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Oui, nous le confessons, le fait que tous meurent sans avoir péché à la manière d'Adam peut paraître injuste et arbitraire. Qu'est-ce à dire? Le scandale serait-il donc bien à sa place chez des penseurs qui font provenir la science, les lois mathématiques, la justice, la morale, Dieu lui-même de l'acte purement formel et arbitraire d'une volonté capricieuse qui ne voulant rien n'en produit pas moins l'ordre et l'harmonie dont nous sommes les témoins? Celui qui peut le plus ne pourrait-il pas le moins? L'impossibilité de rendre compte de la mort physique venant sur tous suffirait-elle pour nous jeter dans les bras d'hypothèses fantastiques ne pouvant appeler à leur aide ni la conscience, ni l'Ecriture, ni la raison?

Dieu, dites-vous, est injuste en assujettissant à la mort les descendants d'Adam qui n'ont pas péché à la manière de leur premier père. Qu'en savez-vous, je vous prie? N'est-ce pas le cas de s'écrier avec l'apôtre : « Mais plutôt, ô homme! qui es-tu, toi qui contestes avec Dieu ? La chose formée dirat-elle à celui qui l'a formée: Pourquoi m'as-tu ainsi faite ? Le potier de terre n'a-t-il pas la puissance de faire d'une même masse de terre un vaisseau à honneur, et un autre à déshonneur? »

Ne vous hâtez pas de triompher; vous savez suffisamment qu'il n'y a pas le moindre vestige de calvinisme en tout ceci. Non, Dieu ne saurait traiter les créatures intelligentes et morales comme le potier la masse de terre qu'il façonne à son gré. Dieu est un Dieu d'ordre, il est le premier à respecter son œuvre. « Quand il s'agit de Dieu, la justice c'est sa rectitude, c'est-à-dire qu'il se comporte conformément à la position qu'il prend. » (Pag. 358.) Mais quand il crée serait-il donc forcé de créer les êtres intelligents d'une façon plutôt que d'une autre? Cette prétention serait tout particulièrement étrange dans la bouche de ceux qui nous parlent d'une liberté absolue de Dieu. Les résultats auxquels on aboutit sont vrai ment fantastiques. En effet ce ne serait pas seulement en assujettissant l'homme à la mort que Dieu se serait montré injuste. Pourquoi aurait-il donné à l'un des facultés et des talents qu'il a refusés à l'autre? Pourquoi celui-ci vient-il au monde

dans un milieu favorable, tandis que cet autre est placé dans les circonstances les plus pénibles? Julius Müller pourrait soutenir que notre position dans le présent purgatoire est rigoureusement déterminée par la gravité de la faute personnelle commise dans la période de la préexistence. Mais comment les réalistes qui admettent une chute collective de l'espèce pourraient-ils pousser si loin le déterminisme résultant d'une faute impersonnelle? Vous ne direz pourtant pas que les aptitudes et le sort de cha ue individu sont déterminés par la part infinitésimale qu'il a prise, en qualité de molécule inconsciente, dans la chute de la créature intelligente dont la petite monnaie a donné des anges, des hommes et des démons?

Une fois entré dans cette voie on doit aller plus loin encore. Dieu ne serait-il pas injuste pour nous avoir refusé quelques sens de plus qui nous iraient à merveille? Pourquoi pas un œil à facettes placé sur le front ou derrière la tête? Les notions esthétiques s'en seraient aisément accommodées en considération de son utilité. Pourquoi ne nous sentirions-nous pas frustrés dans nos droits en voyant que nous sommes singulièrement mal partagés sur cet article des sens, et cela au bénéfice de nos inférieurs les animaux? Ah! dans ces jours de locomotion qu'une paire d'ailes ferait donc bien notre affaire dans maintes circonstances! Si nos nerfs et nos muscles avaient l'élasticité de la sauterelle et du moindre parasite humain, nous nous élancerions instantanément sur le faite des édifices les plus élevés.

Pour respecter les exigences de cette justice légale qu'on veut lui imposer, Dieu aurait dû faire non pas seulement tous les hommes mais tous les êtres intelligents sur le même patron. Jetés dans le même moule, doués de facultés et de talents parfaitements identiques, ils auraient dû à tous égards être les divers tirages d'une seule et même composition défini tivement stéréotypée. Au fond n'est-ce pas là ce que veulent dire les réalistes qui nous parlent d'une humanité qui serait tombée alors qu'elle était encore une? Pour plusieurs d'entre eux du moins l'individualité est du malin. Il ne resterait plus qu'à nous expliquer comment les atomes de cette créature in

telligente ont pu contracter une culpabilité personnelle dans l'acte même de cette chute, qui devait avoir pour résultat de les constituer comme individualités conscientes.

Mais les règles de la pure et simple justice légale doiventelles donc faire seules lois entre le créateur et les créatures? Les stoïciens n'ont-ils pas déjà entrevu une sphère beaucoup supérieure? Kant n'a-t-il pas fait prévaloir le point de vue moral dans lequel règne la liberté ? Dans le monde religieux et moral ne pouvons-nous pas concevoir des règles de conduite supérieures à la petite justice de nos tribunaux, qui tout en s'efforçant d'être justes sont trop souvent contraires à l'équité? En tout cas il est impossible de ne concevoir les rapports entre Dieu et les créatures que comme fondés sur la base d'une stricte légalité. En dehors de la révélation, bien des choses autorisent à contester la justice de Dieu, mais le croyant, sans nier les faits qui l'embarrassent, n'a-t-il pas le droit de penser que celui qui s'est montré plus que juste, c'est-à-dire un père miséricordieux et compatissant, sera également reconnu juste en toutes ses voies?.. « Tu es juste, ò Eternel! et droit en tes jugements! (Ps. CXIX, 137.)

