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PRÉFACE.

DE

LA LANGUE DE LA BRUYÈRE.

La première édition des Caractères a paru il y a près de deux cents ans, en 1688; la dixième, onze ans plus tard, en 1699, trois ans après la mort de la Bruyère. Deux siècles, c'est beaucoup pour une langue, surtout quand les événements qui ont rempli ce temps, ont, comme chez nous le dix-huitième et les trois premiers quarts du dix-neuvième (que nous garde le dernier?), exercé sur une nation, sur les institutions, les idées, les mœurs, une influence si puissante, si profonde, et successivement si diverse.

Mais, quand on parle de la langue, il faut, si l'on veut être compris, commencer par dire ce qu'on entend par ce mot, quelle étendue de sens on lui donne. Nous lisons dans notre auteur (tome I, p. 361): « Qui dit le peuple dit plus d'une chose. » Cela est vrai aussi, et au moins autant, de la langue, qui est encore loin, si jamais elle le doit atteindre, de ce but où tend, nous dit-on, le monde démocratisé, de cette égalité qui doit niveler un jour, non-seulement les conditions, mais aussi la culture des esprits, et, qui sait? à la longue (des rêveurs ne l'ont-ils pas dit aussi?) les esprits mêmes. D'abord il y a et il y aura toujours, sans aucun doute, le langage familier et le langage noble et soutenu, car, avec les petits et légers sujets d'entretien, nous garderons toujours, je l'espère, les grands et graves intérêts de l'âme et les hautes régions de la pensée. Dans ces deux domaines, le noble et le familier, nous aurons toujours aussi, avec leurs genres divers, la langue parlée et la langue écrite. C'est de la seconde seulement que nous devons ici nous occuper, en nous bornant à ce genre qui a droit à l'épithète de littéraire

LA BRUYÈRE. III, 2

La Bruyère dit quelque part (I, 130) qu'il n'y a guère entre la langue de Marot et celle de la fin du dix-septième siècle que la différence de quelques mots. Cela est bien plus vrai de la langue de la Bruyère lui-même, comparée à la nôtre, à ne prendre que le dictionnaire du bon usage, et non ceux, bien entendu, qui ont enregistré tous les néologismes dont s'est dirai-je enrichi ou appauvri? le français littéraire ou se croyant tel.

Dans un passage bien connu (II, 205-219), commençant par cette question: « Qui pourroit rendre raison de la fortune de certains mots et de la proscription de quelques autres? », la Bruyère regrette quantité de mots vieux ou vieillissants1. Malgré ses regrets, bien légitimes, de ces termes qu'il n'eût point fallu, dit-il, abandonner, son style, saut dans deux passages 2 qui sont des pastiches, des jeux, n'a rien d'archaïque il suit l'usage de son temps et le respecte à un tel point que, s'il lui arrive de s'en écarter tant soit peu, de se permettre une expression insolite, il a soin de la souligner; on reconnaîtra ces petites licences au caractère italique dont il a marqué, et nous d'après lui, outre beaucoup de noms propres, certains autres mots.

En somme, nous ne trouvons chez lui presque aucun terme vraiment tombé en désuétude. De ce nombre pourrait être, aux yeux de quelques lecteurs, l'adjectif recru, harassé, que la Bruyère emploie une fois absolument : « Il revient de nuit, mouillé et recru » (I, 282); une autre fois avec un synonyme et un complément explicatif: « lasse et recrue de fatigue3» (II, 23); remarquons toutefois que ni l'Acadé

1. Parmi les exemples qu'il donne, on peut s'étonner d'en trouver un bon nombre qui aujourd'hui ne choquent personne, comme vieux ou vieillissants, tels que l'adverbe certes, les adjectifs valeureux, haineur, fructueux, piteux, jovial, courtois, vantard, mensonger. Ce sont de ces termes auxquels s'applique le mot d'Horace (Art poétique, vers 70 et 71): Multa renascentur quæ.... cecidere.... vocabula. Au reste, on peut voir, dans les notes, que la Bruyère n'est point, pour tous, absolument d'accord avec les lexiques et les grammairiens contemporains. Pour certes, en particulier, si cet adverbe a eu quelque temps des rides, elles ne dataient pas de loin et ont peu duré Corneille, Molière l'employaient volontiers, Vaugelas comme eux, Racine même encore en 1669; à lui-même il était échappé dans une première rédaction, qu'il a corrigée au moyen d'un carton (voyez la Notice bibliographique, p. 136). Quant à fructueux, la Bruyère veut dire, sans doute, qu'il a vieilli au sens propre (voyez la note 5 de la page 208 du tome II); lui-même s'en sert au figuré : « Maxime utile, fructueuse» (I, 381). - A propos du carton où il a effacé certes, nous pouvons citer, comme preuves aussi de son respect de la grammaire ou de la coutume de son temps, d'autres cartons, dont l'objet, et pour plusieurs l'objet unique, a été de remplacer à qui par auquel, à laquelle, à quoi. 2. De la Société et de la Conversation, no 30, tome 1, p. 227 et 228; de la Cour, no 54, tome I, p. 319.

