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fort peu considérable, la Philosophie de la liberté ne sera pas oubliée de sitôt. Mais pour quiconque a compris la tendance, saisi l'inspiration, la portée du livre, le charme est rompu.

On est même conduit à se demander si ce n'est pas là ce qui est arrivé à l'auteur lui-même dans une certaine mesure. Qu'on nous comprenne bien. M. Secrétan a évidemment cru à l'excellence de sa solution. C'est là ce qui fait l'intérêt, l'attrait de son ouvrage. Notre philosophe a souffert plus que personne du dualisme entre la raison et le christianisme et il s'est vaillamment mis à l'œuvre pour le faire disparaître. Talents naturels, ressources de l'érudition, richesse d'aperçus, vigueur intellectuelle, courage, énergie personnelle : jamais avocat ne sut mieux mettre en œuvre des moyens puissants, divers. Avocat n'est pas le mot: M. Secrétan est un croyant, j'ai presque dit un voyant. Voilà ce qui donne à son entreprise une couleur vraiment tragique; c'est bien la pensée dont son âme vit que le philosophe défend, car plutôt que de l'abandonner il transformera l'histoire de la philosophie, changera la logique, bouleversera la métaphysique, ne respectera pas plus les mathématiques que la morale; il ira même jusqu'à refaire Dieu.

Rien de tout cela ne saurait être méconnu. Certains accents, qu'on aimerait ne pas rencontrer dans les dernières publications de l'auteur, permettent toutefois de se demander si, en donnant la seconde édition de la Philosophie de la liberté, il a conservé, non pas les ardeurs juvéniles du premier amour, mais une foi robuste en son système, confirmée par la maturité du talent et les dures expériences de la vie. On se demande si après avoir prétendu tout savoir, l'auteur ne serait pas disposé à se contenter de trop peu. Bref, on aimerait à connaître si, en fait de spéculation. M. Secrétan a conservé cette naïveté, cette candeur qui évidemment accompagna Rothe au tombeau.

V

Deux mots d'explication sont ici indispensables. Après y avoir mis de la peine, de la bonne volonté et même de la complaisance, au terme de cette longue étude, nous ne sommes

pas encore pleinement certain d'avoir saisi la dernière pensée de l'auteur. « Tout cela est bel et bien, pourrait-il peut-être nous dire, mais ce qui ressort le plus clairement de toutes vos critiques c'est que vous ne m'avez pas compris, si tant est que vous ayez voulu me comprendre. Pourquoi vous acharner sur cette idée de l'antécédent, du conséquent, du procès en Dieu ? Avec un peu de perspicacité vous auriez compris tout ce qui est renfermé dans cette formule: l'absolue liberté est le principe universel, l'absolue liberté est incompréhensible. Cela dit tout et cela ne dit rien. Après bien d'autres, je me suis livré à l'analyse de l'idée de Dieu, et mes déductions n'ont que cette portée-là; je n'ai point affirmé que rien de réel leur ait jamais correspondu ni dans l'ordre des temps ni dans celui des réalités : l'être parfait a, de toute éternité, été ce qu'il est, bien que quand on essaye de s'en rendre compte il faille nécessairement distinguer entre l'essence et l'existence. Ma position est identiquement celle de Kant après sa critique de la psychologie rationnelle. Je ne puis prouver que le premier principe est dans son essence absolue liberté, c'est ce que je confesse, en le déclarant incompréhensible, mais vous pouvez encore moins prouver qu'il y a une nature en Dieu. Si le scepticisme consiste à dire que toutes les solutions sont bonnes, personne ne fut jamais moins sceptique que moi: je soutiens, en effet qu'il n'y a pas de solution possible. Vous pouvez, si la chose vous fait plaisir, appeler cela du scepticisme dogmatique, quant à moi voici le résultat bien clair et bien net auquel je suis arrivé: je me suis borné à déblayer le terrain. Nous ne comprenons pas plus l'un que l'autre le principe universel; je vous l'ai assez répété, il est absolue liberté, c'est-à-dire incompréhensible, inénarrable: il est étrange qu'en critiquant mon livre vous n'ayez pas entendu retentir à vos oreilles l'écho des réponses que fit votre nourrice aux premières questions indiscrètes que vous lui adressâtes. Et toutefois vous étiez suffisamment averti ! Est-ce esprit obtus? préoccupation excessive? je ne sais; en tout cas vous n'avez tenu nul compte de ma dernière définition de la philosophie: « La philosophie n'est pas une science, car c'est » la science de ce qu'on ne peut pas savoir. » En prenant pour la

