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être ramenés à un parfait accord historique, qu'il se trouve des inexactitudes dans le récit des discours du Seigneur, qu'il est évident que les évangélistes ne nous ont pas conservé dans une intégrité parfaite les enseignements de Jésus sur l'eschatologie, Rothe soulève une question plus importante encore:

<< N'y a-t-il au moins aucune inexactitude dans tout ce qui nous est dit sur la personne et sur l'œuvre du Sauveur ? Encore ici nous demandons à être bien compris. Il ne s'agit pas de savoir si, en faisant un usage scientifique de l'ensemble du Nouveau Testament, nous pouvons arriver à une notion parfaitement exacte de la personne et de l'œuvre du Sauveur. Ce point là n'est pas en question. Mais pour peu qu'on veuille y réfléchir, on reconnaîtra qu'il ne peut être déclaré à priori qu'aucune erreur ne s'est glissée dans les renseignements des auteurs portant sur sa personne et sur son œuvre. Qui ne sait que la christologie des synoptiques diffère de celle du quatrième évangile, sans qu'elles se contredisent ou s'excluent? celle de saint Paul, qui diffère des deux autres, paraît même se modifier d'une épître à l'autre. Toutes ces christologies seraient-elles donc exactes de tout point, ou bien une seule d'entre elles aurait-elle droit à ce privilége? Il n'y aurait qu'un seul cas dans lequel il serait permis d'affirmer qu'elles peuvent être toutes parfaitement exactes, si elles étaient les phases diverses d'une même conception, allant sans cesse en se développant et en se complétant. Mais qui donc se chargerait d'établir qu'il en est bien réellement ainsi? L'apologiste de l'ancienne théologie a beau être angoissé à la pensée qu'il puisse se trouver dans le Nouveau Testament des idées christologiques demandant rectification, le fidèle naïf et simple, dont l'esprit n'a pas été gâté par les théories des savants, est à l'abri de ces terreurs. Il sent à merveille que si on pouvait arriver à une conception parfaitement exacte du Sauveur, autrement qu'en pénétrant peu à peu et d'une manière toujours constante en sa communion, il ne serait nullement le grand, le saint personnage sur lequel les yeux de la foi se portent, et qui vit dans son cœur enflammé d'amour pour lui. Les apòtres eux-mêmes ont eu le sentiment que la tâche de compren

dre leur Sauveur était au-dessus de leurs forces. (Jean I, 14; 1 Jean I, 1, 2; 1 Cor. II, 7-13; Eph. III, 18, 19.) Le fait d'avoir reçu des inspirations et d'avoir été conduits en toute vérité par le Saint-Esprit ne les a pas mis en position de surmonter cette difficulté. La circonstance que les inspirations n'ont pas été accordées à un seul mais à plusieurs, place la question dans tout son jour. Il est évident qu'une multiplicité d'auteurs inspirés deviendrait un luxe inexplicable dès l'instant où celui qui le serait obtiendrait par cela même une conception parfaitement adéquate de la manifestation divine. De plus, comment expliquer dans cette hypothèse les diverses conceptions de la manifestation divine chez Pierre, chez Jacques, chez Jean et chez Paul? »

<< La cause du fait éclate ici dans tout son jour, la manifestation divine ne pouvant être comprise d'une manière parfaitement adéquate par aucun homme isolé, par suite des imperfections inhérentes à l'individualité d'un chacun. Dieu appelle plusieurs organes à la même tâche et leur partage ses inspirations, pour qu'en se complétant les uns les autres ils arrivent à nous donner ensemble une conception exacte. Il va sans dire que ces conceptions diverses ne se complètent pas au moyen d'une simple juxta-position extérieure et mécanique. Il faut qu'il y ait pénétration réciproque et modification pour arriver à une résultante qui dépasse chaque conception. »

« Il n'en est pas autrement pour la manifestation divine de Dieu en Christ. Qui donc aurait pu comprendre le Sauveur dans sa plénitude et d'une manière parfaitement adéquate? Il fallait le concours de plusieurs hommes le comprenant chacun à sa manière, c'est-à-dire d'une façon relative, approximative. C'est tellement vrai que les douze ne suffisent pas à la tâche; Jésus doit leur adjoindre saint Paul qu'il inspire comme les autres. On le reconnaîtra sans peine, dès qu'une conception aspirerait à prévaloir à l'exclusion de toutes les autres elle deviendrait une erreur positive. Ce n'est donc que la résultante se dégageant de toutes ces conceptions relatives qui peut nous donner une notion parfaitement exacte du Sau

veur. »

Il est manifeste que si la christologie biblique elle-même ne peut être que la résultante se dégageant de toutes les conceptions relatives que nous présentent les divers écrivains du Nouveau Testament, on doit se sentir encore plus libre à l'égard des formules que la tradition ecclésiastique nous présente de ce dogme capital.

Ainsi s'explique le travail de révision bien accusé qui caractérise notre époque. Une même préoccupation inspire les études des hommes appartenant aux tendances les plus diverses, savoir le besoin d'éviter toute apparence de docétisme, en prenant au sérieux l'humanité de Christ avec toutes ses conséquences. C'est ainsi que s'écartant de l'orthodoxie qui enseignait l'égalité absolue du Fils et du Père, on ne craint plus de proclamer la subordination du Fils'. Mais cette doctrine ne règle que les relations du Fils avec le Père. Il reste toujours la question plus délicate des rapports de la divinité et de l'humanité en Jésus. La préexistence consciente du Logos étant admise, en quoi consistera l'incarnation? Dira-t-on que Dieu devient homme, c'est-à-dire renonce à toutes ses perfections divines pour devenir homme, alors il ne peut plus être question de divinité. Prétendra-t-on au contraire que le Logos a pris l'humanité sans renoncer à ses perfections divines; il semble qu'il ne peut plus être question d'une réelle humanité.