3. Je remarque que, sur les trois exemples que M. Littré cite outre les deux nôtres, il en est deux où le mot est aussi accompagné d'un synonyme (épuisé, harassé), qui semble être là pour l'éclaircir.

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mie (1835) ni M. Littré ne marquent le mot de l'épithète de vieilli ou d'inusité. Plus d'un lecteur aussi ne connaît guère l'onomatopée, claire comme telle, flaquer (II, 12), jeter avec force un liquide, que l'Académie dit peu usitée. Mais, dans l'expression : « hauteur immensurable d'une étoile » (II, 262 et 263), aucun, je pense, n'hésitera sur le sens du second mot et ne voudra le condamner comme un néologisme d'autrefois, devenu archaisme, bien que l'Académie, à tort, je crois, l'ait toujours omis, et qu'elle ne donne, comme terme technique de géométrie, qu'incommensurable.

Sont encore devenus plus ou moins rares, mais restent faciles à comprendre les mots : désoccupé (I, 57, note 4; I, 289); décréditement (II, 112); indévot (II, 173). Y joindrai-je promenoir, pour lieu de promenade (I, 22), que je retrouvais, il y a peu de jours, au bas d'un journal, dans un feuilleton; pécunieux, ayant beaucoup d'argent comptant (I, 291; II, 448), crierie, « crieries des avocats » (I, 85), deux mots que l'Académie, depuis sa quatrième édition (1762), range, non dans les inusités, mais dans les familiers; quelques substantifs en eur; escrimeur (I, 45), épouseur (I, 290), énumérateur (II, 222), tous admis encore par l'Académie : elle dit le dernier seul peu usité; hypocondre, « un goût hypocondre » (I, 178) : l'Académie ne reconnaît le mot que comme terme anatomique, puis comme adjectif pris substantivement, au sens d'(homme) hypocondriaque. Elle continue d'admettre (1835), et sans restriction, bien qu'on ne s'en serve plus guère, l'expression de delà, pour « de l'autre côté de »> : « Les gens de delà l'eau », les Anglais (II, 132); « de delà les monts » (II, 87); et les deux verbes, de sens très-différent, meugler (II, 66), improuver (II, 38 et 197), qui pourtant, si je ne me trompe, ont à peu près cédé la place, dans le langage ordinaire, à beugler et désapprouver: de meugler, M. Littré ne donne qu'un exemple, de Mathurin Regnier; d'improuver, il n'en a pas de postérieur au dix-septième siècle; les trois qu'il cite sont de Pascal, de Mme de Sévigné, de Bossuet.

Quant aux mots dont la vétusté ne consiste que dans une différence d'orthographe modifiant la prononciation, la liste n'en est pas longue. De ce genre sont: naviger, pour naviguer (I, 81, et 82, note 1); succer, pour sucer (I, 117); bienfacteur (I, 256); bienfactrice (I, 180; II, 181); apprentif (II, 221) : l'Académie, dans sa première édition, donne les deux formes, apprentif, ive, et apprenti, isse; capriole, pour cabriole (I, 179; voyez Molière, Dépit amoureux, vers 1109); échet, échet.... mat, pour échec (1,325); pratic, pour pratique (1, 114, éd. 1-8); laiteur, pour lutteur (I, 86, éd. 1-3); feloux (II, 137), pour flou, terme de numismatique; querelleux, revenant jusqu'à cinq fois (voyez au Lexique), pour querelleur; « Sa Majesté Maroquine », pour Marocaine; les formes verbales: assit, employé par notre auteur

1. Dans la Lettre à Pontchartrain : voyez à la fin du tome III, 1re partic.

concurremment avec assied, mais plus fréquemment; vale, pour vaille; aie, pour ait: ces deux derniers, une seule fois; le dernier, dans une seule édition (voyez ces trois verbes au Lexique).

Aux mots et formes simples qui ont vieilli nous pouvons joindre, comme tombés aussi en désuétude, quelques composés, quelques locutions et périphrases: prié-Dieu (II, 9), pour « prie-Dieu » ; à droit (I, 85; I, 258; I, 356), d'un si commun emploi au dix-septième siècle pour notre féminin « à droite »; voie de lait (II, 264), pour « voie lactée »; plancher de rapport (II, 140), pour « plancher de marqueterie »; feu grégeois (I, 125), pour « feu d'artifice »; feindre de, employé trois fois au sens d'« hésiter à, craindre de »; se passer à moins (II, 270), « se contenter de moins »; penser à (II, 173), où nous disons plutôt penser sans à devant l'infinitif; mettre en partie (I, 255), « mettre une taxe sur »; souffler ou jeter en sable un verre d'eau-de-vie (II, 144), c'est-à-dire l'avaler, l'absorber d'un trait, aussi vite que le sable absorbe l'eau, ou, comme l'explique l'Académie, aussi vite qu'opère le fondeur lorsqu'il jette en sable elle n'admet pas encore en 1694, mais seulement en 1718, sabler, qui résume la figure en un mot; du premier verbe, souffler, on peut rapprocher l'expression populaire de sens identique: siffler: voyez le Dictionnaire de M. Littré.

