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représenteraient les deux tendances extrêmes du christianisme des deux premiers siècles, au-dessus desquels aurait plané la majorité, le centre qui représentait le pur intérêt chrétien. L'unité se serait donc trouvée dans le christianisme primitif qui aurait dominé les deux extrêmes. Seulement ce christianisme primitif n'est guère que la résultante des idées des deux partis extrêmes. L'unité véritable fait donc encore défaut.

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Ritschl croit l'avoir enfin découverte cette unité si désirable en remontant jusqu'à Christ pour trouver la source des deux tendances capitales des temps primitifs, et par cela même leur unité et le point de départ de leur développement respectif et postérieur. Jésus a élargi et perfectionné le point de vue de la loi mosaïque, mais sans quitter, soit dans le fond, soit dans la forme, le terrain de l'Ancien Testament. Le seul élément nouveau qu'il a apporté consiste dans le fait suivant : il a réellement accompli lui-même la justice parfaite qu'il présentait aux pharisiens comme la condition de l'entrée dans le royaume des cieux. Les ébionites se seraient attachés exclusivement à la doctrine de Jésus enseignant l'obéissance à la loi mosaïque, tandis que Paul aurait insisté sur la personne de Jésus qui était le fait nouveau, le centre d'une religion supérieure.

Les deux tendances subséquentes auraient donc leur point de départ, leur point d'attache en Christ. Avons-nous enfin l'unité? Il n'y paraît pas. En Jésus la doctrine et la personne ne diffèrent pas seulement, elles se contredisent: la doctrine. est juive; la personne est chrétienne. Le judéo-christianisme et le paulinisme à leur tour ne sauraient former une unité; nous ne sommes pas en présence de deux branches vigoureuses sortant du même tronc: si l'un est le christianisme l'autre ne l'est certainement pas.

Ici encore nous ne comprenons pas davantage la possibilité d'un développement commun aux deux tendances. Le paulinisme pouvait seul se développer; il devait inévitablement refouler le judéo-christianisme, disons-mieux, le judaïsme, aussi certainement qu'en Jésus la personnalité l'emportait sur l'enseignement.

De guerre lasse, les défauts du paulinisme seraient appelés à fournir les motifs, les causes du développement. Le principal défaut aurait consisté dans le besoin de donner au principe paulinien la forme d'une règle, d'une discipline morale universelle. L'impopularité de la doctrine de Paul, la difficulté de la comprendre, et l'influence de la tradition évangélique remontant à Jésus auraient amené cette transformation. La doctrine de la justification par la foi disparut toujours plus, pour céder la place aux œuvres. Les commandements de Christ prévalant, la justification par la foi alla s'appauvrissant, à mesure qu'on vit croître le mérite des œuvres.

Mais peut-on bien voir là un développement du paulinisme? n'en est-ce pas plutôt l'abdication et l'absorption? On ne peut dire que le paulinisme s'est développé et a pris la forme d'une règle morale universelle, car cette règle qui n'est nullement paulinienne ne saurait être émanée de la doctrine de Paul.

Au fait, pour Ritschl le nerf réel, effectif du développement c'est la tradition évangélique ou la doctrine de Jésus. Mais comme d'après ce théologien la doctrine de Jésus est juive (sa personne seule est chrétienne), cela revient à dire que le judéo-christianisme s'est insinué dans le paulinisme. D'après Schwegler l'ébionitisme a dû se développer sous l'action sollicitante du paulinisme : d'après Ritschl, c'est au contraire le paulinisme qui se développe sous l'action de l'ébionitisme. Nous avons passé d'un extrême à l'autre. L'essentiel, à notre point de vue, c'est qu'on n'aboutit pas mieux avec une explication qu'avec l'autre à nous rendre compte du développement du christianisme primitif. Baur a remarqué que le résultat final est le même; c'est toujours la juxtaposition extérieure, dans un cas, de la foi et de la charité, dans l'autre, de la foi et des œuvres. Ritschl a échoué comme les autres et pour la même cause: l'unité fait défaut au point de départ. N'étant que juxtaposées en Jésus-Christ les deux tendances conservent cette attitude extérieure et dans le cours de leur développement et dans leur association finale. Tout en rejetant l'idée favorite du hégélianisme qui prétend que ce qui est le premier en date est toujours inférieur, Ritschl subit l'in

fluence de cet axiome. Il n'explique le développement du paulinisme que par des défauts inhérents à cette tendance et au christianisme lui-même.

Malgré les efforts de la spéculation, ces tentatives diverses de la plus savante stratégie ont eu pour résultat de ramener la lutte sur le terrain historique. Pour se rendre compte du judéochristianisme et du paulinisme il a fallu remonter jusqu'à l'impression décisive que Jésus-Christ a produite sur les uns et sur les autres. « Ce premier pas sur le terrain historique en réclamait un second, remarque Dorner. L'accord foncier des deux grandes tendances, compatible d'ailleurs avec d'importantes différences, implique l'unité du fondateur. C'est ainsi qu'en approfondissant les questions critiques, la théologie a été forcément ramenée vers le problème christologique qu'elle prenait plaisir à éluder. On a tenté d'expliquer la formation du christianisme primitif en la plaçant longtemps après la mort du fondateur, en faisant provenir nos écrits évangéliques des luttes entre les judéo-chrétiens et les chrétiens-païens; mais arrivés là, les critiques n'ont pu se dispenser de rendre compte de ces deux grandes écoles. C'est ainsi que l'attention a été ramenée vers les vraies sources du christianisme. >>

