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Certes en moi la nature pâtit;

Je me connais; je ferais alarmée
D'un tel galant." Jeanne alors repartit

En foupirant: Ah! s'il t'avait aimée ! ( * )

(*) Le trait qui termine ce chant eft un mot connu. On a laiffé en blanc quelques vers par refpect pour les dames. Ces vers ne fe trouvent dans aucun des manufcrits que nous avons confultés, et ils portent d'ailleurs avec eux la marque évidente de leur supposition.

On voit en lifant ce dernier chant que l'ouvrage n'eft pas terminé; et il est aisé de fentir par quelle raifon l'auteur prit un nouveau plan et changea le dénouement. Suivant le premier plan, il paraît que le poëme ne devait avoir que quinze chants: tous les manufcrits antérieurs aux premières éditions n'en ont pas davantage. C'eft d'après une de ces copies que les la Beaumelle et les Maubert publièrent en 1755 leur première édition de ce poëme arrangé à leur manière. Ces éditeurs et leurs fucceffeurs, ennemis apparemment du nombre impair, et s'imaginant que les chants d'un poëme épique devaient être effentiellement en nombre rond, ont divifé la Pucelle, tantôt en dix-huit, tantôt en vingt-quatre chants, fans autre peine que d'en couper plus ou moins en deux; car leurs éditions d'ailleurs ne contiennent, aux falfifications près, rien de plus que les manufcrits.

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Ce fut fans doute pour arrêter toutes ces éditions fubreptices que M. de Voltaire fe détermina, en 1762, à publier fon véritable ouvrage et en donna la première édition in-8° en vingt chants, dont fix n'étaient pas connus; favoir, les huit, neuf, feize, dix-fept, dix-neuf et vingtièmes; le chant de Corifandre en était fupprimé : dans la fuite il y ajouta encore le dix-huitième chant qui avait paru féparément en 1764. De forte que le nombre en eft demeuré fixé à vingt et un.

Nous n'avons remarqué que de légères différences entre les premiers manufcrits. Dans quelques-uns le quinzième et dernier chant commence

ainfi :

Tout bon français dans le fond de fon cœur
Doit favourer un plaifir bien flatteur,
Alors qu'il voit dans les champs de l'honneur,
La lance au poing, fon refpectable maître,

Suivi des fiens, en héros reparaître,
Avec l'objet qui feul fait fon bonheur,
Et la Pucelle, et fon doux confeffeur,
Et fon Bonneau plus nécessaire encore.
Vers Orléans conduit par fa valeur,
Il va défendre un peuple qui l'implore,

Et l'arracher au joug de fon vainqueur,

Le fier Chandos, malgré tout fon courage,

N'ayant pu vaincre au grand jeu des deux dos,

Cette Pucelle et fi belle et fi fage,

La Pucelle.

C c

Se confolait avec fon jeune page.
La nuit verfait fes humides pavots;
L'anglais confus pourfuivait fon voyage
Devers fon camp ; et le roi fortuné,
Par un fentier, du chemin détourné,
Près d'Orléans rejoignit fon armée,

Au point du jour, au pied d'un petit fort
Que négligeait le bon duc de Bedfort.

Ce fort touchait à la ville inveftie, &c.

La fuite comine au quinzième chant de notre édition, page 283, jufqu'à

ce vers:

Va retrouver tout ce qu'il a perdu.

On lit enfuite :

Le beau Dunois après tant d'aventures,
Se retrouvant auprès de Jeanne d'Arc,
Avait reçu du dieu qui porte un arc
De nouveaux traits et de vives bleffures;
Depuis ce jour qu'ils s'étaient vus tout nus,
Ce dieu malin qui jamais ne s'habille,
Lui fuggérait pour cette augufte fille
De grands défirs aux héros très-connus.
Mais ce Dunois fi fier et fi fenfible,
Si beau, fi frais, fi poli, fi loyal,
Ne favait pas qu'il avait un rival,
Et le rival de tous le plus terrible.

Mon cher lecteur me femble affez inftruis
Que quand Dunois aux Alpes fut conduit,

Il y vola fur fa noble monture,

Tant célébrée en la fainte écriture.

La nuit des temps cache encore aux humains

De l'âne ailé quels étaient les deffeins,

Quand il avait fur fes ailes dorées

Porté Dunois aux lombardes contrées.

De ce héros cet âne était jaloux.

Plus d'une fois en portant la Pucelle
Au fond du cœur, &c.

La fuite comme au vingtième chant, page 362, jufqu'à ce vers:

L'abbé Tritême, efprit fage, &c.

Après celui-ci :

on lit:

Que fon Dunois n'avait pas encor fait ;

Son cœur s'émut, tous fes fens fe troublèrent,

Sur fon vifage un inftant de pâleur
Fut remplacé d'une vive rougeur;

D'un tendre feu fes yeux étincelèrent.

Elle flatta fon amant de la main,

Mais en tremblant, puis la tira foudain.
Elle foupire, elle craint, fe condamne,
Puis fe raffure, et puis lui dit : Bel âne,
De vos récits mes efprits font charmés ;

Mais dois-je croire, hélas ! que vous m'aimez ?
Si je vous aime en doutez-vous encore? &c.

La fuite comme aux variantes du vingt-unième chant, pages 398 et fuivantes, fauf que les vers groffiers laiffés en blanc ne fe trouvent pas dans les manufcrits.

Il est évident que ces vers intercallés font de la façon des premiers éditeurs, ainfi qu'un affez grand nombre d'autres vers indiqués dans les variantes des autres chants. Le premier but de ces éditeurs était, comme on l'a dit, de gagner quelque argent, et le fecond de nuire à M. de Voltaire, et de lui fufciter de nouveaux ennemis ; car, non-feulement ils ont fouillé fon poëme de leurs ordures, mais ils y ont outragé plufieurs de fes amis, et des perfonnes puiffantes auxquelles il était attaché. Ce font les mêmes motifs qui avaient déjà porté la Beaumelle à falfifier le Siècle de Louis XIV. Le dernier chant de l'édition de 1756 eft fuivi de cet épilogue:

C'EST par ces vers, enfans de mon loifir,
Que j'égayais les foucis du vieil age:
O don du ciel! tendre amour! doux défir!
On eft encore heureux par votre image;
L'illufion eft le premier plaifir.

J'allais enfin, libre en mon hermitage,
Chantant les feux de Jeanne et de Dunois,
Me confoler de la jalouse rage,
Des faux mépris, des cruautés des rois,
Des traits du fot, des fottifes du fage;
Mais quel démon me vole cet ouvrage ?
Brifons ma lyre; elle échappe à mes doigts.
Ne t'attends pas à de nouveaux exploits,
Lecteur; ma Jeanne aura fon pucelage,
Jufqu'à ce que les vierges du Seigneur,

Malgré leurs vœux, fachent garder le leur.

Ces vers femblent tirés de quelque manufcrit où le poëme n'était pas achevé, et où Jeanne ne cédait ni à Dunois ni à fon autre amant. Les éditeurs capucins ou diacres du faint évangile les ont imprimés à la fuite de leur dernier chant qu'on vient de lire, et avec lequel cet épilogue formerait une contradiction groffière; nouvelle preuve de l'honnêteté de ces favans éditeurs et de leur bonne intention.

FIN

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