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c'est uniquement sur le compte du sujet qu'il faut les mettre : une solution du problème de la culpabilité humaine est indispensable; je vous ai prouvé que la mienne est impérieusement

Cette définition ne conviendrait-elle pas mieux à ce qu'on appelle ordinairement les mystères? Et toutefois M. Naville l'applique à bien d'autres choses : « Si nous prenons le terme dans un sens tout à fait général, dit-il, il faut dire que notre pensée ordinaire est remplie de dogmes. Comment savez-vous qu'il existe une Chine, et une ville nommée Pékin, qui est sa capitale? Ce n'est là pour vous, à moins que vous n'ayez été en Chine, ni une vérité de raisonnement, ni une vérité d'expérience; c'est un dogme qui repose sur l'autorité du témoignage.

A ce compte-là, pour rentrer dans le domaine religieux, tout ce qui reposerait sur le témoignage des écrivains sacrés serait dogme. C'est l'ancien point de vue de la scolastique protestante. On comprend les conséquences d'une pareille définition. « Par sa nature même, le dogme fait autorité. Comme c'est un témoignage rendu dans l'histoire, il demeure immobile à titre de fait historique. Pour celui qui accepte ce témoignage comme étant une manifestation de la vérité absolue, le dogme devient une vérité immobile. » Et nous qui nous imaginions que c'était une vérité constamment en formation! Les simples Galiléens qui suivaient Jésus et qui avaient tant de peine à le comprendre, admettaient exactement les mêmes dogmes, pas un de plus, pas un de moins, que la chrétienté à la suite des nombreux conciles qui ont fixé sa dogmatique! Ne nous parlez plus des dogmes du premier siècle, de ceux du XVIe et de ceux du XIXme: la dogmatique chrétienne a été arrêtée et cristallisée sans retour, et cela avant de naître!

Tels sont les résultats étranges auxquels on arrive en confondant le fait avec les explications et les formules scientifiques. Pour en revenir à notre sujet, d'après M. Naville, « le dogme chrétien de la chute de l'humanité renferme la doctrine philosophique qui rend le mieux compte à la raison des données de l'expérience à l'occasion desquelles se pose le problème du mal. »

La chute est un simple fait qui ne renferme aucune doctrine. Celle-ci, philosophique ou théologique, ne naît que quand la raison cherche à se rendre compte de ce fait. Le fait reste immobile pour quiconque croit à l'Ecriture et écoute sa conscience, mais le dogme varie sans cesse avec les explications qu'on propose du fait. La révélation fournit les enseignements, les données éternelles et immobiles qui provoqueront le dogme, mais celui-ci ira sans cesse en se modifiant. Le fait incontestable de la chute ne saurait donc être invoqué en faveur d'aucune des explications qu'on en a proposées. La chute admise, l'explication qui en rendra le mieux compte, en respectant les données scripturaires, les besoins de la conscience chrétienne et les exigences de la raison, sera le dogme vrai, De sorte que le dogme est non pas une vérité immobile que l'on peut

réclamée par la logique; arrangez-vous donc, il ne s'agit pas de marchander; on doit choisir entre deux nécessités presque aussi dures l'une que l'autre il faut ou bien déclarer Dieu souverainement injuste ou bien accepter, tout incompréhensible qu'elle est, ma solution qui seule peut le disculper. Fortement établi derrière son mystère qu'on dirait fabriqué exprès pour les besoins de la cause, M. Secrétan tire sur les philosophes et sur les théologiens passés, présents et futurs, auxquels il semble prendre plaisir à porter des défis. La pilule est dure à avaler, semble-t-il dire; mais si elle est amère elle peut seule guérir radicalement le malade. Baisse la tête, fier Sycambre, dit-il à la raison: sous peine de renoncer à toute solution, il faut subir la mienne, car enfin j'ai surabondamment fait voir que les autres ne valent rien.