Baur lui-même à qui on avait reproché avec juste raison de laisser la personne de Jésus comme un x inconnu, enveloppé dans les ténèbres du passé, pour faire dépendre le développement de l'église de l'impulsion décisive imprimée par Paul, a été obligé à céder au mouvement général qui a contraint l'école entière à remonter enfin jusqu'à Jésus. Il y aurait eu dans le Seigneur deux facteurs, deux éléments. L'un vraiment moral, la doctrine de Jésus telle qu'elle nous apparaît dans le sermon sur la montagne, dans les paraboles, dans les enseignements de Jésus portant sur les conditions d'entrée dans le royaume de Dieu, aurait constitué l'essence du christianisme, le centre vraiment substantiel. Paul se serait attaché à cet élément vraiment divin, universel, absolu, éternel. A côté de cela se serait trouvé un élément temporaire, national, enveloppe inėvitable du premier; les ébionites auraient cru devoir faire prédominer cet élément accessoire.

Baur ici n'est plus d'accord avec sa conception bien connue des premiers âges du christianisme. Ce qui, chez Christ, est inséparable et se pénètre, l'élément moral et l'universalisme, - se brise et se morcelle chez les disciples. Paul fait prévaloir l'universalisme, les ébionites, l'élément moral substantiel; la personne de Jésus est laissée à l'arrière-plan par les ébionites; le paulinisme transforme l'idée messianique et en fait le dogme de la personne de Christ. Pour saint Paul lui-même la personne de Jésus est laissée à l'arrière-plan; c'est tout au plus l'idée du retour du Maître qui acquiert de l'importance. L'essence substantielle de Christ est laissée de côté, toute l'attention se concentre sur des problèmes qui, pour Jésus-Christ, n'existaient pas, ou étaient du moins relégués dans l'ombre. La foi en la résurrection de leur Maître n'a pas pour unique effet de communiquer aux apôtres une force inconnue jusque-là, mais après cet événement nous ne retrouvons pas le moindre vestige de ce qui chez Christ lui-même était l'essentiel. L'universalisme a disparu sans laisser de trace, la spiritualité de la morale a cédé la place au zèle le plus grossier pour la loi. La foi en la messianité de Jésus est loin d'être spirituelle; en dépit de la mort et de la résurrection on voit toujours prédominer l'ancien point de vue juif et théocratique.

Cette explication de Baur, qui reproduit pour l'essentiel le point de vue de Schwegler, ne saurait aboutir plus que les autres. En effet si Jésus-Christ a été tel que Baur le dépeint, s'il a exposé, enseigné le vrai christianisme, il est de toute impossibilité que ses disciples immédiats aient été, soient demeurés, ces judaïsants opiniâtres, étroits et bornés, cristallisés, que nous décrit sa critique. Réciproquement si les disciples n'ont pensé et n'ont agi qu'en judaïsants intraitables, il ne se peut que Jésus ait agi et pensé comme Baur le prétend: l'une des hypothèses exclut nécessairement l'autre. Au fait, Baur remonte bien jusqu'à Christ et à son œuvre, c'est un avantage qu'il a sur son disciple Schwegler, mais il n'en profite pas, il n'y a pas en effet de liaison intime, de point de contact vivant entre la vie et le ministère de Jésus, d'une part, et l'activité de ses apôtres et de ses premiers disciples d'autre part.

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Car pour Baur, comme pour Schwegler, c'est avec la doctrine paulinienne que l'élément chrétien proprement dit pénètre pour la première fois dans le judéo-christianisme.

On sent la haute portée de ces tentatives diverses qui ont toutes échoué. Le problème a été pris par tous les bouts sans qu'on soit arrivé à le résoudre; le protée est demeuré insaisissable, le sphinx a gardé son secret. Le judéo-christianisme et le paulinisme ne demeurent pas seulement inexpliqués; à leur tour ils n'expliquent rien. Si on veut bien se rappeler que le but suprême de l'école de Tubingue était d'expliquer naturellement le christianisme, on doit reconnaître qu'elle a échoué complétement, quel que soit d'ailleurs le mérite incontestable de ses travaux à d'autres égards. Tous ces efforts variés et gigantesques ont abouti à un résultat diamétralement opposé à celui qu'on se proposait. Comme le christianisme n'en demeure pas moins un fait incontestable, on est forcément ramené vers l'explication surnaturelle qui seule peut rendre compte de tout. On n'aboutit à un développement réel, normal, rationnel qu'en proclamant que Christ est le point de départ suprême, le miracle par excellence. Il n'y a qu'un commencement miraculeux qui soit ici un commencement réel. De lui seulement peut jaillir un développement réel.

C'est là un résultat inattendu des travaux de Tubingue dont on ne paraît guère se douter en France où l'on n'a fait connaitre cette école que dans un intérêt exclusivement polémique. En Allemagne cette étrange ironie qui a contraint l'école de Tubingue à édifier à sa façon, à asseoir sur de solides bases l'édifice qu'elle avait entrepris de renverser, n'a échappé ni aux amis ni aux adversaires.

Ce n'est pas à dire qu'on soit revenu à l'explication surnaturelle; non, le courant général d'une époque entière ne se change pas en si peu de temps. Mais il y a un retour marqué vers les solutions purement historiques; on éprouve généralement le besoin d'étudier les faits en eux-mêmes; on réagit contre les formules aprioristiques nées dans un milieu hostile à l'histoire même qu'elles ont mission de construire. C'est ainsi que plusieurs des axiomes favoris de Strauss se trouvent avoir

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