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ture morale et par conséquent de tout l'univers. » Pesez bien ces mots-là. Ils signifient que dans les temps préhistoriques les hommes, les anges, et les démons, s'il y en a, et tous les êtres intelligents et moraux que l'univers peut contenir ne formaient qu'un seul et même être. Que si vous demandez le pourquoi de cette étrange assertion, on fait appel à une logique plus étrange encore. Ainsi le veut l'unité de la volonté créa trice, dont tous les actes sont absolus. De sorte que Dieu dont l'absolue liberté est l'essence, est tenu d'avoir une volonté une et de poursuivre toujours un but absolu! Nous avons vu déjà tout cela.

Ne vous avisez pas au moins de demander ce que peut avoir été cette créature une, comprenant tous les êtres intelligents; renonçons à savoir si elle était consciente ou non; M. Secrétan se récuserait. Fidèle à sa méthode bien connue qui excelle à rendre compte de ce qui n'est pas clair par ce qui est plus obscur encore, il vous laisse le soin de vous tirer de l'explication ténébreuse dans laquelle il vous plonge sans miséricorde. « Nous sommes obligés, dit-il, d'accorder primitivement à la créature un certain degré de conscience d'elle-même, et de ses actes, car cela est impliqué dans l'idée de liberté; nous ne pouvons pas lui accorder, avant toute activité, une conscience pleine et parfaite, parce que l'activité réfléchie en suppose nécessairement une autre avant elle. »

A vous de faire disparaître si possible l'antinomie. C'est là tout ce que vous pouvez savoir sur le compte de cet être, un, primitif, antéhistorique, dont le morcellement nous a donné les hommes, les anges et les démons. M. Renouvier a déjà attiré l'attention sur les conséquences d'une pareille conception. «Mais c'est sortir, à notre avis, de la notion morale de la chute, que de placer cet événement ailleurs que dans la pleine conscience de l'acte; c'est se rapprocher visiblement de la théorie qui fait sortir le monde de l'inconscient. Et pourtant M. Secrétan ne peut faire autrement, attendu que l'activité réfléchie, comme il l'a dit fort bien, suppose une autre activité avant elle. Nous en concluons, nous, non pas que la créature une et libre est tombée par le fait d'une volonté imparfaitement

consciente, mais que le concept de la créature primitive avec de tels attributs est insoutenable. » Ce qui paraît le plus clair en tout ceci c'est que les choses se sont passées chez la créature intelligente exactement comme chez Dieu: le conscient sera né de l'inconscient, la chute sera procédée de l'état primitif par une espèce d'épanouissement intérieur, analogue au pétillement du soufre.

Malgré ces difficultés nombreuses, il nous faudrait accepter l'explication de M. Secrétan comme la seule bonne, la seule propre à satisfaire les besoins de la conscience morale. Quant à la raison, elle ne peut rien comprendre à ces prétendues explications. «M. Secrétan est fort en peine, remarque M. Renouvier, on le conçoit, de définir et de nous faire tant soit peu comprendre cette unité créée à laquelle il s'attache. Avant l'exercice de la liberté, pas de nombre, selon lui, pas de distinctions; elles seraient arbitraires, c'est-à-dire impossibles. Aussi nous est-il impossible de nous figurer ce qu'était la créature au point de départ. Etait-elle une conscience, une force créée vague? L'idée que nous en avons n'est pas déterminée, pas plus que ne le sont exactement pour nous les possibilités ouvertes à son choix vis-à-vis de Dieu. (Pag. 53.) On ne saurait constater mieux, ce nous semble, que par un tel aveu la vanité de l'hypothèse et de toute la poursuite. Est-ce en effet la détermination de l'unité primitive, supposée réelle, qui est impossible, ou n'est-ce pas plutôt l'affirmation d'une telle unité qui doit être interdite en bonne méthode par la raison que nous ne pouvons point en aborder même l'idée? De quoi parlonsnous, et comment nous représenterons - nous la première épreuve de la liberté ? Est-il donc indispensable que nous dogmatisions sur ce dont nous convenons n'avoir pas la définition? Si la créature primitive est une et libre, selon ce que j'entends par ces mots, elle est comme moi; je comprends alors, et c'est une personne individuelle que je comprends et que je distingue. Si au contraire la créature n'est pas comme moi, et s'il ne faut pas de distinction, pas de nombre, elle n'est pas ce que j'appelle libre et ce que j'appelle créature, et je ne sais ce qu'elle est, ni de quoi je parle. »

Est-il possible d'imaginer quelque chose de plus profondément ténébreux que cette crise qui, au sein d'un seul et même être, peut donner lieu «simultanément » en vertu d'un acte de demi-conscience et de demi-liberté à la production des anges, des démons, de la nature et de l'homme, ou peut-être, plus exactement, de cette nature dont l'homme doit sortir? M. Secrétan peut bien nous dire que l'obscurité est convenable au sujet, et nous donner de bonnes raisons pour s'excuser de n'en savoir pas davantage. Mais nous pouvons lui répondre que ces raisons sont encore meilleures qu'il ne les estime luimême, et que l'obscurité portée à un certain degré est un argument en faveur du criticisme qui juge insoluble la question de l'origine des êtres.

