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Elle eft active, adroite, vigoureuse;

Et d'une main potelée et nerveuse
Soutient fardeaux, verse cent brocs de vin,
Sert le bourgeois, le noble, le robin:
Chemin fefant, vingt foufflets diftribue
Aux étourdis dont l'indifcrète main
Va tâtonnant fa cuiffe ou gorge nue;
Travaille et rit du foir jufqu'au matin,
Conduit chevaux, les panfe, abreuve, étrille;
Et les preffant de fa cuiffe gentille,

Les monte à cru comme un foldat romain. (d)

O profondeur ! ô divine Sageffe! Que tu confonds l'orgueilleufe faiblesse De tous ces grands fi petits à tes yeux! Que les petits font grands quand tu le veux! Ton ferviteur Denis le bienheureux N'alla rôder aux palais des princeffes, N'alla chez vous, mefdames les ducheffes; Denis courut, amis, qui le croirait? Chercher l'honneur, où ? dans un cabaret.

Il était temps que l'apôtre de France
Envers fa Jeanne usât de diligence.
Le bien public était en grand hasard.
De Satanas la malice eft connue ;

Et fi le faint fût arrivé plus tard

D'un feul moment, la France était perdue. (e) Un cordelier, qu'on nommait Grisbourdon, Avec Chandos arrivé d'Albion,

Etait alors dans cette hôtellerie :

Il aimait Jeanne autant que fa patrie.

C'était l'honneur de la pénaillerie,
De tous côtés allant en miffion,
Prédicateur, confeffeur, espion,

De plus, grand clerc en la forcellerie, (f)
Savant dans l'art en Egypte facré,

Dans ce grand art cultivé chez les mages,
Chez les Hébreux, chez les antiques fages,
De nos favans dans nos jours ignorė.
Jours malheureux ! tout eft dégénéré.

EN feuilletant fes livres de cabale,
Il vit qu'aux fiens Jeanne ferait fatale,
Qu'elle portait deffous fon court jupon
Tout le deftin d'Angleterre et de France.
Encouragé par la noble affiftance

De fon génie, il jura fon cordon,

Son Dieu, fon diable, et faint François d'Affife,

Qu'à fes vertus Jeanne ferait foumise,

Qu'il faifirait ce beau palladion. (g)

Il s'écriait, en fefant l'oraison: (h)

Je

fervirai ma patrie et l'Eglife; Moine et breton, je dois faire le bien

De mon pays, et plus encor le mien,

Au même temps, un ignorant, un ruftre,
Lui difputait cette conquête illuftre :
Cet ignorant valait un cordelier;

Car vous faurez qu'il était muletier;

Le jour, la nuit, offrant fans fin, fans terme,
Son lourd fervice et l'amour le plus ferme.
L'occasion, la douce égalité,

Fefaient pencher Jeanne de fon côté,
Mais fa pudeur triomphait de la flamme,
Qui par les yeux fe gliffait dans fon ame.
Le Grisbourdon vit fa naiffante ardeur :
Mieux qu'elle encore il lifait dans fon cœur.
Il vint trouver fon rival fi terrible;
Puis il lui tint ce difcours très-plausible:

PUISSANT héros, qui paffez au besoin
Tous les mulets commis à votre foin,
Vous méritez fans doute la Pucelle ;

Elle a mon cœur comme elle a tous vos vœux:
Rivaux ardens, nous nous craignons tous deux,
Et comme vous je fuis amant fidèle.

Ça partageons, et rivaux fans querelle,

Tâtons tous deux de ce morceau friand
Qu'on pourrait perdre en se le disputant.
Conduifez-moi vers le lit de la belle;
J'évoquerai le démon du dormir;

Ses doux pavots vont foudain l'assoupir,
Et tour à tour nous veillerons pour ellc.

INCONTINENT le père au grand cordon
Prend fon grimoire, évoque le démon,
Qui de Morphée eut autrefois le nom.
Ce pefant diable est maintenant en France. (i)
Vers le matin, lorsque nos avocats

Vont s'enrouer à commenter Cujas,
Avec meffieurs il ronfle à l'audience.
L'après-dînée il affifte aux fermons
Des apprentis dans l'art des Maffillons,
A leurs trois points, à leurs citations,

Aux lieux communs de leur belle éloquence.
Dans le parterre il vient bâiller le foir.

Aux cris du moine il monte en fon char noir, Par deux hiboux traîné dans la nuit fombre. Dans l'air il gliffe, et doucement fend l'ombre. Les yeux fermés il arrive en bâillant, Se met fur Jeanne, et tâtonne et s'étend '; Et fecouant fon pavot narcotique,

Lui souffle au sein vapeur soporifique.

Tel on nous dit que le moine Girard, (k)
En confeffant la gentille Cadière,

Infinuait de fon fouffle paillard

De diablotaux une ample fourmillière.

Nos deux galans, pendant ce doux fommeil, Aiguillonnés du démon du réveil,

Avaient de Jeanne ôté la couverture.
Déjà trois dés roulant fur fon beau sein,
Vont décider, au jeu de faint Guilain,
Lequel des deux doit tenter l'aventure.
Le moine gagne ; un forcier est heureux :
Le Grisbourdon fe faifit des enjeux;
Il fond fur Jeanne. O foudaine merveille!
Denis arrive, et Jeanne se réveille.

O Dieu, qu'un saint fait trembler tout pécheur !

Nos deux rivaux fe renverfent de peur.
Chacun d'eux fuit, emportant dans le cœur
Avec la crainte un défir de mal faire.
Vous avez vu fans doute un commiffaire
Cherchant de nuit un couvent de Vénus;

Un jeune effaim de tendrons demi-nus
Saute du lit, s'efquive, fe dérobe.
Aux yeux hagards du noir pédant en robe.
Ainfi fuyaient mes paillards confondus.

DENIS s'avance et reconforte Jeanne,
Tremblante encor de l'attentat profane.
Puis il lui dit : Vafe d'élection,

Le Dieu des rois, par tes mains innocentes,
Veut des Français venger l'oppreffion,
Et renvoyer dans les champs d'Albion
Des fiers Anglais les cohortes fanglantes.
Dieu fait changer, d'un fouffle tout-puiffant,
Le rofeau frêle en cèdre du Liban,
Sécher les mers, abaiffer les collines,
Du monde entier réparer les ruines.
Devant tes pas la foudre grondera;
Autour de toi la terreur volera,
Et tu verras l'ange de la victoire
Ouvrir pour toi les fentiers de la gloire.
Suis-moi, renonce à tes humbles travaux; (1)
Viens placer Jeanne au nombre des héros.

A ce difcours terrible et pathétique, (m) Très-confolant et très-théologique, Jeanne étonnée, ouvrant un large bec, Crut quelque temps que l'on lui parlait grec. La grâce agit: cette auguftine grâce Dans fon efprit porte un jour efficace. Jeanne fentit dans le fond de fon cœur Tous les élans d'une fublime ardeur.

La Pucelle.

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