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moment, nous renonçons donc à l'intuition, et c'est les yeux bandés, sans le comprendre, parce qu'il le faut, que nous prononçons l'être existant de lui-même est pure volonté. >>

N'aurions-nous pas quelque droit de demander ce que peut bien être cette logique pure rompant avec toute analogie humaine, et cela chez un être fini, occupé à se rendre compte de Dieu à l'image duquel il est créé ? M. Secrétan répondrait qu'il est parti non pas de l'homme mais « de la notion abstraite de l'être en général, telle qu'elle se trouve chez tout le monde. » Dans ce système, par conséquent, l'anthropologie et l'ontologie servent tour à tour de point de départ : ou mieux elles se relayent et, suivant la nature du mauvais pas à franchir, on enfourche tour à tour l'un ou l'autre des deux coursiers. Ainsi le veut la liberté absolue, car enfin cette logique impitoyable qu'il faut suivre les yeux bandés, en faussant compagnie à toute analogie humaine, nous la soupçonnons véhémentement d'avoir été imaginée pour les besoins de la cause: ce n'est pas elle qui conduit à la liberté absolue; c'est la notion de la liberté absolue qui l'impose.

Mais pénétrons sur ces sommets déserts et glacés où la logique nous convie. Aussi bien les connaissons-nous déjà : que le lecteur se rassure; le second séjour que nous allons y faire sera sensiblement plus court que le premier. Il suffit de rappeler que nous voyons se redresser plus fortes que jamais les objections déjà signalées : elles acculent à son contraire cette logique hardie en laquelle on a mis trop de confiance. « L'être absolu, dit M. Secrétan, est celui qui ne peut être qu'absolu. Il se donne à lui-même sa nature, sa puissance et sa liberté. Il n'est pas esprit, il se fait esprit. Sa volonté n'est pas, comme la nôtre, un élément de sa nature, qui se meut dans des conditions qu'elle n'a point tracées. Ce n'est pas une volonté, c'est la volonté, la volonté pure, inconditionnelle, qui se donne à elle-même ses conditions. Nous répétons notre question indiscrète comment se passent toutes ces belles choses? comment tout cela peut-il sortir de cette volonté qui ne veut rien, qui n'est rien, si ce n'est la simple faculté de vouloir? comment ces attributs et cette nature peuvent-ils surgir d'elle

autrement que par un suprême coup de dé, par un grand coup de hasard ?

Ici nous perdons pied,» s'écrie M. Secrétan. Comment cet aveu naïf et vraiment parti du cœur n'a-t-il pas averti notre philosophe qu'il était allé trop loin? Quelques lignes plus haut il avait écrit cette sage parole qui aurait dû lui servir de parapet: « Répétons-le, cette grande loi de l'esprit qui nous fait chercher la cause des choses ne sera satisfaite que par la conception d'une réalité dont il soit impossible de demander la cause. » Eh bien! cette réalité dont il est impossible de demander la cause, vous l'avez dans le Dieu de tout le monde, révélé ou non révélé; contentez-vous-en comme nous tous, et de grâce, n'allez pas demander indiscrètement ce qui dans cette cause est cause, la nature ou la volonté. Nous voici enfin arrivés à ce qui pourrait bien être la source de toutes les erreurs; aurions-nous enfin la clef qui rend compte de toutes les contradictions de ce livre étrange? M. Secrétan parle toujours comme si Dieu et sa nature pouvaient être séparés; il se représente Dieu comme ayant à compter avec une nature qui est en dehors de lui et le domine, comme un roi constitutionnel doit avoir à compter avec les chambres. Serait-ce bien pour échapper aux fascinations de cette tête de Méduse que notre auteur aurait écrit son livre ? Et toutefois la plus simple des synthèses aurait suffi pour dissiper l'enchantement. A quoi bon pousser l'analyse si loin, quand on travaille sur un être qu'on déclare d'ailleurs incompréhensible? S'il nous fallait opter entre la volonté de Dieu d'une part et une espèce de nature distincte de lui, de fatum qui le dominerait d'autre part, nous aussi nous essayerions peut-être des inextricables difficultés dans lesquelles on s'engage en voulant tout faire sortir d'une volonté pure, d'une volition exclusivement formelle. Mais ce n'est pas ainsi que la question doit être posée. Dieu est la simplicité même, voilà pourquoi il faut renoncer à toute analyse, à toute distinction artificielle entre l'essence et l'existence'; Dieu ne s'est jamais fait ni logiquement ni chronolo

