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la durée du développement du Fils devenu homme. Le Fils devenu homme est appelé au moyen de la religion de l'obéissance, de la liberté, à attirer de nouveau à lui cette plénitude divine, à en faire profiter son propre corps et par lui l'humanité et la nature.

D'après Thomasius, qui a subi l'influence de Liebner, l'incarnation a pour présupposition la différence entre l'essence divine et l'espèce humaine. L'humanité a été prise par le Logos. Le Fils éternel de Dieu, qui n'est pas nature mais personne, sans renoncer à sa divinité et sans enlever à l'humanité son caractère créé, est entré avec celle-ci dans un rapport tel qu'il en est résulté une réelle unité de vie personnelle. Ce qui a rendu la chose possible c'est que l'incarnation n'a pas exclusivement consisté à prendre la nature humaine et encore moins un individu humain déterminé. Il a fallu de plus que la divinité se limitât et quant à son être et quant à sa manière d'agir. Sans cela le dualisme persisterait; le divin planerait au-dessus de l'humain comme un cercle au diamètre plus large qui en enveloppe un autre plus étroit, il n'y aurait point dans la période d'abaissement, coïncidence parfaite de l'humain et du divin; la divinité se trouverait derrière le Christ historique et planerait au-dessus de lui. Il y aurait donc toujours une double manière d'être, une double vie, deux consciences. Dans l'état d'abaissement le Logos continuerait à posséder quelque chose qui ne se manifesterait pas dans l'apparition historique. Il semble que si l'unité de la conscience du moi doit être nécessairement troublée, il n'y a point, pendant la carrière terrestre, pénétration parfaite des deux facteurs; nous cherchons en vain le sujet humain dans lequel la plénitude de la divinité, telle qu'elle existe dans le Fils, serait devenue homme.

Mais d'autre part comment évitera-t-on le docétisme si on maintient que le Fils a communiqué sa plénitude à l'humanité? Pour parer à ce danger il ne reste plus qu'à soutenir que Dieu lui-même a pris part à notre propre manière d'être. Le Fils éternel de Dieu, dit Thomasius, s'est localisé en prenant la forme humaine finie: il a consenti à mener une existence

limitée dans l'espace: en prenant la nature humaine il s'est lui-même limité, c'est-à-dire que la vie absolue, qui constitue l'essence de la divinité, existe désormais dans les étroites limites d'une vie humaine finie. Le Fils de Dieu n'existe plus nulle part en dehors de l'homme Jésus. L'amour divin a pris une forme humaine pour se développer à titre de sentiment humain dans le cœur d'un homme. Hofmann prétend que le Logos a cessé d'être Dieu pour devenir homme, tandis que d'après Thomasius il se serait soumis aux lois du développement humain sans cesser d'être Dieu. Mais comment le Logos peut-il avoir mené la vie inconsciente du foetus dans le sein de Marie, pour tomber ensuite dans le sommeil pendant le cours de sa carrière terrestre et passer par la mort? Thomasius nous demande simplement de nous plonger dans ce miracle de l'amour divin exigé par sa théorie.

Gess s'est distingué parmi tous les défenseurs de la kénose par une logique hardie qui ne lui permet de reculer devant aucune des conséquences du point de vue. Sentant fort bien que toutes les tentatives resteront inutiles aussi longtemps qu'on laissera subsister en Christ, à côté du Logos, une âme humaine, il maintient hardiment que le Logos s'est changé, métamorphosé en âme humaine. Du moment où le Logos s'est transformé en une simple âme humaine, soumise aux lois du développement, Gess échappe à toutes les subtilités auxquelles sont contraints de recourir les autres défenseurs de la kénose. Comment pourrait-il être question de maintenir encore la toute-science, la toute-puissance, l'éternelle sainteté de Jésus gouvernant le monde déjà dès son bas âge? Tous ces attributslà seraient déplacés chez un enfant. Il ne peut non plus être question d'une double existence du Logos, qui, tandis qu'il se serait développé sur la terre, aurait, toujours identique à luimême, plané au-dessus du développement humain. Tous les artifices auxquels on a recours pour maintenir la Trinité à l'abri des conséquences de la kénose sont franchement répudiées par Gess. Il avoue hardiment que, par suite de l'incarnation, une modification profonde s'est effectuée dans le sein de la Trinité elle-même: Le Père a cessé de verser sa plénitude dans le

Fils le Saint-Esprit a cessé de procéder des deux : le gouvernement du monde a cessé d'avoir lieu par l'intermédiaire du Verbe.

Dieu, d'après Gess, n'a pas seulement changé d'une manière générale; il y a même eu un changement tout spécial qui a porté sur sa sainteté. Dieu a pris une forme d'existence qui n'exclut pas seulement toute la sainteté actuelle, mais qui implique encore cette possibilité de pécher postulée par une vraie liberté humaine. D'après Gess l'Homme-Dieu n'était nullement prédéterminé à la sainteté; celle-ci a été l'effet d'une action libre et Dieu s'est borné à la prévoir.

Selon Dorner, malgré leur hardiesse et leur logique irréprochable, les vues de Gess ne sauraient donner la solution du problème christologique. Si d'une part Gess ne craint pas de soutenir qu'il a été nécessaire pour l'œuvre du Fils que le Père participât à la souffrance, ce n'est pas à dire que la rédemption ait pu s'effectuer sans la vraie humanité de Christ qui était tout aussi indispensable, car c'est par là qu'il nous est devenu essentiellement semblable. Or, chez le fidèle, le Logos ne s'est évidemment pas transformé en âme humaine. La doctrine de la rédemption ne permet pas d'admettre une hypothèse qui ne sait pas faire de place pour une humanité différente du Logos.