seconde fois solennellement possession de la chaire de philosophie à l'académie de Lausanne, j'ai eu bien soin de vous avertir de la révolution qui s'est accomplie depuis vingt-huit ans. «Naguère on appelait la philosophie une science ou plutôt

la science, et l'on prétendait la tirer tout entière de la raison. » pure. La philosophie ainsi comprise dispensait d'apprendre > ce que sont les choses, en faisant deviner ce qu'elles doivent » être. Cette façon de l'entendre régnait encore lorsque j'entrai, » il y a vingt-huit ans, dans l'enseignement philosophique. »

Cette méthode était illusoire, elle est aujourd'hui désertée'. Et afin que nul n'en ignorât, j'ai eu soin d'exprimer la même pensée sous une autre forme dans la préface de ma seconde édition de la Philosophie de la liberté : « Dans ce volume et dans le style même de la conception qu'il expose, l'idéalisme spéculatif tient plus de place qu'il n'était nécessaire. » (Pag. v.) Il est une quatrième espèce de philosophie, foncièrement distincte de la mythologie, des entités abstraites et de l'empirisme. Ce n'est donc pas du tout la morale sur la métaphysique, ce n'est pas non plus tout à fait la métaphysique sur la morale. Nous allons plutôt de la morale à la morale à travers la métaphysique.» (Pag. LXXIX.) Après de pareilles déclarations il faut ne pas vouloir entendre pour tomber dans des méprises comme la vôtre. Il peut être dur sans doute d'avoir à brider un esprit critique s'échappant par tous les pores; je conçois ce que, dans de pareilles dispositions, peut avoir de cuisant une polémique rentrée. Mais quand on est un ferrailleur acharné, un Ismaël en titre, il n'est pas indispensable d'avoir la même bonté d'âme que cet excellent chevalier de la Manche pour être exposé aux mêmes fâcheux accidents. >>

Voilà, dit-on, ce que M. Secrétan serait en droit de nous répliquer. Cette réponse repose sur deux, conceptions assez différentes. D'après l'une, l'auteur abandonnerait entièrement la méthode spéculative et idéaliste; d'après l'autre, il arriverait au sujet de Dieu à un résultat exclusivement négatif qui ne

'Discours prononcé le 24 octobre 1866, à la séance d'installation de MM. Ch. Secrétan et Max. Bonnet en qualité de professeurs de philosophie et de littérature latine à l'académie de Lausanne.

s'en imposerait pas moins à nous, au nom de la méthode dont tous les droits seraient maintenus.

Examinons d'abord cette dernière hypothèse. M. Secrétan serait dans la position de Descartes déclarant qu'il est bien obligé d'admettre l'idée de Dieu tout en avouant ne pas la comprendre. « Car à cause que le mot de comprendre signifie quelque limitation, un esprit fini ne saurait comprendre Dieu, qui est infini; mais cela n'empêche pas qu'il ne l'approuve, ainsi qu'on peut bien toucher une montagne encore qu'on ne la puisse embrasser.» (Tom. II, pag. 335 des Euvres de Descartes, édit. Garnier.) L'essentiel n'est pas de savoir si l'idée de Dieu est incompréhensible ou non, mais uniquement si nous sommes contraints de la concevoir comme nous la concevons; si l'idée de l'absolue liberté s'impose ou non à la raison comme constituant le fond même de l'être divin. C'est bien là ce que M. Secrétan paraît entendre quand il déclare « lorsque nous savons ce qui rend Dieu incompréhensible, nous l'avons compris. » (Pag. 375, l'Idée.) Toute l'intelligence que nous pouvons avoir de Dieu consisterait donc à reconnaître qu'il est incompréhensible. Il y aurait sur ce point un accord touchant entre la plus haute philosophie et le bon sens des âmes les plus simples.