Nous allons, en nous-même, au-delà de l'intuition par une induction irrésistible, qui jette un trait d'union entre la psychologie et l'ontologie; nous

giquement; toute apparence de procès, d'évolution d'aucun genre est contradictoire à sa nature; il n'y a pas à distinguer en lui entre la nature et la volonté; les deux se pénètrent et s'impliquent, ne vont pas l'une sans l'autre. Dieu est la cause première au delà de laquelle on ne saurait remonter, cela dit tout. Ne nous parlez ni d'un despote capricieux décidant tout arbitrairement, ni d'un roi constitutionnel ayant à compter avec des chambres. Ces analogies ne sauraient être de mise ici Dieu est à la fois le pouvoir populaire, le pouvoir exécutif, et le pouvoir judiciaire, parce qu'il est le souverain dans toute l'étendue du terme la division des pouvoirs, qui chez nous est une garantie d'ordre, serait chez lui déplacée. Dieu est le souverain, il fait ce qu'il veut, mais sa volonté, sa toutepuissance ne sauraient être distinctes de sa justice, de sa sainteté, du bien qui est son essence et qui le constitue '.

Cette solution-là est si simple, qu'elle s'impose à M. Secrétan lui-même. Car après avoir poussé son fameux cri de détresse : « Nous perdons pied! » quelques pages plus loin, dès la leçon suivante, il tourne tout à coup son char et se ravise. Il n'y a affirmons ainsi qu'il y a une substance, ou mieux, une personne substantielle, réelle, derrière la conscience, derrière le moi, et autre que le moi, quoi qu'en pense M. Secrétan. Or, le résultat de cette irrésistible induction, comme celui de l'intuition, doit nous servir à pénétrer la nature intime de l'être. Seulement, ne prétendons pas aller au delà de ce qu'enseigne ce résultat en nous mêmes, il nous donne la personnalité substantielle finie, inconnue en son essence; en Dieu, il nous donnera la substantialité substantielle infinie, inconnue également en son essence. En nous comme en Dieu, tel est ce support indivisible et insondable des attributs variés. C'est pour avoir dépassé ce but, et pour avoir vou tout comprendre, jusqu'au fond, que le philosophe de Lausanne s'est abîmé dans l'impossible..... (P. Garreau, pag. 50.)

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'Or qu'on y réfléchisse, le parfait est parfait, il ne peut se donner sa loi d'être parfait, il l'a; Dieu ne se donne pas sa loi d'être bon, il l'est, il le reconnaît, il agit comme tel. S'il se la donnait, cette loi, il pourrait se l'ôter. Supposez donc Dieu se privant de sa bonté, la loi qu'il se donnerait ne serait plus loi. D'où vient la règle de cet être, se dit-on ? D'un autre être? Alors il n'est pas l'absolu. Lui vient-elle de lui-même ? C'est qu'il se la donne ? là est la question! Qu'est-il donc pour se la donner; qu'est-il avant celle opération inconcevable? On nous répond qu'il est l'esprit en la volonté, mais l'esprit, la volonté, seraient-ils, par hasard, l'être sans aucune règle, le caprice élevé jusqu'à la puissance de l'infini? » (P. Garreau, pag. 47.)

qu'un instant tout devait sortir de la volonté pure, de la simple volonté qui n'est que volonté, de la simple faculté formelle de vouloir sans rien qui veuille, maintenant on nous dit : « Il n'est pas besoin d'un nouveau travail d'analyse pour faire voir que la liberté implique l'intelligence. » (Pag. 403.) Et à la suite de l'intelligence arrivent tous les attributs moraux ! Qu'est-ce à dire sinon que cette volonté n'est jamais volonté pure, exclusivement formelle, jamais la volonté, mais la volonté intelligente et morale? N'est-ce pas là reconnaître, si les mots doivent conserver un sens, que la volonté chez Dieu n'est pas distincte des attributs qu'elle implique et qui avec elle constituent sa nature?