Une pareille argumentation n'est pas entièrement inadmissible, à condition toutefois que le mystère derrière lequel on se réfugie résulte nécessairement de la nature des choses et ne puisse être mis sur le compte des docteurs qui, tout en suant sang et eau pour résoudre le problème, ne réussissent parfois qu'à l'embrouiller. Mais même alors, la raison confiante dans l'unité de la vérité ne subit de telles fins de non-recevoir qu'à titre provisoire. Elle contrôle avec un soin nouveau et les prémisses et la suite des déductions pour sortir de l'impasse où elle ne saurait se résigner à être acculée.

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comprendre plus ou moins, mais bien l'intelligence progressive» de faits historiques, psychologiques ou moraux qui, eux, demeurent immobiles et fixes. On conçoit à merveille que M. Naville dise du dogme compris à sa façon : « C'est là ce qui éloigne beaucoup d'esprits du dogme, parce que l'autorité qui en est inséparable se présente à eux comme une chaîne... » Nous dirons au contraire que le dogme a un attrait irrésistible pour tout homme qui éprouve le besoin de se rendre compte de sa foi, puisqu'il représente le côté humain dans l'appropriation du christianisme: il résulte des efforts, éminemment libres, auxquels se livre l'intelligence du fidèle en vue de comprendre les faits dont lui parle l'Ecriture, et qui trouvent de profonds échos dans sa conscience. Trop souvent bien des gens rejettent la vérité évangélique précisément parce qu'on veut la leur faire recevoir sous la forme vieillie du dogme d'une autre époque qui a fait son temps. C'est là l'indication certaine qu'une révision complète des dogmes du passé est devenue indispensable.

Ici le défaut de la cuirasse n'est pas difficile à découvrir. Il ne serait nullement conforme à la justice de Dieu, dit M. Secrétan, et moins encore, si possible, à son amour, que nous fussions rendus responsables d'une faute que nous n'aurions point commise. Je ne m'arrêterai pas à le démontrer. On sait quelles armes une interprétation superficielle du dogme de la déchéance fournit à l'incrédulité. Ses coups sont ici redoutables, parce qu'ils frappent le chrétien dans la meilleure partie de lui-même; ils atteignent la conscience morale, et comment admettre que la véritable religion contredise jamais la conscience, puisque c'est à la conscience que la religion en appelle pour témoigner de sa vérité? Non, si nous sommes traités en coupables, c'est que nous le sommes en effet; et si nous sommes coupables dès notre naissance, c'est que nous avons commis le mal avant de naître. » (Pag. 192.)

On le voit, toutes ces considérations reposent sur l'idée que nous naissons coupables. Mais d'où notre philosophe a-t-il tiré cette assertion fort grave qu'il présente comme un axiome incontestable? Ce n'est assurément pas la conscience naturelle ou chrétienne qui la lui a suggérée, car s'il est une prétention contre laquelle tout notre être se révolte c'est bien celle-là '. L'analyse de notre triste condition, nous en tombons d'accord, conduit à l'idée d'une chute, mais, ce qui est fort différent, elle ne nous amène pas à nous reconnaître coupables d'une faute que nous aurions commise avant de naître. Sans doute M. Secrétan, qui n'est jamais à bout de ressources, se rabat sur l'avenir ce que la conscience ne nous dit pas aujourd'hui elle nous le dira peut-être un jour. « Il est vrai que nous n'en avons aucun souvenir (de la faute commise avant la naissance), mais peut-être n'en sera-t-il pas toujours ainsi. » Nouveaux faits, nouveaux conseils. En attendant, si nous voulons connaître l'homme et la vérité, il convient de nous laisser guider par ce que la conscience nous dit et non par ce que messieurs les

M. Secrétan aura beau faire; après avoir à tel point méconnu les données les plus élémentaires de la conscience, il ne réussira jamais à faire admettre que des préoccupations avant tout morales ont présidé à la conception générale de son système.

docteurs aimeraient bien lui faire dire pour arrondir leur système. Vous êtes-vous jamais repenti du péché d'Adam? demanda un jour un docteur profond à un jeune candidat qui se présentait devant un jury d'examen en vue d'être admis à l'exercice du saint ministère? - Le jeune homme, pris au dépourvu, avoua ingénûment qu'il n'y avait jamais songé. Et ces docteurs ultra-calvinistes, moins patients que M. Secrétan qui se complait toujours dans les mêmes régions qu'eux, déclarèrent impropre au saint ministère ce jeune candidat, organe de la conscience humaine et chrétienne.

