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XXIV

LA BRUYÈRE A PHÉLYPEAUX,

COMTE DE PONTCHARTRAIN.

A Versailles, le 16 juillet [1695].

APRÈS vous avoir entretenu, Monseigneur, de choses tout à fait importantes dans les dernières dépêches que j'ai eu1 l'honneur de vous envoyer et que j'ai écrites du style le plus sérieux et le plus convenable au sujet qu'il m'a été possible, j'ai cru que je devois dans cette lettre vous rendre compte des nouvelles qui ont le plus de liaison avec les affaires publiques, et que par cette raison il est plus capital dans le poste où vous êtes que vous n'ignoriez pas.

Avant-hier, Monseigneur, sur les sept heures du soir, les plombs de la gouttière qui est sous la fenêtre de ma chambre se trouvèrent encore si échauffés du soleil qui avoit brillé tout le jour, que j'y fis cuire2 un gâteau, galette fouée ou fouace que je trouvai excellente; vous voyez sans peine, avec votre sagacité ordinaire, de quelle utilité cela peut être aux intérêts de la ligue*, et je ne vous annonce cette parti

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1. La Bruyère écrit: jay eü.

2. Dans l'autographe, cuir.

3. Les dictionnaires du temps ne s'accordent pas sur la définition de fouace, « Fouace, dit Richelet (1680), sorte de gros gâteau bis qui se fait ordinairement au village. » Furetière (1690), qui écrit fouace ou fouasse, explique simplement le mot par « pain cuit sous les cendres ; » et l'Académie (1694) le définit « sorte de pain broyé, fait de fleur de farine, et en forme de gâteau. » Aucun de ces trois dictionnaires ne mentionne « la galette fouée; » celui de Trévoux note la galette à la fouée : « le peuple appelle une galette à la fouée, celle qu'on jette à la gueule d'un four dans le temps qu'on le fait chauffer pour cuire le pain. Les mères des gens du commun qui vont au four, font cuire des galettes à la fouée pour leurs enfants. >>

4. La ligue d'Augsbourg, conclue contre la France le 9 juillet 1686, à la suite de laquelle la guerre avait commencé en 1688 pour ne se terminer qu'en 1697 par la paix de Ryswyck. Au moment où la Bruyère écrivait, les alliés bombardaient Saint-Malo, assiégeaient Casal, qui capitulait, et Namur, qui devait bientôt se rendre; le prince de Vaudemont, serré par le maréchal de Villeroy, échappait à ses poursuites.

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cularité qu'avec le déplaisir que vous pouvez vous imaginer1. Le temps hier se couvrit et menaça de la pluie toute l'aprèsdînée; il ne plut pas néanmoins'; aujourd'hui il a plu; s'il pleuvra' demain ou s'il ne pleuvra pas, c'est, Monseigneur, ce que ne puis décider quand le salut de toute l'Europe en devroit dépendre je crois avec cela, moralement parlant, qu'il tombera un peu de pluie, et que dès que la pluie aura cessé, il ne pleuvra plus, à moins que la pluie ne recommence. Mais, à propos de pluie, les beaux plans et les belles eaux que celles d'une maison que j'ai vue dans un vallon en deçà de la tour de Montfort! La belle, la noble simplicité qui règne jusqu'à présent dans ses bâtiments! Voudroit-on bien ne s'en point ennuyer? il faut l'avouer nettement et sans détour, je suis fou de Pontchartrain, de ses tenants et aboutissants, circonstances et dépendances; si vous ne me faites entrer à Pontchartrain, je romps avec vous, Monseigneur, avec notre Monsieur de la Loubère, avec les jeux floraux, et,

1. La chaleur fit beaucoup souffrir l'armée du Rhin pendant la seconde quinzaine de juillet. « On continua donc la marche, écrit Saint-Simon dans le récit qu'il fait du passage du Rhin du 20 juillet, par une telle chaleur, que plusieurs soldats moururent de soif et de lassitude. » (Mémoires, tome I, p. 257, édition de 1873.)

2. Dans le manuscrit, neamoins. Deux lignes plus bas, après puis, est barré ni ne veux.

:

3. La Bruyère a écrit deux fois dans cette ligne, puis encore quatre lignes plus loin : pleuvera.

4. La Bruyère avait d'abord écrit : « que celles que l'ay vües ». Il a barré ces trois derniers mots, et plus loin, après maison que, il a corrigé vües (sic) en vue.