Nous demandons pardon pour ces répétitions incessantes, mais encore ici il faut tirer nos conclusions, fermer soigneusement toutes les issues. Veut-on partir de la simple notion de l'être, et raisonner ontologiquement, sur la foi d'une logique exclusivement formelle? On arrive alors à tout faire sortir du hasard, comme nous l'avons démontré par deux fois. Prendrat-on au contraire l'analogie humaine pour guide? Qu'on se borne alors à statuer en Dieu une nature qui ne fait qu'un avec la volonté, tandis que chez nous il y a souvent divorce. C'est M. Secrétaħ qui le dit : « Nous laissons nos facultés en friche, dans le non-être, ou bien nous les déployons, nous les réalisons, nous leur donnons l'être. Mais leur être, dans le non-être, dans la puissance, nous ne le produisons pas nous-mêmes, il faut bien l'avouer, et notre liberté se trouve primitivement déterminée, limitée par le nombre et par la nature de ces puissances qui ne viennent pas de nous-mêmes. Ainsi nous sommes les auteurs de nous-mêmes dans un sens borné; nous somines libres sans être complétement libres. Tel est notre esprit tel est le seul esprit dont nous ayons l'intuition. Une philosophie qui prétend à l'intuition de son premier principe ne peut guère s'élever au-dessus de cette catégorie. » (Pag. 385. ) C'est là aussi qu'il aurait convenu de vous arrêter, si vous étiez demeuré fidèle à votre programme d'élever à la plus haute puissance chez Dieu ce qu'il y a de meilleur en l'homme. Et n'allez pas répondre que la liberté sans nature,

que la liberté absolue est en Dieu la plus haute notion de liberté, car nous vous avons surabondamment prouvé que votre liberté absolue se confond avec le hasard. En Dieu donc il ne faut pas prétendre remonter plus haut que la simplicité absolue, la volonté se confondant avec la nature.

Qu'on veuille bien remarquer une dernière contradiction plus flagrante que toutes les autres. A l'instant où M. Secrétan déclare se lancer sur la mer de la spéculation pure, raisonner ontologiquement et renoncer à toute analogie humaine pour n'écouter que la logique, à ce même moment il raisonne plus que jamais en se plaçant au point de vue humain. Car, je le demande, qu'y a-t-il de plus semblable à l'analogie humaine que de supposer que l'infini s'est fait, comme le fini, comme l'un de nous, que d'appliquer, au nom de la logique, la catégorie de la cause à celui qui, étant cause première ne saurait être causé par rien, pas même par lui-même? — On conçoit que quand le pied manque, la tête à son tour s'en ressente tant soit peu. Mais M. Secrétan serait-il peut-être revenu de ces hautes régions de la spéculation où l'on est exposé à de pareils accidents? Telle est la dernière hypothèse qu'il nous reste à examiner. Bien que des personnes fort compétentes admettent cette interprétation inattendue de la Philosophie de la liberté, il nous répugne singulièrement de nous ranger à leur opinion.

En guerre, chacun le sait, il n'est pas toujours prudent de faire sauter à grand bruit la forteresse qu'on abandonne. Il peut être non-seulement intéressant mais encore profitable de voir, d'un lieu sûr, l'ennemi se livrer, en observant toutes les règles de l'art, à l'attaque régulière d'une position déjà abandonnée. Mais de pareils procédés seraient-ils bien de mise dans le domaine de la pensée? Il est vrai, on s'est assuré de bien grandes immunités quand on a défini le principe universel par l'arbitraire; mais ne serait-ce pas là abuser des droits incontestables de l'ironie? Encore une fois, il nous répugne d'admettre une pareille interprétation. Si M. Secrétan avait substitué purement et simplement le moralisme de Kant à la

Il nous semble que la Philosophie de la liberté se montre par instants bien voisine du criticisme, et qu'il ne faut, pour l'y ramener, que réduire à leur sens

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