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II

Si Rothe pouvait être considéré à cet égard comme le représentant authentique de la théologie contemporaine, celle-ci se trouverait disculpée du reproche qu'on est assez porté à lui faire, de subordonner le principe formel du protestantisme, l'autorité de l'Ecriture, au principe réel, la justification par la foi. Ce théologien insiste en effet sur l'union intime des deux principes qu'il veut placer sur le même pied. « Ces deux principes, dit-il, sont unis d'une façon tellement intime qu'au fond ils n'en forment qu'un seul qui peut être formulé comme suit : La piété évangélique a sa source et son origine dans la justification par la foi en Christ, tel que le pécheur a appris à le connaître personnellement dans la sainte Ecriture d'une manière authentique. Il faut donc se garder de mettre le principe formel sur l'arrière-plan dans l'intérêt du principe matériel. Celui-ci n'y gagnerait rien, et l'autre, dans son isolement, perdrait toute consistance. Primitivement ce principe formel ne le cède point en dignité au principe matériel, et il est tout à fait contraire à l'histoire de prétendre, comme on le fait souvent, que le principe matériel est venu le premier, tandis que l'autre n'est venu s'y joindre que plus tard, d'une manière tout à fait extérieure. On y aurait été conduit par le besoin de posséder, dans les controverses contre les catholiques, une autorité irréfragable en faveur de la doctrine nouvelle, qu'on s'était du reste formée exclusivement au moyen du seul principe matériel. Tout au contraire, comme ce n'est que par l'usage de l'Ecriture que les réformateurs en sont venus à saisir avec une clarté parfaite ce qui constituait le principe matériel, ils ont eu dès le début pleine conscience du rapport intime qui régnait entre les deux.» (Pag. 9, Introduction.)

Peut-être le savant théologien, obéissant à la tendance spéculative de son esprit, a-t-il trop cédé à la tentation de dis

culper le protestantisme de tout reproche de dualisme, en le ramenant à un seul principe. Sans nier le rapport intime des deux principes, il parait bien difficile de ne pas donner le pas au contenu sur le contenant. A elle seule l'autorité de l'Ecriture est insuffisante; on n'est pas plutôt touché, au contraire, par la valeur intrinsèque du contenu qu'aussitôt le contenant se trouve revêtu d'un prix tout nouveau. La réciproque est loin d'être vraie la foi la plus complète et la plus absolue en l'Ecriture peut rester longtemps stérile. Ce fait semble donner un prix tout particulier, une certaine préséance au principe matériel. Quoi qu'il en soit, l'ancienne théologie en est bientôt venue à exagérer la valeur du principe formel, en tombant dans toutes les aberrations qu'entraîne le littéralisme né d'un besoin excessif d'autorité extérieure, tandis que la théologie moderne s'est attachée à relever le principe matériel, en lui reconnaissant une valeur supérieure. Rothe lui-même, qui prétend placer les deux principes sur le pied d'une égalité parfaite et n'en faire qu'un seul, semble infidèle à sa thèse. Il s'élève en effet contre l'usage de faire précéder la dogmatique d'une bibliologie ou d'un article sur les sources de la connaissance religieuse. C'est supposer que la piété est primitivement une connaissance des objets religieux qui doit pénétrer du dehors en l'homme sous forme d'enseignement. « Cette ancienne tractation, dit Rothe, n'est pas seulement inadmissible au point de vue scientifique, elle implique une manière fausse de comprendre les rapports de la piété évangélique et de la Bible. Twesten a dit excellemment : « On ne saurait soutenir que la foi à la sainte Ecriture soit pour la conscience chrétienne le fondement de toutes les autres convictions. » Il faudrait alors, ajoute Rothe, « que la conscience chrétienne eût cessé d'être aujourd'hui ce qu'elle était quand le Nouveau Testament fut composé et même à l'époque de la réformation. Bien loin, en effet, d'être présentée comme fondamentale par les confessions de foi du XVIe siècle, la doctrine de l'Ecriture n'y est traitée qu'en passant. Elle est plutôt à son tour une partie constitutive des convictions chrétiennes, qui est autant soutenue par elles qu'elle contribue à son tour à les soutenir. Il est parfaitement certain

que dans le sein du protestantisme évangélique la sainte Ecriture est un moyen essentiel pour faire naître la foi en Christ. Toutefois, aucun chrétien évangélique ne pourra dire qu'il ait été amené personnellement à la foi en Christ par la croyance en l'autorité de la Bible et que par conséquent celle-ci soit la base de l'autre et doive passer avant elle. Bien au contraire, quiconque se comprend lui-même reconnaîtra qu'il est parvenu en une fois et à la fois à croire au Sauveur et à la Bible, autant qu'il peut être question d'une croyance en l'Ecriture. » (Pag. 2.)

Il nous paraît impossible qu'il n'y ait pas ici quelque confusion. Tout à l'heure, en effet, Rothe mettait le principe formel sur le même pied que le principe matériel et prétendait les ramener à un seul. Il déclare maintenant que le fidèle parvient en une fois et à la fois à croire au Sauveur et à la Bible. N'est-ce pas reconnaitre que la Bible demeure un simple document historique aussi longtemps que le contenu n'a pas produit ses effets efficaces sur le cœur ou qu'on ne croit à l'autorité de la Bible que du moment où l'on croit à Jésus-Christ? C'est donc subordonner, dans une certaine mesure, le principe formel au principe matériel.