Dorner insiste pour appeler la lumière sur un point encore obscur de la théorie de Gess. Au fait, cet intrépide défenseur de la kénose a beau s'en défendre et prendre empressément ses précautions, il n'en incline pas moins vers l'arianisme. Il faut ou bien ne voir dans le Logos qu'une créature divine, préexistante, semblable à Dieu, ou bien rompre avec un subordinationisme qui seul permet d'admettre une kénose. Voici en effet ce qui arrive. Le Dieu homme doit avoir une vraie âme humaine et d'un autre côté c'est le Logos métamorphosé qui doit être cette âme. Gess est alors amené à se représenter le Logos en lui-même et dans ses rapports avec le Père de telle manière que le changement qui s'effectue en lui, par suite de la kénose, affecte le moins possible le Père et le Saint-Esprit. C'est à tel point que ces deux personnes demeu

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rent parfaitement intactes et dans leur existence et dans leur manière d'être. En effet durant la kénose le Père cesse d'engendrer le Fils; le Saint-Esprit procède momentanément du Père seul; le monde est gouverné sans le concours du Fils. C'est que, d'après Gess, le Père n'est pas déterminé absolument par le Fils; si le Père l'engendre c'est librement, de sorte que lorsque l'amour l'exige, il peut suspendre cet engendrement. Le Père n'a eu nullement besoin du Fils pour arriver à la conscience de lui-même, de sorte qu'il continue à demeurer parfaitement Dieu alors qu'il ne l'engendre plus.

Il importe de signaler la conception générale de la Trinité qui sert de point de départ à Gess. Tandis que pour la doctrine orthodoxe les trois personnes sont indispensables l'une à l'autre pour former la notion de Dieu, de sorte que chacune d'elles existe par elle-même; pour Gess, le Père seul est Dieu, seul il vit par lui-même, bien qu'il accorde le nom de Dieu au Fils et au Saint-Esprit. Il conçoit la Trinité comme une famille ayant le Père pour chef, mais dont le nombre des membres peut changer suivant les exigences de l'amour. Le Père forme un moi complet en lui-même: le Fils et le SaintEsprit n'ont qu'une valeur relative et accidentelle pour la notion de Dieu déjà réalisée dans le Père. Il n'y a plus entre le Fils et le Saint-Esprit d'une part et le monde d'une autre qu'une différence du plus au moins. Le Fils serait donc tout simplement la plus élevée des créatures.

Telles sont les idées diverses des modernes défenseurs de la kénose. Malgré les nuances assez nombreuses la tendance commune est manifeste: il s'agit, tout en conservant les formules trinitaires concernant le Logos, d'arriver à faire droit aux exigences de la conscience chrétienne moderne qui réclame impérieusement que la vraie humanité du Christ soit complétement sauvegardée. On est bien assez de son temps pour reconnaître en Jésus, non pas uniquement une nature humaine abstraite, mais un vrai individu historique et concret; néanmoins, comme l'on ne se sent pas libre à l'égard des formules trinitaires sur l'essence de Dieu, on maintient toujours que c'est bien un être divin, concret et conscient qui s'est incarné dans

la personne de Jésus de Nazareth. Toutefois comme la tentative de réunir ainsi en une seule personne, avec un seul moi, deux êtres différents, d'ailleurs concrets et conscients, n'avait réussi ni au moyen âge, ni au XVIe siècle, on essaye d'une autre méthode on cherche à diminuer, autant que faire se peut, la part de l'être divin concret. C'est ainsi qu'on nous dit que le Logos divin conscient s'est dépouillé de plusieurs attributs conscients pour devenir homme et se soumettre aux lois d'un développement humain concret. Mais comment un être divin, concret et conscient, peut-il cesser d'être conscient et devenir homme? Comment peut-on concevoir qu'un être concret et conscient devienne un autre individu concret et conscient? Evidemment ce devenir ne peut consister que dans l'adjonction d'attributs nouveaux venant s'ajouter aux anciens qui seraient toujours maintenus. Car il ne peut être question d'un devenir absolu en vertu duquel on cesserait d'être ce que l'on était auparavant pour devenir autre chose: toute identité ayant disparu, le second personnage n'aurait rien de commun avec le premier. Aussi ne comprend-on pas comment Hofmann et Gess qui entendent ainsi la kénose, peuvent encore parler d'une divinité de Jésus-Christ. Le Logos s'étant bien complétement changé en homme (fait que nous avouons d'ailleurs ne pas comprendre), nous en avons fini avec la divinité; il ne saurait plus être question de statuer sa présence dans la personne de Jésus. Comment pourrait-il y être encore en qualité de Dieu alors que vous avez commencé par le changer en homme?

Néanmoins, d'après la plupart des défenseurs de la kénose, le Logos persiste bien toujours dans l'homme Jésus, seulement il se réduit à sa plus simple expression. « Le Verbe, dit M. Godet, n'est plus en Jésus dans l'état de gloire divine, dans lequel il se trouvait auprès du Père. C'est bien encore le même sujet, la même personnalité, mais avec un autre mode d'existence..... Il a consenti à laisser s'éteindre au dedans de lui le flambeau de la conscience de lui-même, et par ce seul acte il s'est privé d'un coup de toutes les facultés divines dont cette conscience du moi était la condition et le point d'appui. Il n'en reste pas moins Dieu pour cela, aussi bien que nous

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