Page images
PDF
EPUB

Et dans la réponse à cette lettre (p. 599), la critique continue en

ces termes :

« Je me suis donné le temps et la peine de lire la Suite des Caractères de Théophraste, que l'imprimeur assure être de M. de la Bruyère. Ma critique n'empêchera pas que je ne rende justice à cet auteur: s'il n'est pas exempt de fautes dans l'ouvrage que nous avons examiné (les Caractères ou les Mœurs de ce siècle), certainement il n'est pas capable de celles qui se trouvent dans ses prétendus Caractères posthumes. Vous avez pris sur cela une décision qui paroîtra juste à tous les connoisseurs; j'ai deviné le nom de votre homme : ce fécond mais stérile écrivain devroit renoncer à la démangeaison de produire tant de Caractères sous différents titres. S'il ne la réprime pas, tant pis pour lui, je le renvoie au portrait d'Arsène', et je le crois déjà incapable d'étre corrigé par cette peinture, qu'il ne lira point. »

Pour Brillon, l'auteur de la Suite n'est donc pas l'avocat Alleaume, auquel ne peuvent s'appliquer ni l'éloge ni la critique que renferment ces deux passages. De quel écrivain, auteur d'ouvrages meilleurs, et cependant fécond et stérile tout à la fois, veut-il parler? Cet auteur de tant de Caractères uniformes sous différents titres, qui ne peut renoncer à la démangeaison d'écrire, serait-il Brillon luimême, l'auteur de l'Ouvrage dans le goût des Caractères de Théophraste, des Portraits sérieux et galants et du Théophraste moderne, qui, d'un livre à l'autre, se critique parfois lui-même? Nous ne le pensons pas. Brillon se serait quelque jour trahi, et nous retrouverions le titre de cet ouvrage parmi ceux dont le Dictionnaire de Moréri lui reconnaît la paternité. Les noms d'ailleurs qui figurent dans la Suite des Caractères sont rarement de ceux qu'il emploie. Si quelques bibliographes lui ont attribué ce pastiche, c'est uniquement, je pense, par une confusion assez commune entre cette Suite et l'Ouvrage nouveau dans le goût des Caractères de Théophraste et des Pensées de Pascal, qui est bien son

œuvre 2.

De

Je n'oserais affirmer que Brillon, sans être l'auteur de la Suite, n'ait pas pris plaisir à inspirer au lecteur quelque léger soupçon qu'il pourrait l'ètre. Si ce n'est pas là ce qu'il a voulu insinuer, il avait sans doute en vue soit l'abbé de Villiers, soit l'abbé de Bellegarde, qui sont à ses yeux des « auteurs aussi louables que loués, » et qu'il cite comme les meilleurs imitateurs de la Bruyère. « puis qu'on a vu le succès prodigieux du livre de M. de la Bruyère, écrit-il dans ses Sentiments critiques (p. 13), chacun, tenté d'obtenir les mêmes applaudissements, l'a pris pour son modèle.... M. l'abbé de Bellegarde nous a donné des Réflexions sur la politesse, sur le ridicule et sur la manière de l'éviter; elles composent deux volumes. Nous avons de M. l'abbé de Villiers quatre tomes de Réflexions sur les dé

1. Voyez tome I, p. 122, n° 24.

2. On pourrait toutefois citer, à l'appui de l'attribution qui a été faite à Brillon de la Suite des Caractères de Theophraste, la phrase suivante qu'il a insérée dans les Sentiments critiques (p. 221-222): « Si l'on continue de s'emporter contre moi, j'offrirai à mes censeurs de quitter l'entreprise, ou je leur dirai que le même écrivain qui leur a donné les Caractères posthumes de M. de la Bruyère fera son apologie. » Il semble, au premier abord, que ce titre de Caractères posthumes s'applique à la Suite des Caractères, le seul ouvrage de ce genre qu'en France on ait attribué à la Bruyère après sa mort; mais il s'agit vraisemblablement, dans la phrase de Brillon, de son Ouvrage nouveau dans le goût des Caractères de Theophraste, qui avait été réimprimé en Hollande sous ce titre : Suite des Caractères de Théophraste: voyez ci-dessus, p. 182,

n° 20.

