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et non pour avoir manqué d'efprit et avoir ennuyé les dames.

Il est bien vrai qu'il eft dit dans la Genèse qu'Abraham fortit d'Aran en Méfopotamie âgé le foixante et quinze après la mort de son père Tharé le potier: mais il eft dit auffi dans la Genèfe que Tharé fon père l'ayant engendré à foixante et dix ans, vécut jufqu'à deux cents cinq. Il faut donc abfolument expliquer l'un des deux par l'autre. Si Abraham fortit de la Chaldée après la mort de Tharé âgé de deux cents cinq ans, et fi Tharé l'avait eu à fâge de foixante et dix, il eft clair qu'Abraham avait jufte cent trente-cinq ans lorsqu'il fe mit à voyager. Notre lourd adverfaire propose un autre système pour efquiver la difficulté ; il appelle Philon le juif à fon fecours, et il croit donner le change à mon cher lecteur, en difant que la ville d'Aran eft la même que Carrès. Je fuis bien fûr du contraire, et je l'ai vérité fur les lieux. Mais quel rapport, je vous prie, la ville de Carrès a-t-elle avec l'âge d'Abraham et de Sara?

On demandait encore à mon oncle comment Abraham, venu de Méfopotamie, pouvait fe faire entendre à Memphis. Mon oncle répondait qu'il n'en favait rien, qu'il ne s'en embarraffait guère, qu'il croyait tout ce qui fe trouve dans la fainte écriture, fans vouloir

l'expliquer, et que c'était l'affaire de meffieurs de forbonne qui ne fe font jamais trompés.

Ce qui eft bien plus important, c'est l'impiété avec laquelle notre mortel ennemi compare Sara, la femme du père des croyans, avec la fameuse Ninon l'Enclos. Il fe demande comment il se peut faire que Sara, âgée de foixante et quinze ans, allant de Sichem à Memphis fur fon âne pour chercher du blé, enchantât le cœur du roi de la fuperbe Egypte, et fît enfuite le même effet fur le petit roi de Gérar dans l'Arabie déferte. Il répond à cette difficulté par l'exemple de Ninon. On fait, dit-il, qu'à l'âge de quatre-vingts ans, Ninon fut infpirer à l'abbé Gédoin des fentimens qui ne font faits que pour la jeunesse ou l'âge viril. Avouez, mon cher lecteur, que voilà une plaifante manière d'expliquer l'écriture fainte; il veut s'égayer, il croit que c'eft-là le bon ton. Il veut imiter mon oncle : mais quand certain animal à longues oreilles veut donner la patte comme le petit chien, vous favez

comme on le renvoie.

Il fe trompe fur l'histoire moderne comme fur l'ancienne. Perfonne n'eft plus en état que moi de rendre compte des dernières années de Mlle de l'Enclos, qui ne ressemblait en rien à Sara. Je fuis fon légataire. Je l'at vue les dernières années de fa vie. Elle étais

fèche comme une momie. Il eft vrai qu'on lui préfenta l'abbé de Gédoin qui fortait alors des jéfuites, mais non pas pour les mêmes raifons que les Desfontaines et les Frérons en font fortis. J'allais quelquefois chez elle avec cet abbé qui n'avait d'autre maison que la nôtre. Il était fort éloigné de fentir des défirs pour une décrépite ridée qui n'avait fur les os qu'une peau jaune tirant sur le noir.

Ce n'était point l'abbé de Gédoin à qui on imputait cette folie; c'était à l'abbé de Châteauneuf, frère de celui qui avait été ambaffadeur à Conftantinople. Châteauneuf avait eu en effet la fantaisie de coucher avec elle vingt ans auparavant. Elle était encore affez belle à l'âge de près de foixante années. Elle lui donna en riant un rendez-vous pour un certain jour du mois. Et pourquoi ce jour-là plutôt qu'un autre? lui dit l'abbé de Châteauneuf. C'eft que j'aurai alors foixante ans jufte, lui dit-elle. Voilà la vérité de cette hiftoriette qui a tant couru, et que l'abbé de Châteauneuf mon bon parrain, à qui je dois mon baptême, m'a raconté fouvent dans mon enfance, pour me former l'efprit et le cœur ; mais Mlle l'Enclos ne s'attendait pas d'être un jour comparée à Sara, dans un libelle fait contre mon oncle.

Quoiqu'Abraham ne m'ait point mis fur fon teftament, et que Ninon l'Enclos m'ait mis fur

le fien, cependant je la quitte ici pour le père des croyans. Je fuis obligé d'apprendre à l'abbé Fou.... détracteur de mon oncle, ce que pensent d'Abraham tous les Guèbres que j'ai vus dans mes voyages. Ils l'appellent Ebrahim, et lui donnent le furnom de Zerateukt; c'eft notre Zoroaftre. Il est constant que ces Guèbres difperfés, et qui n'ont jamais été mêlés avec les autres nations, dominaient dans l'Afie avant l'établissement de la horde juive, et qu'Abraham était de Chaldée, puifque le Pentateuque le dit. M. l'abbė Bazin avait approfondi cette matière ; il me disait souvent: Mon neveu on ne connaît pas affez les Guèbres, on ne connaît pas affez Ebrahim; croyez-moi, lifez avec attention le ZendaVefta et le Veidam.

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CHAPITRE I X.

De Thèbes, de Boffuet, et de Rollin. MON oncle, comme je l'ai déjà dit, aimait

le merveilleux, la fiction en poëfie; mais il les déteftait dans l'hiftoire il ne pouvait fouffrir qu'on mît des conteurs de fables à côté des Tacites, ni des Grégoires de Tours auprès des Rapin-Thoyras. Il fut féduit dans fa jeunesse par le ftyle brillant du difcours

de Boffuet fur l'Hiftoire univerfelle. Mais quand il eut un peu étudié l'histoire et les hommes il vit que la plupart des auteurs n'avaient voulu écrire que des menfonges agréables, et étonner leurs lecteurs par d'incroyables aventures. Tout fut écrit comme les Amadis. Mon oncle riait quand il voyait Rollin copier Boffuet mot à mot, et Boffuet copier les anciens, qui ont dit que dix mille combattans fortaient chacune des cent portes de Thèbes, et encore deux cents chariots armés en guerre par chaque porte; cela ferait un million de foldats dans une feule ville, fans compter les cochers et les guerriers qui étaient fur les chariots, ce qui ferait encore quarante mille hommes de plus, à deux perfonnes feulement par chariot.

par

Mon oncle remarquait très-justement qu'il eût fallu au moins cinq ou fix millions d'habitans dans cette ville de Thèbes pour fournir ce nombre de guerriers. Il favait qu'il n'y a pas aujourd'hui plus de trois millions de têtes en Egypte; il favait que Diodore de Sicile n'en admettait pas davantage de fon temps: ainsi il rabattait beaucoup de toutes les exagérations de l'antiquité.

Il doutait qu'il y eût eu un Séfoftris qui partit d'Egypte pour aller conquérir le monde entier avec fix cents mille hommes et vingt-fept.

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