Parmi les tentatives faites récemment de dénouer le problème en évitant de tomber dans le docétisme ou dans l'ébionitisme il faut ranger la doctrine de la kénose. Remarquons d'abord que ce terme n'a plus de nos jours exactement la même signification que dans l'ancienne théologie. Partant de l'axiome que le Verbe est immuable, qu'il ne peut subir aucun changement, ni se dépouiller d'aucun attribut divin, la théologie luthérienne maintenait que l'enfant Jésus aurait possédé, même dans le sein de Marie, tous les attributs divins, ainsi la toute-science et la toute-puissance. Seulement il se serait abstenu complétement de s'en servir,

Voir à ce sujet les articles de M. le professeur Godet dans la Revue chrétienne de 1857: La personne de Jésus-Christ.

de là son anéantissement, son dépouillement, sa kénose'. De nos jours au contraire, se rapprochant de la conception réformée, on tend à confondre la kénose avec l'incarnation elle-même Jésus se serait dépouillé et anéanti, non pas après l'incarnation, mais dans le fait même de s'incarner; au lieu d'apporter sur cette terre les attributs divins pour s'abstenir d'en faire usage, il s'en serait dépouillé, en s'incarnant, en s'anéantissant.

Une évolution des plus remarquables s'est ainsi accomplie dans la manière de résoudre les difficultés qui se rattachent au délicat problème de l'incarnation. Tandis que l'ancienne dogmatique voulait sortir d'embarras en élevant l'homme jusqu'à la majesté divine, beaucoup de théologiens contemporains, tant réformés que luthériens, prétendent que la divinité se serait abaissée.

Une idée importante de l'ancienne dogmatique réformée, aujourd'hui généralement admise, joue ici un grand rôle. Pour que l'humanité de Christ soit bien réelle, il faut qu'il y ait eu chez lui un vrai, un réel développement: le bon usage qu'il a fait des premières grâces a été pour lui le moyen d'en obtenir de nouvelles. Or comment le Logos a-t-il pu être un avec cet homme Jésus, qui grandissait, croissait en stature et en sagesse? Il faut de toute nécessité que le Verbe lui-même ait renoncé à sa manière d'être absolue, qu'il soit entré dans le développement, qu'il ait accepté les lois du devenir. Le Logos s'est donc réellement dépouillé de tous les attributs divins pour commencer une carrière terrestre, conformément aux lois du développement humain. Les plus modérés, comme Sartorius, aimeraient assez admettre que Jésus ne s'est ainsi anéanti que pour ce qui tient à la connaissance et à la volonté. D'autres docteurs plus conséquents (König) prétendent que le Logos serait bien devenu réellement et à tous égards un être fini. Il a perdu la claire conscience de Dieu et de lui-même jusqu'à ce qu'il les ait reconquises peu à peu par la voie lente du développement humain. D'après Gaupp l'incarnation serait une notion

'La kénose serait donc postérieure à l'incarnation dont elle demeurerait parfaitement distincte.

contradictoire, s'il n'y avait pas eu réellement interruption de la conscience divine chez le Verbe. Au moyen de son anéantissement le fils de Dieu s'est constitué esprit humain, âme humaine (x en tant que distincte du μa), corps humain, et par cela même il est entré dans un développement purement humain. Le Fils aurait donc déposé pour un temps au pied de son Père sa majesté et tous les attributs divins, pour pouvoir être vraiment homme, les conquérir de nouveau et les mériter par son développement humain normal.

D'après Hofmann (K. Ch.) il y aurait eu deux anéantissements de Dieu. Le Fils n'est pour lui que le Père devenu être fini pour créer le monde fini. A l'incarnation, par suite d'un nouvel abaissement, le Fils aurait dépouillé les attributs divins pour revêtir les attributs humains: il a cessé d'être Dieu pour devenir homme. Malgré cela Hofmann maintient l'identité du fils et de Jésus : le fils demeure le noyau même, l'être de celui qui sera dorénavant appelé homme. Nous voilà de retour au docétisme: la christologie n'est plus qu'une théophanie'.

Avec Liebner la doctrine de la kénose prend une portée spéculative. En soi la kénose n'est rien d'autre que l'incarnation. Seulement en vue de la rendre plausible et pour éviter la métamorphose de Dieu en un être qui lui serait inférieur, ce théologien a recours à la base trinitaire. En vertu des rapports d'amour éternel entre les personnes de la Trinité, le Fils verse éternellement sa plénitude dans le Père qui, de toute éternité aussi, la lui redonne. La kénose consiste alors dans le fait qu'il y a interruption momentanée de ces rapports et cela de la part du Père, avec le consentement du Fils pendant

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Par théophanies nous entendons ces manifestations, révélations, apparitions de Dieu au moyen de formes passagères, passives qui n'ont en ellesmêmes aucune durée, aucune consistance (voix, songes, buisson ardent de Moïse, etc.); tandis que nous réservons le mot d'incarnation pour désigner cette manifestation de Dieu en Jésus-Christ, personne consciente qui s'est approprié tous les attributs divins dans la mesure où la chose était possible à un homme. Sans contredit l'incarnation est aussi une théophanie, une manifestation de Dieu; ce que nous tenons à établir, c'est qu'il s'agit de deux manifestations d'espèce fort différente, qu'il importe de ne pas confondre.

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