26.

fauts d'autrui, et deux sur les égarements des hommes : je les ai lues et relues comme ce qu'il y a de plus estimé en ce genre'. »

Bien que divers bibliographes aient inscrit la Suite des Caractères de Théophraste au compte de Villiers, nous n'avons aucune raison pour guider les conjectures du lecteur ni vers son nom, ni non plus vers celui de Bellegarde. Nous serions plutôt tenté d'accepter l'indication de la Bibliothèque volante et des Nouvelles de la République des Lettres, qui est reproduite dans le catalogue manuscrit de la bibliothèque de l'Oratoire (folio 189, v°), conservé à la bibliothèque de l'Arsenal: « Le P. Niceron 2, dit le rédacteur de ce catalogue, ne laisse pas de dire que, de tous les ouvrages qui inondèrent la république des lettres à l'imitation des Caractères de la Bruyère, celui qui s'est le mieux soutenu est cette Suite du sieur Aleaume, lequel au reste, ainsi que je le sais d'ailleurs, fut fort aidé par le P. Germain, alors augustin déchaussé, et depuis devenu l'abbé Favier, bénédictin. »

Le bénédictin Favier ne serait-il pas l'abbé Henri Favier du Boulay, qui, en 1699, avait publié à Rouen la Lettre d'un abbé à un Académicien sur le Discours de Fontenelle, au sujet du débat soulevé entre les Anciens et les Modernes, et qui, dans la suite, fit paraître divers autres écrits? Après avoir été bénédictin dans la congrégation de Cluny, Favier du Boulay obtint la sécularisation et fut nommé prieur de Sainte-Croix de Provins.

Le Théophraste moderne ou Nouveaux Caractères des mœurs3 (par P. J. Brillon). Paris, Michel Brunet, 1700, in-12.

Privilége daté du 26 février 1699, registré sur le livre de la communauté des imprimeurs et libraires le 13 avril. Achevé d'imprimer le 15 novembre 1699.

La même librairie publia, trois mois après, une seconde édition (Le Théophraste, etc., nouvelle édition, 1701); puis encore en 1701 une troisième dont nous parlerons ci-après (n° 26 bis).

Trois contrefaçons parurent en 1700 à la Haye: Í'une chez Van Dole, la seconde chez Meindert Urtwerf, la troisième chez Adrien Montferré, « suivant la copie de Paris. >>

Une quatrième contrefaçon, qui m'est signalée par M. Ch. Barry, fut publiée en 1700, à Amsterdam, par B. Desbordes.

Nous avons souvent cité le Théophraste moderne dans le cours de nos annotations; parmi les imitations qui ont paru après la mort de la Bruyère, celle-ci est peut-être la moins fastidieuse. « Ce livre a eu du succès, et le méritoit, » écrivait, en 1713, l'abbé Bordelon (Dialogues des vivants, p. 254). Le nombre des éditions et contrefaçons que nous venons de mentionner témoigne, en effet, que Brillon obtint un assez grand nombre de lecteurs. Le soin qu'il prit de signaler son livre à l'attention du public par la critique qu'il en fit paraître put contribuer à ce succès.

Le Théophraste moderne avait été annoncé, apprécié et analysé, dès

1. Voyez, ci-dessus, p. 182 et 183. Brillon a, en outre, fait plusieurs allusions aux abbés de Villiers et de Bellegarde dans son Theophraste moderne. Il est dit de l'abbé de Bellegarde, dans la clef de cet ouvrage, que « son style n'est pas si vif que ses

sentiments sont bons. »

2. Mémoires pour servir à l'histoire des hommes illustres de la République des Lettres, tome XIX, p. 195.

3. Le privilége porte :

« .... ou Nouveaux Caractères des mœurs de ce siècle. » Le faux titre et le titre varient un peu suivant les éditions; on lit le plus souvent : Nouveaux Caractères sur les mœurs. »

[ocr errors]

....

sa publication, par Bernard, dans les Nouvelles de la République des Lettres, no de janvier 1700, p. 199-207. On annonçait en même temps que l'ouvrage était sous presse a la Haye chez les freres Van Dole.

Cet ouvrage a pris place dans quelques éditions hollandaises des Caractères de la Bruyère sans y être désigné par le titre qui lui appartient. Pour qu'on puisse le distinguer des autres imitations, voici les titres des premiers chapitres: « du Ridicule, des Ouvrages de l'Esprit, du Mérite, du Héros, des Femmes, de la Société, de la Conversation, des Biens de fortune, de la Province, de la Ville, de la Cour, des Gens d'Église, etc. » Le dernier chapitre est intitulé : « de quelques Usages. D

26 bis. Le Théophraste moderne, ou Nouveaux Caractères des moeurs (par P. J. Brillon). Nouvelle édition. Paris, Michel Brunet, 1701, in-12, 695 pages.