5. Il s'agit de la terre de Pontchartrain, située près de Montfortl'Amaury, et qui appartenait au chancelier Pontchartrain. « Sa maison de Pontchartrain, à quatre lieues de Versailles, où il alloit dès qu'il avoit un jour ou deux, étoit ses délices, dit Saint-Simon en parlant du chancelier (Addition au Journal de Dangeau, tome XV, p. 179); il en fit une grande et riche terre, et une aimable demeure; mais sa modestie, aidée de politique, l'empêcha de tomber dans aucun excès pour les promenades et le fit rester pour la maison fort au-dessous du médiocre..., tant les dépenses et le sort de Meudon et de Sceaux avoient fait d'impression sur lui. » Sur la terre de Pontchartrain, voyez Hurtaut et Magny, Dictionnaire historique de la ville de Paris et de ses environs, tome IV, p. 85.

6. Simon de la Loubère (dont nous avons déjà parlé tome II, p. 471, note 2), gouverneur de Phélypeaux, était l'auteur d'un Traité de l'origine des jeux floraux de Toulouse (1697), et avait réorganisé l'Académie des jeux floraux en 1694.

qui pis est, avec Monseigneur et Madame de Pontchartrain, avec celle que vous épouserez', avec tout ce qui naîtra de vous, avec leurs parrains et leurs marraines, avec leurs mères nourrices: c'est une maladie, c'est une fureur.

Comment donc vous conter, dans l'état où je suis, le fait de Saint-Olon' et du major Brissac, leurs aventures? Muse,

1. Phélypeaux s'était déjà préoccupé de son mariage. Il avait un instant jeté les yeux sur Mlle de Royan (Saint-Simon, Mémoires, tome I, p. 236, édition de 1873). N'ayant pu obtenir du Roi l'autorisation de le marier à Mlle de Malause (ibidem, p. 400 et 401), le chancelier Pontchartrain lui fit épouser en premières noces, le 28 février 1697, ÉléonoreChristine de Roye de la Rochefoucauld, qui mourut le 23 juin 1708, à l'âge de vingt-sept ans.

2. François Pidou de Saint-Olon, né à Tours, mort à Paris en 1720. Saint-Simon (Mémoires, tome XVII, p. 134) parle de lui dans les termes suivants : « Saint-Olon mourut fort vieux. Son, nom étoit Pidou, et de fort bas aloi. Il étoit gentilhomme ordinaire chez le Roi; on n'en parle ici que parce qu'il avoit été longtemps employé en des voyages en pays étranger avec confiance et succès et avoit été aussi envoyé du Roi à Maroc et à Alger, où il vint à bout d'affaires difficiles et même fort périlleuses pour lui, avec une grande fermeté et beaucoup d'adresse et de capacité, d'ailleurs fort honnête homme, et qui n'en faisoit point accroire. » Saint-Olon a publié, en 1694, l'État présent de l'empire du Maroc.

3. M. Robert a imprimé : Brizai, et telle est en effet la première lecture qui s'offre; mais il nous paraît impossible que la Bruyère ait ainsi altéré ce nom; il est probable qu'il a voulu faire un c, et que la plume n'ayant pas donné d'encre en traçant le milieu de la lettre, il en est résulté une sorte d'i avec son point. Brissac était major des gardes du corps. « C'étoit, de figure et d'effet, dit Saint-Simon (Mémoires, tome V, P. 422-424), une manière de sanglier qui faisoit trembler les quatre compagnies des gardes du corps, et compter avec lui les capitaines, tous grands seigneurs et généraux d'armées qu'ils fussent. Le Roi s'étoit servi de lui pour mettre ses gardes sur ce grand pied militaire où ils sont parvenus, et pour tous les détails intérieurs de dépense, de règle, de service et de discipline; et il s'étoit acquis toute la confiance du Roi pour son inexorable exactitude, par la netteté de ses mains, par son aptitude singulière en ce genre de service. Avec tout l'extérieur d'un méchant homme, il n'étoit rien moins, mais serviable sans vouloir qu'on le sût, et a souvent paré bien des choses fâcheuses, mais tout cela avec des manières dures et désagréables.... Le Roi, parlant un jour du service des majors dans les troupes, qui pour être bons majors les en faisoit haïr: « S'il faut «< être parfaitement haï pour être bon major, répondit M. de Duras, qui << avoit le bâton derrière le Roi (le duc de Duras était capitaine des gardes), voilà, Sire, le meilleur qui soit en France, » tirant Brissac par le bras, qui en fut confondu. » Et ailleurs (tome IX, p. 423) : « Il étoit rustre, brutal, d'ailleurs fort désagréable et gâté à l'excès par le