Nous ne demanderons pas à M. Secrétan s'il valait la peine d'écrire tant de pages éloquentes pour aboutir à un si mince résultat. Il pourrait nous répondre d'abord que la philosophie n'a d'autre mission que de justifier, par ses méthodes à elle, les données du sens commun, et, en second lieu, que ce ne serait pas peu de chose que d'amener les philosophes à reconnaître que Dieu s'impose à nous comme absolument libre et incompréhensible.

Nous demanderons à notre tour si M. Secrétan ne prétend pas en savoir un peu trop long sur cet être qu'il déclare incompréhensible. Après être arrivé à ce résultat, n'aurait-il pas été sage, réformant son programme du début, de renoncer à nous dire comment Dieu doit s'être fait ? comment il a passé de l'antécédent au conséquent? En vérité cette analyse transcendantale paraît singulièrement déplacée alors qu'on nous a déclaré que l'être sur lequel le scalpel s'exerce est incompréhensible.

Puisqu'il en est ainsi, renoncez donc à le comprendre; ne prétendez plus nous faire connaître par le menu Dieu en luimême; arrêtez-vous en deçà; ne parlez de Dieu que comme d'un fait qui s'impose et au delà duquel on ne peut remonter. C'est là une réserve à laquelle M. Secrétan ne saurait se résoudre; il faut à tout prix qu'il pénètre au delà du voile. Il fait un aveu qu'il importe de recueillir: « L'esprit fini tel qu'il est connu par l'expérience, l'esprit absolu tel que le conçoit toute philosophie anthropomorphique, se rend donc lui-même créateur d'une manière déterminée par sa nature préexistante; la liberté créatrice rentre elle-même dans cette nature. Nous pouvons avoir l'intuition de cet esprit-là, parce que nous sommes esprit dans ce sens-là. Mais l'esprit conçu de cette manière ne renferme pas toutes les conditions requises pour qu'il soit par lui-même.» (Pag. 385.) Nous voilà donc bien et dûment avertis: le système de M. Secrétan n'est pas une philosophie anthropomorphique comme nous aurions été portés à le croire. Dans ce cas, pour expliquer toute chose, il se serait contenté << d'un Dieu se rendant lui-même créateur d'une manière déterminée par sa nature préexistante. » La Philosophie de la liberté est beaucoup plus exigeante : c'est une philosophie logique; aussi, renonçant à toute intuition, à tout anthropomorphisme, elle se lance sans sourciller sur la haute mer de la spéculation pure. « La nécessité logique, s'écrie notre auteur, disons mieux, la fidélité à la raison, nous pousse donc au delà de cette idée, dussions-nous abandonner l'intuition. Nous ne marchons plus, nous nageons, nous nageons dans la nuit, mais le courant nous guide et nous amènera.» (Pag. 386.) « Ne vous semble-t-il pas entendre retentir le mot suprême: Lâchez tout! l'aéronaute va s'élancer dans la nuée; les vaisseaux sont brûlés sans retour: « Ici nous perdons pied; oui, l'intuition nous abandonne, et si, pour savoir, il faut l'intuition, comme je l'accorde, nous ne savons pas ce qu'est la pure volonté ; mais ce que nous savons, c'est qu'il n'est pas raisonnable de prétendre atteindre à l'intuition de l'absolu. Si nous trouvons Dieu par l'intuition, ce n'est pas Dieu comme absolu, mais Dieu révélé, Dieu tel qu'il veut se révéler à nous. Pour le

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