Serait-ce donc à l'école des théologiens que notre auteur aurait emprunté son fameux axiome? Il n'y paraît pas, car M. Secrétan nous avertit qu'il ne soumet l'interprétation des faits € à l'autorité d'aucun symbole, d'aucune exégèse. » Cette indépendance-là convient tout à fait à un philosophe. Au surplus si le nôtre avait consulté les docteurs, ils n'auraient guère servi qu'à le fourvoyer, à moins qu'au lieu de compter les autorités il n'en eût apprécié la valeur. Or c'est là ce qu'un philosophe est toujours appelé à faire. En somme il est donc regrettable que M. Secrétan n'ait pas consulté l'exégèse et les symboles, à simple titre de renseignement. Il aurait appris que déjà dans les temps anciens, et surtout dans les années qui séparent la publication des deux éditions de la Philosophie de la liberté, il s'est élevé des voix puissantes pour protester contre le prétendu axiome sur lequel se base toute son argumentation. Les philosophes, sans nul doute, ne sauraient être trop jaloux de leur indépendance à l'égard des théologiens, mais il faudrait aussi se garder soigneusement de prendre le patois de Canaan comme parole d'Evangile, sous peine de reproduire sur une échelle colossale la célèbre mésaventure de la dent d'or'.

Déjà du temps de la réformation la tendance dont les théories de M. Secrétan et de Julius Müller sont les deux branches extrêmes, avait provoqué les protestations de Zwingle. Le

'Le bruit se répand un jour qu'un enfant est né avec une dent d'or! Les docteurs se mettent aussitôt en campagne pour rendre à qui mieux mieux compte d'une si grande merveille. Dans leur grand zèle, il n'oublièrent qu'une chose : de constater la réalité du fait!

réformateur suisse admet bien que la chute d'Adam a entraîné un désordre non-seulement physique, mais encore moral; de sorte que les hommes, bien loin de naître aujourd'hui dans l'état d'innocence de leur premier père, sont atteints d'une certaine impureté native, affectés d'une forte disposition au mal. Mais cette disposition au mal, justement parce qu'elle n'est point du fait de l'homme, ne saurait lui être imputée comme une faute : elle n'est qu'un mal, qu'une maladie introduite dans la nature humaine par la chute, mais nullement un péché proprement dit. Le péché n'apparaît seulement chez l'individu qu'après l'éveil de la conscience morale, lorsqu'il cède aux sollicitations de sa nature mauvaise. Il ne se contente pas alors de se souiller de péchés actuels, mais, fortifiant cette inclination native au mal, il l'élève à la hauteur d'une disposition dominante qui devient à son tour la source de divers péchés actuels. L'homme n'est responsable que pour avoir cédé à ces sollicitations naturelles au mal; les actions mauvaises qui en sont résultées sont les seules qui le constituent coupable.

Plusieurs théologiens modernes se sont attachés à prévenir les conséquences pélagiennes qu'on pourrait tirer de cette doctrine. Ils n'admettent pas seulement que les forces morales de la nature humaine sont atteintes par le fait de la chute, mais ils considèrent cette corruption innée comme la cause de ces actes de péché qui chez chacun de nous entrainent culpabilité, sans admettre toutefois qu'il soit au pouvoir de la liberté individuelle de prévenir le résultat. L'homme naîtrait donc pécheur, mais nullement coupable. Pour qu'il y ait péché, il n'est pas indispensable, ainsi qu'on le suppose volontiers, de présupposer une détermination consciente de la volonté pour le mal.

Nous reviendrons plus tard sur les objections que ce point de vue-là ne manque pas de provoquer. Disons seulement que, sans répondre à tout, cette doctrine a le grand avantage de simplifier la question. Le fameux axiome de M. Secrétan se trouvant compromis, on se sent encore plus à l'aise à l'endroit des nombreux mystères contre lesquels se révolte la raison.

Cette fameuse idée de la solidarité que M. Secrétan manie avec une admirable dextérité, comme une massue destinée à

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