Est-il nécessaire de prévenir l'accusation d'avoir affaibli la doctrine du péché? Pour couper court à toute discussion il suffirait de rappeler que, tout en repoussant les explications de l'augustinisme et de l'ultracalvinisme, nous n'avons pas admis une seule des thèses du pélagianisme. Aussi bien n'est-ce pas de ce bord-là que le péril nous menace aujourd'hui. L'homme moderne n'est plus fier et orgueilleux; on pourrait lui reprocher au contraire d'être enclin à se faire trop modeste et trop humble. Il est en effet tout disposé à abonder dans le sens de l'orthodoxie pour arriver à un déterminisme de nature dans lequel il estime trouver son excuse. Qu'on charge à plaisir ou Adam ou la nature des choses, il se sent allégé d'autant; il se prévaut de tous ces faits comme d'autant d'excuses qui enlèvent au péché personnel son aiguillon. Il faudrait donc se rendre bien peu compte de la position dans laquelle nous nous trouvons pour voir une atténuation de la doctrine du péché dans un effort qui, sans prétendre enlever tous les voiles,

essaye, en consultant l'histoire, la raison, la conscience chrétienne et l'Ecriture, de tenir la balance un peu plus égale que par le passé entre l'individu et la race.

Il est encore un côté important dans cette doctrine du péché : nous voulons parler de tout ce qui concerne les restes de l'image de Dieu en l'homme. Ce point a été traité ailleurs'. Du reste les hommes religieux du jour semblent revenir sur cet article des exagérations des prédicateurs du réveil dont les réformateurs avaient su se garder. Aujourd'hui nous nous sommes proposé de remonter plus haut. En renonçant à régler les rapports entre Adam et ses descendants au nom de la spéculation et de la logique formelle pour tenir plus compte de la nature morale et religieuse du problème, on évite des exagérations graves dans lesquelles tombent les penseurs qui ne savent pas faire leur système assez large pour donner place à tous les faits.

Nous n'avons rien dit de l'accusation de scepticisme. Mais à quoi bon en parler? qui ne sait que cette aberration d'esprit, réaction inévitable contre les témérités des docteurs qui prétendent tout savoir, ne pourrait être mise sur le compte de ceux qui renoncent à donner à leur système la rigueur désira ble, quand pour cela il faudrait altérer les faits?

IX

De l'avis de Rothe, nous abordons, avec la christologie, un des chapitres de la dogmatique traditionnelle qui réclament le plus impérieusement une rénovation et dont une fausse prudence écarte soigneusement les investigations des savants. « Les nombreux dogmes, dit-il, qui n'ont pas été retravaillés au point de vue du principe fondamental de l'église évangélique, doivent paraître suspects a priori, car il est contre nature que dans le sein d'une église spéciale on ait sans autre transporté les doctrines d'une confession différente. Tout ce qui a passé du catholicisme dans le protestantisme sans modification au

1 L'Institution de Calvin et la crise théologique actuelle. Voir le Chrétien évangélique, année 1861.

cune est donc sujet à révision. Ces dogmes peuvent avoir été inspirés par un sentiment religieux tout à fait étranger à l'église évangélique. Et puis, les méthodes scientifiques qui servirent à les formuler, il y a un millier d'années, comme elles ont vieilli !.... Les réformateurs n'auraient pas dû se borner à revoir tout ce qui concernait le côté subjectif de la foi; la critique aurait également dû porter sur l'objet de la foi, sur l'image traditionnelle de Christ. Ils se bornèrent à mettre Christ sur le premier plan, ce qui était sans doute déjà beaucoup, mais ils nous ont laissé à faire la partie la plus difficile du travail.

.... Ce sont justement ces dogmes, non révisés au point de vue protestant, qui tiennent hors de l'église bon nombre de nos contemporains. Il s'agit de revoir le procès que les conciles de Nicée et de Chalcédoine se sont trop hâtés de proclamer définitivement jugé. Refuser de toucher du doigt à ces décisions tandis qu'on s'occupe à satiété d'autres doctrines, c'est couler le moucheron et avaler le chameau, et rendre, à juste titre, la théologie méprisable aux yeux des gens du dehors. » (Pag. 17, 18.)

La spéculation philosophique est également intervenue dans ce domaine, promettant, suivant son habitude, de faire beaucoup mieux que les théologiens. Mais encore ici elle est fort loin d'avoir tenu ses belles promesses.

L'apparition de la Vie de Jésus de Strauss a coupé court aux essais de christologie spéculative et transporté de nouveau le problème sur le simple terrain historique. Malheureusement au lieu, sinon d'abdiquer devant l'histoire, du moins de compter avec elle, la spéculation a cédé à la tentation de la suborner. Il n'en est pas moins résulté tout un nouveau développement des études historiques sur les origines du christianisme. Il a eu pour effet de faire reparaître le problème christologique, qu'on aurait voulu éluder, et de le placer sur un nouveau terrain.

Tout le monde s'accorde à reconnaître aujourd'hui que, malgré ses hautes prétentions au désintéressement et à l'impartialité, il n'est rien de moins dépréoccupé que la critique de Strauss. La Vie de Jésus, dit Schwarz, a deux points de départ, l'un spéculatif, l'autre historico-exégétique, qui,

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