Cette édition nouvelle, publiée, suivant l'Avis du libraire, trois mois après la première, contient, d'après le même avis, près de 200 caractères nouveaux. Des signes particuliers recommandent à la curiosité du lecteur tant les caractères nouveaux que les traits intercalés dans les caractères précédemment imprimés: une main désigne les nouveaux alinéas; une étoile, les traits ajoutés aux alinéas déjà publiés dans les éditions précédentes.

Après la publication de l'édition de 1701, il a été imprimé une clef du Théophraste moderne (28 pages in-12 non paginées). L'addition de cette clef, qui s'applique à ladite édition de 1701, et qui peut servir de table des matières, est sans nul doute un artifice de Brillon, désireux de rendre plus piquante la lecture de ses Nouveaux Caractères.

« Livre admirable que celui de la Bruyère! s'écrie le Théophraste moderne (p. 30 de l'édition de 1701). Caractères inimitables, qu'on s'efforce pourtant d'imiter! La confusion retombe sur l'auteur imprudent, sur moi-même le premier. » La clef nous donne, une fois de plus, le nom de cet « auteur imprudent », qui est « Brillon, auteur de l'Ouvrage dans le goût des Caractères de Théophraste, imprimé en 1697. »

Combien il est regrettable que la Bruyère ou l'un de ses amis n'aient pas laissé une clef des Caractères semblable à celle, dont nous nous serions bien passés, que Brillon nous a donnée de son Théophraste moderne! Fulvie du Théophraste moderne, qui sait « conter agréablement, » c'est Mlle de la Force; le carrosse de T. est celui de Thévenin; B**, qui y prend place à ses côtés, est Bourvalais; nous apprenons de quelles causes célèbres l'auteur, qui est avocat, nous entretient; à quel marchand de vin il fait allusion, etc. Si complète qu'elle paraisse, cette clef a des lacunes, et il est telle de ses omissions qui trahit la main de Brillon. C'est ainsi qu'il oublie volontairement d'inscrire le nom de la Bruyère, qu'il a tant loué ailleurs, à côté de cet alinéa (p. 51): « Tel par un ouvrage obtint une place à l'Académie, qui, par son discours d'entrée, fait repentir les Académiciens de l'avoir choisi. Il ne sut charger que des portraits; incapable de placer un mot dans un Dictionnaire, qu'eût servi ce bon auteur au projet de la nouvelle édition? »>

Ce dernier trait ne fait pas honneur au jugement de Brillon. La réflexion qui précède celle-ci s'applique sans doute également à la Bruyère, mais elle n'est pas aussi sottement malveillante : « Un auteur célèbre a poussé son livre jusqu'à la cinquième édition et au delà,

27.

marque de sa bonté. La seconde est trouvée la meilleure; en le prévoyant, il paroit tous les coups de la critique. » Ailleurs (Ouvrage nouveau dans le goût des Caractères de Théophraste, chapitre des Auteurs, 8 remarque), Brillon avait écrit: « Une cinquième édition m'est garante du succès d'un livre; la huitième me cautionne qu'il ne s'en est point fait de meilleur. »

-

Peintures parlantes, traduction en vers des Mœurs et Caractères du siècle précédent, selon le Théophraste françois (par Boucher). Paris, P. Ribou, 1702, in-12.

-

28. Les Caractères de l'amitié (par l'abbé L. Bordelon). Paris, 1702, in-12.

29.-Les Caractères des auteurs anciens et modernes et les jugements de leurs ouvrages (par de la Bizardière). Paris, Dupuis, 1704, in-12.

30.

Apollon convoque à Delphes les auteurs anciens et modernes. Chaque ancien de premier ordre se met au premier rang et choisit quatre auteurs qu'il place derrière lui. La Bruyère, appelé près de Théophraste, est chargé de composer la suite de ce dernier, c'està-dire de désigner trois autres moralistes. « Cet écrivain, toujours de mauvaise humeur, dit la Bizardière (p. 137 et 138), ne trouva personne à son gré, et laissa trois places vacantes. >>

Caractères satyriques de la cour de Louis XIV.

Le catalogue de la bibliothèque de la Vallière, tome III, p. 269, S236, mentionne sous ce titre un manuscrit sur papier du dixhuitième siècle (309 feuillets, in-4o), et l'attribue à la Bruyère. Cette attribution est mensongère. Les Caractères satyriques contenus dans ce manuscrit sont sans doute l'un des ouvrages qui ont été imprimés dans les premières années du dix-huitième siècle, sous les titres de Portraits, de Caractères ou de Nouveaux Portraits et Caractères de la Famille royale, etc.