C'est encore là ce que fait Rothe lorsqu'il proteste contre la méthode des supranaturalistes modernes (les anciens théologiens ne sont pas tombés dans cette erreur) qui, en plaçant la bibliologie en tête de la dogmatique, ont l'air de supposer que la vraie foi du chrétien peut être démontrée par une simple opération intellectuelle, à l'usage des experts dans ce genre d'exercice! En procédant ainsi on méconnaît entièrement la nature de la foi religieuse. « Rappelons à ce propos, ajoute Rothe, une remarque de Twesten: « Celui qui s'imagine pouvoir établir, au moyen de preuves purement intellectuelles, que Dieu s'est révélé, que cette révélation est consignée dans l'Ecriture de sorte que cette démonstration et la doctrine qu'elle établit ne sont pas seulement indépendantes de la foi chrétienne, mais la légitiment et la prouvent, méconnaît la nature de la foi et celle de la dogmatique. La foi, en effet, ne saurait naître de cette façon-là, et la mission de la dogma

tique n'est pas d'élever par la méthode démonstrative un édifice de principes purement théoriques, pouvant tenir la place de la foi, mais d'exposer celle-ci d'une manière scientifique. » Aussi longtemps, dit Dorner, qu'on considère la foi en l'inspiration et en la divine autorité de l'Ecriture comme le premier pas dans la voie de la piété chrétienne, sans lequel il est impossible d'aller plus loin, et qu'on prétend que la foi réclamée par le christianisme est identique avec la foi en l'inspiration, on est condamné à voir poindre avec terreur et effroi chaque nouvelle critique du canon traditionnel de l'église. On n'est pas dans la disposition d'esprit convenable pour aborder avec calme les recherches historico-critiques, ni pour les examiner avec cette impartialité qui ne se préoccupe que de la vérité. Sans s'en douter on laisse à l'autorité de l'église le soin de décider en dernier ressort on perd le droit de retrancher les apocryphes.

« On court également le danger de fonder le christianisme sur les raisonnements de la sagesse humaine qui ne peuvent établir que la vraisemblance et jamais une certitude complète. On risque de ne plus considérer le christianisme comme une harmonie de l'esprit et de la vie, qui, éminemment historique, se rajeunit à chaque génération, pour en faire soit une histoire appartenant entièrement au passé et morte, sans aucune liaison intime avec le présent; soit un système d'éternelles vérités sans vie aucune, auxquelles nous devons soumettre notre foi, notre conduite, notre volonté sur le témoignage de messagers divins, dont la mission est dûment paraphée. Mais cela s'appelle nous ramener sur le terrain de la loi, éterniser cette économie et affirmer que rien ne saurait la dépasser. Quel est en effet le signe de la servitude? C'est de ne pas reconnaître la vérité comme vérité, de la faire dépendre de témoignages purement humains et d'autorités extérieures, au lieu de se laisser convaincre par la puissance intérieure de la vérité et par sa connaissance qui rend libre. (Jean VIII, 37; XIV, 26. ) Notre théologie moderne a conservé une grande égalité d'esprit au plus fort du danger que faisaient courir à la foi les entreprises de la critique. Savez-vous l'explication de ce mystère ? C'est qu'elle

sait à merveille que la foi en l'inspiration du canon traditionnel n'est pas la condition, le premier pas indispensable dans la voie qui conduit à croire à Christ; que cette foi en l'Ecriture n'implique pas la foi chrétienne; qu'elle ne suffit pas à l'établir. Enfin la théologie moderne sait aussi que le développement de la vie religieuse, morale, réelle et non pas exclusivement intellectuelle, ne manque pas de conduire celui qui s'y est confié avec droiture et persévérance, non-seulement à Christ, mais aussi à reconnaître l'autorité normative et divine des documents de la révélation. C'est là tout ce qu'il faut, et à l'individu et à l'église. L'autorité normative de la sainte Ecriture obtient ainsi un beaucoup plus haut degré de certitude que celle que pourrait lui conférer la théorie la plus développée de l'idée alexandrine de l'inspiration. Mais cette certitude de l'autorité de la sainte Ecriture nous la puisons aussi dans l'autorité de Christ, après que sa puissance rédemptrice et sa dignité nous sont devenues par la foi choses certaines. Le contraire n'a pas lieu : nous ne possédons pas Christ en vertu d'une autorité divine, vraie, certaine de l'Ecriture. La parole de Dieu ne nous a pas été donnée pour nous séparer de Christ, pour le supplanter lui et son esprit. Si la communion avec l'Ecriture devait tenir la place de celle de Christ, on la traiterait d'une manière superstitieuse, on pécherait contre Christ qui est le Seigneur et le Maitre de l'Ecriture; d'autre part contre l'Ecriture elle-même, dont l'unique but est de nous conduire à lui. »

On le voit, Rothe est loin de partager les illusions des hommes qui parmi nous se croient les représentants de l'ancienne théologie, parce que tombant dans un supranaturalisme excessif, ils prétendent tout faire reposer sur l'autorité de l'Ecriture comprise d'une façon tout à fait extérieure. La certitude de l'autorité de la sainte Ecriture se puise pour lui dans l'autorité de Christ, « après que sa puissance rédemptrice et sa dignité nous sont devenues par la foi choses certaines. Le contraire n'a pas lieu; nous ne possédons pas Christ en vertu d'une autorité divine, vraie, certaine de l'Ecriture. » On ne peut subordonner plus expressément le principe formel au principe matériel. Si la moindre hésitation était encore possible, il suf

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