespérer sans retour. C'est que, voyez-vous, un silence absolu qui se ferait sur des problèmes de cette importance aurait des conséquences si graves dans tous les

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