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est par conséquent de sauvegarder et de défendre aussi longtemps que possible les convictions qui ont été une fois reconnues comme partie intégrante de la conscience religieuse et scientifique. La dogmatique ne pourrait maintenir sa position sans le sentiment qu'il y a pourtant quelque chose de permanent au milieu des variations et des changements incessants. L'histoire des dogmes à son tour ne saurait demeurer tout à fait étrangère à ce sentiment. Toutefois, ce qui constitue décidément la position dépendante de la dogmatique, c'est qu'elle est forcée de reconnaître que tout ce qui dans un moment donné paraît permanent et persistant, n'est que temporaire et doit tôt ou tard être repris et dissous par le fleuve de l'histoire. Chose étrange! ce sentiment de lutter contre un fleuve irrésistible a été surtout éprouvé par le théologien qui, de nos jours, a réussi mieux qu'aucun autre à faire le départ entre l'élément permanent et l'élément variable, entre la dogmatique et l'histoire des dogmes. Les manuels de dogmatique du XVIIme siècle ne répondent plus à nos besoins; les nôtres vieilliront à leur tour; la dogmatique est condamnée à être périodiquement absorbée par l'histoire des dogmes. Voilà pourquoi la haute main appartient incontestablement à cette dernière. Ce qui fait encore ressortir la position dépendante de la dogmatique, c'est que, pour fixer ce qui est permanent et généralement admis par la conscience religieuse d'une époque, elle est obligée de s'orienter en se plaçant au point de vue de l'histoire des dogmes et parfois de faire assez avant invasion dans le domaine de l'histoire pour trouver un point ferme. La conscience du dogmaticien a l'histoire des dogmes pour base; celui-là seul qui a suivi tout le développement historique du dogme, qui a bien saisi les diverses phases de son évolution, celui-là seul peut faire le départ entre ce qu'il y a de relativement définitif et permanent pour une époque donnée et les éléments transitoires qui reparaissent périodiquement. >

Comme la dogmatique, l'histoire des dogmes devra commencer par celle de l'anthropologie. Pour justifier ce point de vue il n'est pas nécessaire d'en appeler au caractère éminemment subjectif de notre époque, aux lois de la connaissance qui

veulent que l'homme cominence à s'étudier lui-même avant d'apprendre à connaître Dieu et le monde '; contentons-nous de rappeler qu'un système ne dure qu'aussi longtemps qu'il répond aux besoins de ceux qui l'adoptent, et que l'orthodoxie du passé doit céder le pas à l'hétérodoxie, dès que celle-ci se présente comme faisant droit à des vérités anciennes. Il suffira pour notre but de nous en tenir à la doctrine du péché qui est à la fois le centre de l'anthropologie et la base de la dogmatique.

Le travail de révision est des plus pressants; la doctrine courante sur le péché ne répond en effet ni aux enseignements de l'histoire, ni aux besoins de la conscience chrétienne. L'explication a été tellement bien confondue avec le fait que la réalité morale de celui-ci risque d'en être compromise. Les hommes appartenant aux tendances les plus opposées, matėrialistes, philosophes soi-disant chrétiens, théologiens évangéliques, tous se sont à l'envi donné la main pour aboutir à un même résultat. Ce n'est plus dans le sens d'un pélagianisme superficiel et frivole qu'on verse de nos jours; on se sent irrésistiblement attiré vers un déterminisme outré qui atteint le même but par des voies différentes. A entendre les matérialistes du jour, le péché a cessé d'être un fait moral pour devenir un phénomène purement physiologique et néces saire, dont ils se garderaient bien de contester la réalité; loin de marchander à Augustin et à nos réformateurs leurs plus fortes assertions contre la nature humaine, ils prendraient plutôt plaisir à les exagérer. Le péché n'est en effet qu'une première étape que la créature doit parcourir dans sa marche stérile de la pure et simple animalité au néant, dernier mot de l'épanouissement de l'intelligence dont l'homme donne un instant l'éblouissant spectacle.

La morale est aussi singulièrement désintéréssée dans les explications que M. Secrétan nous propose de la nature humaine. Il professe bien toujours vouloir rendre compte d'un

Le vrai chemin dans la connaissance religieuse n'est pas de Dieu à l'homme, mais de l'homme à Dieu; c'est qu'avant de se connaître l'homme ne saurait connaître Dieu.

VINET.

phénomène moral, mais les explications étant empruntées à l'ordre ontologique, métaphysique, cosmogonique même, on se sent transporté dans des régions où la morale n'a que faire. Au fait ce n'est pas du péché que M. Secrétan se préoccupe, mais de la chute. Et quelle chute! De la chute de l'univers entier, de la chute de toute la créature intelligente, primitivement une, qui a entraîné dans sa ruine la création matérielle, et qui a réagi sur l'existence même de Dieu. M. Secrétan veut ni plus ni moins nous rendre compte du mal lui-même, dans l'acception la plus générale du terme, du mal physique et surtout du mal moral, qui serait le premier et la cause de l'autre.

En présence de ces difficiles problèmes qui relèvent de la philosophie plutôt que de la théologie, notre tâche se trouve singulièrement facilitée par une critique récente. Nous nous bornerons à résumer les objections que M. Renouvier a présentées du point de vue de la philosophie, nous réservant d'intervenir personnellement quand la théologie et le christianisme seront en cause.