Notons, en outre, ici quelques termes qui s'emploient absolument, dans des significations où nous y joignons un déterminatif : l'œuvre (II, 171), pour « le banc de l'œuvre »; l'enfilade (II, 140), pour « l'enfilade des salles, la longue suite de chambres sur une même ligne »; la malle, pour la « malle de mercier, le panier de marchand ambulant »; ainsi : « Son père a pu déroger.... par la malle» (II, 164); l'appartement, dans les deux sens que nous indiquons un peu plus bas.

Une autre classe est celle des mots qui s'appliquent à des choses aujourd'hui passées d'usage, des mots qui, par suite, ont un petit air d'archaisme, parce que l'occasion de les employer ne se présente plus guère, mais qui demeurent historiquement français. La plupart ne reviennent pas souvent dans notre auteur ni chez aucun de ceux qui ont traité des sujets marqués sans doute de l'empreinte de leur temps, mais se rapportant surtout, comme, par exemple, les traités et observations de morale, à l'humanité de tous les temps ou au moins de toutes les époques civilisées. De ces mots devenus rares soit absolument, soit dans leur acception d'autrefois, nous en pouvons citer qui rappellent ou des coutumes de l'ancienne monarchie, ou des lieux propres aux châteaux de nos rois : l'appartement, dans ses deux sens, soit les salles où la cour s'assemblait le soir (1,310), soit le cercle qui s'y tenait (II, 7); le balustre, désignant les petits piliers qui formaient la clôture du lit du Roi, et, par extension, signifiant son cabinet de travail (II, 471); le flanc, en parlant de la chapelle de Versailles, de la partie que flanque et voit, comme on dit en terme

d'architecture militaire, la tribune royale (II, 151). Je ne parle pas du courtisan qui gratte à la porte royale (I, 301), comme dans le Remerciment au Roi, de Molière (vers 40): l'usage a passé, mais le mot n'a rien de vieux ni dans sa forme ni dans son acception.

D'autres termes établissent, dans les rangs, les conditions, les emplois, des distinctions que nous ne connaissons plus, comme celles que nous avons dans cette phrase: «Veut-on.... qu'il fasse de son père un Noble homme, et peut-être un Honorable homme, lui qui est Messire?» (I, 252.) Ailleurs il est question de la grande et de la petite robe (I, 277); du simple officier, membre d'une cour inférieure, qui se fait magistrat, c'est-à-dire arrive à une haute charge de judicature (I, 265); du président de l'Élection, du prévôt de la maréchaussée (II, 450); de chefs de fruiterie dans le service du château. (I, 300); du laquais, du laquais de grande taille, sous le nom d'estafier (I, 348); nous trouvons appliqué à un duc et pair le titre de Votre Grandeur (II, 10), que nous ne donnons aujourd'hui qu'aux évêques. Le masculin bailli est resté historiquement d'un fréquent usage, mais non le féminin baillive (II, 450), désignant la femme du bailli. Frappent aussi comme mots rares les termes de blason: pièce honorable, suppôts, cimier (II, 165), fasce (II, 134), métal, armes pleines, litres, porter deux et une, etc. (I, 281); les dignités des chapitres de chanoines : le cheffecier, le maître du chœur, l'écolâtre (II, 175 et 176), le prévôt de la collégiate (II, 450); des pièces du vêtement ou de l'armure: fraise (II, 204), collet (ibidem et I, 161), petit collet (II, 49), canon (II, 150), genouillère (II, 130), hoqueton des archers (II, 71), pourpoint à ailerons et chausses à aiguillettes (II, 146); dans le nombre il en est qui sont antiques tout autant pour notre auteur que pour nous, comme le ou la saye (II, 150), le bas de saye (I, 378). Je ne relève pas « le bourgeois en baudrier» (I, 178) là encore c'est la mode qui a passé, et non l'acception qui a vieilli. Le mot ruelle ne s'applique plus à rien d'actuel, mais il est très-familier aux lettrés par sa fréquente rencontre chez les écrivains. Celui de questionnaire (1, 180), ou bourreau donnant la question, n'a non plus d'emploi, grâce à Dieu, que pour le passé. C'est un progrès aussi, il me semble, que le maître n'ait plus à nommer mutinerie son insistance à « réduire » un élève paresseux, fût-il prince (II, 504). Ont encore disparu, avec les périphrases qui les désignent, les faiseurs d'horoscope « qui tirent la figure » (II, 201), et les gens qui connoissent le passé par le mouvement du sas » (ibidem). Enfin il faut une certaine érudition pour n'être arrêté par pas le vieux mot de coteaux (I, 346), employé aussi par Mme de Sévigné (tome II, p. 519), au sens de gourmets raffinés, formant comme un ordre, une secte de gastronomes.

Les termes de droit et de procédure ne manquent pas dans les Caractères, mais je n'en remarque guère qui ne soient toujours usités

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