31.-La Dieudiade, ou Caractères satyriques de la cour de Louis XIV, attribués à la Bruyère, ou Portraits de Jupiter, Junon, Ganymède, Diane, Adonis, Vénus, Apollon et Narcisse, qui sont gravés en caricature.

52.

Manuscrit appartenant à la Bibliothèque de Saint-Pétersbourg.

Nous ne connaissons ni la date ni l'auteur de cette composition en vers, que nous plaçons, en raison de l'analogie, à côté de l'ouvrage précédent. L'attribution qui en est faite à la Bruyère par une note manuscrite du catalogue Dubrowski est insoutenable. Cette pièce, dit M. J. E. Gardet (les Supercheries d'un collectionneur, dans le Bulletin du Bibliophile, année 1861, p. 107-108), est une « rapsodie absurde, sans invention ni sel, d'une platitude que désavouerait le dernier des écrivains.... Ces notices ne contiennent pas la moindre intention satyrique, non plus que les dessins grotesques qui les accompagnent. >> Voyez de plus l'Introduction de l'édition de la Bruyère de M. Asselineau, tome I, p. xxxvII.

Les différents Caractères des femmes du siècle, imités du grec de Simonide. Paris, 1705, in-12.

ÉLOGES OU CRITIQUES DES CARACTÈRES,

NOTICES SUR LA BRUYÈRE.

1.- Discours de réception prononcé le 16 juillet 1696 à l'Académie française par l'abbé Fleury (nommé à la place de la Bruyère).

Imprimé dans les divers Recueils des Harangues des académiciens (édition de 1714, tome IV, p. 69 et suivantes).

[ocr errors]

L'abbé Regnier, dans sa réponse à l'abbé Fleury (ibidem, p. 79 et suivantes), fit aussi, selon l'usage, l'éloge de la Bruyère.

Des extraits de ces deux discours ont été reproduits dans plusieurs éditions des Caractères.

2. Article du Mercure galant sur la réception de la Bruyère à l'Académie française, no de juin 1693, p. 259-284.

On sait avec quelle vivacité la Bruyère a répondu, dans la préface de son Discours, à l'article du Mercure, qui était un procès en règle contre les Caractères et leur auteur. Nous croyons devoir en reproduire le texte in extenso, du moins pour ce qui est relatif à la Bruyère.

« Le lundi 15 de ce mois, M. l'abbé Bignon et M. de la Bruyère furent reçus à l'Académie françoise. M. l'abbé Bignon parla le premier, et fit un discours où l'on n'admira pas moins l'ordre et la liaison ingénieuse de chaque matière que la beauté de l'expression et le tour agréable des pensées.... Ce discours, prononcé fort noblement, charma toute l'assemblée, et, ce qui vous convaincra que les applaudissements furent sincères, c'est que M. l'archevêque de Paris étant arrivé quand M. l'abbé Bignon étoit tout prêt de finir, on le pria de ne le pas priver de la satisfaction d'entendre ce qui venoit d'avoir une approbation générale. Ce grand prélat joignit ses prières à l'empressement que chacun faisoit paroître de jouir encore du même plaisir, et M. l'abbé Bignon ne lui pouvant refuser ce qu'il demandoit si obligeamment, recommença son discours. L'applaudissement fut encore plus fort qu'il n'avoit été la première fois, et l'on n'y trouva pour tout défaut que celui d'être trop court.

« M. de la Bruyère y parla ensuite, et quand j'ai à vous rendre compte du succès qu'eut le compliment qu'il fit à l'Académie, votre surprise sera grande de me voir sortir de mon caractère; mais j'espère que vous voudrez bien me faire la grâce de suspendre votre jugement jusques à la fin de cet article. M. de la Bruyère a fait une traduction des Caractères de Théophraste, et il y a joint un recueil de portraits satiriques, dont la plupart sont faux, et les autres tellement outrés qu'il a été aisé de connoître qu'il a voulu faire réussir son livre à force de dire du mal de son prochain. Cette voie est, en effet, plus sûre que celle de la modération et des louanges, pour le débit d'un ouvrage. On court acheter en foule ces sortes de livres, non pas qu'on les trouve ni beaux ni solides, mais par le desir em

« PreviousContinue »