On est tout heureux de voir un simple philosophe indépendant rappeler un chrétien spéculatif à des allures plus modestes et plus sages. En face de cette prétention à expliquer <«<l'introduction du mal dans le monde au sens absolu, » pag. 198, qui refusera son assentiment aux paroles suivantes de M. Renouvier: « Nous pensons que ce problème en bloc dépasse les forces de la science et de la spéculation même la plus aventurée, puisqu'il ne va pas à moins qu'à rendre compte du fait universel des existences inharmoniques'. >>

On ne se sent pas moins d'accord avec le savant rédacteur de la Critique philosophique quand il maintient énergiquement la vieille distinction entre le mal physique et le mal moral, attendu que ce dernier, celui qui consiste dans un vice de volonté humaine, ou qui, à notre connaissance, peut y être ramené, est le seul dont la réelle investigation soit à notre

1 Toutes nos citations sur ce sujet sont empruntées à la Critique philosophique, Nos 31, 34, 43, année 1872.

portée. « Chacun se rend compte sans difficulté des tentations et des déviations du vouloir, des effets de la passion et de l'habitude, de la corruption du cœur, des conséquences de l'intempérance et de l'injustice, des causes de la guerre et de toutes les dissensions des hommes, enfin des conditions (réalisables ou non, c'est une autre question) sous lesquelles il pourrait être porté remède à toutes ces sortes de maux. Au contraire, s'il s'agit de tout ce qui est compris sous l'étiquette du mal physique: l'existence de la douleur liée à la nature des organes, la destruction mutuelle des êtres comme moyen de développement pour eux, le désordre des phénomènes, en tant que les uns conformes et favorables, les autres opposés et nuisibles à chaque fin particulière qu'on veut se représenter, on est obligé de convenir et qu'on ne connaît rien de la source d'un tel état de choses et qu'on est dans la plus complète impuissance d'en imaginer un autre que celui-là ou de le modifier à quelque faible degré que ce soit. On voit que notre ignorance met entre les deux espèces de mal une immense différence. Chercher la cause première du mal moral, c'est chercher la cause première d'un ensemble de faits dont les causes particulières sont accessibles à notre expérience et directement révélées dans leur nature à notre conscience. Mais chercher la cause première du mal physique, c'est lancer l'hypothèse dans le pur inconnu et dans l'inabordable. >>

En cette matière, il faut s'en tenir à constater une ignorance qui est liée à celle des origines premières. « On peut remarquer que l'explication et la justification du mal physique ne dépend pas en soi de ce que nous en savons, et qu'il n'est pas nécessaire que nous soyons informés des vraies conditions de la production du monde ; qu'il suffit pour la moralité de l'univers, et pour l'appui de la nôtre, que nous nous tenions pour assurés des fins de l'avenir (la réalité de la liberté, l'immortalité de la personne et l'existence d'une divinité, c'est-à-dire d'un règne des fins, d'un empire universel du bien) sans être en état de scruter les moyens du passé; mais on peut également se sentir porté à croire que tout mal doit avoir une origine morale, et

nous avouons y être personnellement fort enclin. Mais de là à l'affirmation d'une doctrine de l'origine et de l'histoire du mal universel, il y a singulièrement loin, car c'est se condamner à spéculer sans données. >>

Ainsi parle le philosophe judicieux qui s'est donné pour mis sion de faire prévaloir en France le point de vue de Kant. Mais des réserves de ce genre ne sauraient convenir à M. Secrétan ayant bu à longs traits aux sources de l'idéalisme, il ne saurait se tenir en deçà de l'absolu et de la science universelle. « Hors le libre arbitre des individus, il faut avouer que tout est fatal dans le monde, mais il faut comprendre que cette fatalité est celle d'un accident. Il faut comprendre le monde entier comme un accident, et l'on y parvient en élargissant son idée. Plus nous reculerons la chute universelle, plus nous en éten drons les effets à toutes les existences phénoménales dans l'ensemble de leurs rapports et de leurs aspects, mieux nous en expliquerons l'enchaînement apparent, et mieux nous défendrons des objections de la science expérimentale cette haute doctrine de la liberté, que la conscience réclame et qu'elle fonde. Le déterminisme s'impose à la pensée qui n'ose pas op poser le veto de la conscience morale aux inductions de l'expérience. Pour le combattre sérieusement, il faut lui faire sa part; il faut rendre compte de ce qui l'autorise. Le monde où nous vivons forme un tout solidaire, où la contradiction même est conséquente.» (L'Histoire, pag. 131, 132.)

Rien de plus juste que de donner au déterminisme ce qui lui revient; mais dans sa générosité M. Secrétan lui fait la part du lion. Comment pourra-t-il être question d'opposer le veto de la conscience morale aux inductions de l'expérience, alors qu'on aura débuté par sacrifier à l'idée de l'espèce cette individualité sans laquelle la conscience morale ne se conçoit pas ?

Nous reviendrons plus tard sur cet étrange résultat de la philosophie de M. Secrétan, qui la fait aboutir à son contraire. Pour le moment nous n'en sommes encore qu'à la chute, cause de tout le mal.

M. Secrétan part, comme d'un axiome, « de l'unité de la créa

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