Est-ce du moins tout? Avons-nous gravi la dernière sommité sur ces pics déserts et glacés où se complaît notre auteur? Pas encore. Ce gnosticisme impitoyable ne recule devant rien; tous les voiles se déchirent par enchantement: ce ne sont pas seulement les mystères du monde et de la nature qui deviennent transparents aux regards du philosophe, la divinité n'a plus de secret pour lui. Adoptant une des idées les plus fantastiques de Schelling, dans un des passages les plus obscurs de ses ouvrages, M. Secrétan va jusqu'à enseigner que la chute de la créature intelligente a eu pour effet rétroactif de troubler l'ordre des puissances dans l'existence divine elle-même. Il y a deux volontés en Dieu, mais jusqu'à la chute la distinction n'est qu'idéelle. Dans l'acte créateur, le Père et le Fils sont indissolublement unis. « Par l'effet de la chute, leur distinction devient séparation formelle; elle s'exalte même jusqu'à la contradiction. L'un veut désormais le mal de la créature, parce que la créature le veut elle-même et qu'il exige, lui, que la liberté de la créature ait son effet; l'autre veut le bien de la créature, parce que l'intention finale est son bien. » (Pag. 154.) C'est ainsi que M. Secrétan, qui se croit plus que personne un adversaire décidé du calvinisme, côtoie sans cesse les sentiers suivis par les représentants les plus exagérés de cette école. Si ceux-ci nous parlent de la nécessité d'avoir des élus et des réprouvés pour donner lieu à la manifestation des deux

attributs divins opposés, la miséricorde et la justice, M. Secrétan, par suite de la chute de la créature intelligente, fait surgir deux volontés opposées en Dieu lui-même: l'une demandant que la créature reste libre et par conséquent qu'elle soit ce qu'elle veut être; l'autre exigeant que la créature soit sauvée, c'est-à-dire qu'elle rentre dans l'amour de Dieu, qui est la réalité de sa liberté. Toutes ces solutions et toutes ces conséquences, il faut les admettre sans marchander; à quoi bon hésiter, et prétexter le manque d'intelligence et de clarté ? C'est là la tactique constante de M. Secrétan : il commence par jeter du discrédit sur toutes les solutions reçues dont il étale impitoyablement l'insuffisance; si lorsque, arrivée à la sienne, votre critique mise en éveil se montre par trop difficultueuse, rien de plus aisé que de lui imposer silence. Que venezvous parler d'obscurité, de manque d'intelligence? A quoi bon marchander le mystère? Car enfin il faut une solution; l'insuffisance de toutes les autres étant démontrée, il ne vous reste plus qu'à vous incliner de la meilleure grâce du monde devant la mienne. Il suffit d'avoir aperçu le procédé pour devenir singulièrement défiant à l'endroit de cette critique philosophique, impitoyable pour les autres, débonnaire envers elle-même, lynx envers ses pareils, taupe envers soimême, qui tient toujours en réserve pour la onzième heure la chausse-trape de l'incompréhensible et de l'inintelligible, rappelant à s'y tromper le Credo quia absurdum qu'on se plaît ordinairement à mettre sur le compte des théologiens.

Il est vraiment piquant de voir M. Renouvier, philosophe indépendant, repousser au nom du christianisme les explications compromettantes de M. Secrétan qui fait consister le principal mérite de sa philosophie dans la circonstance qu'elle est une apologie de l'Evangile. Comment un croyant non idéaliste refuserait-il son assentiment au rédacteur de la Critique philosophique quand il dit : « Selon nous, c'est gravement s'éloigner de l'esprit du christianisme, en tant qu'opposé aux doctrines orientales et alexandrines, que d'envisager le péché originel ailleurs que dans la propre histoire de l'homme » Partant du principe chrétien, embras

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sant avec ardeur le dogme du péché originel et le généralisant pour l'étendre à l'explication de l'univers, M. Secrétan se porte au delà des limites du christianisme, et non-seulement se trouve plus près de Porphyre et de Plotin que des pères de l'église, mais encore arrive à montrer du penchant pour les hypothèses scientifiques modernes que l'on croit les plus hostiles à la religion. »>

Cédant à un mouvement de générosité et peut-être aussi en vue de sauvegarder la liberté de ses allures, M Secrétan va jusqu'à mettre en cause le spiritualisme, après avoir compromis le christianisme qu'il se donne mission de défendre. • Acceptant ce fait (l'être intelligent sort du chaos des molécules diffuses) lorsqu'il sera prouvé, la philosophie en conclura que si l'esprit pouvait sortir tardivement des molécules, c'est que primitivement il circulait entre les molécules. Ce qui paraît le dernier, est en réalité le premier..... ce qui est en germe dans la nature subsiste idéalement dans la pensée. L'esprit n'arriverait pas en son temps si l'esprit n'était pas éternel.» (Pag. 187.)

M. Renouvier ajoute: « C'est trop concéder, croyons-nous, aux doctrines qui nient l'esprit, c'est abandonner trop facilement le champ des phénomènes, que d'accorder la possibilité d'établir, par une méthode exacte appliquée aux sciences expérimentales, le fait de la sortie de l'esprit du chaos des molécules diffuses. Non, il n'appartient pas à la science empirique d'établir cela, car dans aucune hypothèse, si favorable qu'on la fasse aux progrès de l'expérience et de l'induction, il ne sera possible d'établir un fait négatif qui serait nécessaire pour conclure: savoir qu'il n'existe nulle part et d'aucune manière, en dehors de la sphère qu'on pense avoir explorée, des agents intelligents et capables d'exercer dans cette sphère une action dont nous n'apercevons que les effets. Bien plus, l'induction vague et les croyances déterminées qui posent de tels agents conserveront toujours leur force, en présence de l'insurmontable irréductibilité logique des phénomènes psychiques aux lois des molécules chimiques. »

L'idéalisme de M. Secrétan ne respecte rien: il va jusqu'à

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