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inspire-moi, et ne me laisse pas dans une matière si grave avancer rien de ridicule '. Le comte de Gramont a dit au Roi très-chrétien : « Vous devez pardonner, Sire, comme vous voulez que l'on vous pardonne. » Il l'a fait sur cela ressouvenir du Pater noster; le Pater noster, Monseigneur, est cette oraison dont M. le Nôtre fait tant de cas qu'il en veut savoir l'auteur 3. Revenons au comte de Gramont. Il a dit au Roi que peut-être se brouilleroit-il avec le roi de Maroc s'il ne vengeoit pas l'injure faite à Saint-Olon, dont sa majesté maroquine étoit si contente, mais qu'aussi feroit-il un plaisir singulier à la République de Gênes : le reste vous aura été

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Roi, mais homme d'honneur et de vertu, de valeur et de probité, et estimé tel, quoique haï de beaucoup de gens, et redouté de tout ce qui avoit affaire à lui, même de toute la cour et des plus importants, tant il étoit dangereux. >>

1. Il s'était élevé entre Saint-Olon et Brissac une querelle qu'a mentionnée Dangeau, sans en dire le motif : « M. de Duras, écrit-il le vendredi 8 juillet 1695 (Journal, tome V, p. 235), parla au Roi, à son coucher, en faveur du major Brissac, qui a eu un démêlé avec M. de SaintOlon, qui étoit allé s'en plaindre au Roi. Le Roi a dit à M. de Duras de juger l'affaire selon la rigueur des ordonnances, et nous dit ensuite : « J'en suis fàché pour le major que j'aime; mais, quand ce seroit pour « mon propre fils, je ne voudrois pas dans la moindre chose adoucir « l'ordonnance. » A la date du 10 juillet (p. 237), Dangeau ajoute : << Brissac, major des gardes, est à la Conciergerie pour un mois, par ordre des maréchaux de France. >>

2. Philibert, comte de Gramont, le héros des Mémoires d'Hamilton. La Bruyère a écrit Grammont.

3. Il est à noter que l'anecdote qui courait sur le Nôtre a été de nouveau mise plus tard en circulation, attachée au nom du comte de Gramont, le même qui, dans le récit de la Bruyère, cite le Pater à Louis XIV: « Étant fort mal à quatre-vingt-cinq ans, un an devant sa mort (c'est-àdire en 1706), dit Saint-Simon (Mémoires, tome V, p. 121-122), sa femme lui parloit de Dieu. L'oubli entier dans lequel il en avoit été toute sa vie le jeta dans une étrange surprise des mystères. A la fin, se tournant vers elle : « Mais, Comtesse, me dis-tu là bien vrai? » Puis, lui entendant réciter le Pater: « Comtesse, lui dit-il, cette prière est « belle, qu'est qui (sic) a fait cela? » Saint-Simon a conté ailleurs une plaisante anecdote du même genre, dont le héros était Breteuil, et que nous avons citée au tome I, p. 447.

4. Allusion aux négociations que Saint-Olon avait conduites à la satisfaction du roi de Maroc. En décembre 1692, Louis XIV l'avait envoyé dans le Maroc pour y préparer le traité de commerce que désirait conclure le roi; il en était revenu six mois après.

5. Saint-Olon avait été nommé envoyé extraordinaire à Gênes en avril 16

LA BRUYÈRE. III, I

écrit de plusieurs endroits; ainsi je suis, avec mon respect ordinaire,

« Monseigneur,

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Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
« dela Bruyere1. »

1682, et sa mission, dont le souvenir ne pouvait qu'être douloureux aux Génois, s'était terminée par le bombardement que Louis XIV avait infligé à la ville en mai 1684.

1. La Bruyère a signé en un seul mot, avec le d initial minuscule et le B majuscule ce qui fait exception à ce que nous avons dit à la fin de la Notice des lettres (tome II, p. 476), au sujet des autres signatures que nous avons vues de lui.

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