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lui. Il ose croire que ce qui est utile n'est pas toujours juste.

Je ne louerai point d'Aguesseau d'avoir eu assez d'humanité pour détester ces abus, qui font que la justice, destinée à soulager le pauvre et le foible, n'est plus que pour le riche et le puissant; qui écrasent le bon droit par les formalités, et l'anéantissent par les lenteurs; qui égorgent le malheureux avec le glaive des lois; nourrissent l'avarice de quelques hommes de la substance de mille citoyens, et font un brigandage de la justice même. Pour détester de pareils abus, la probité suffit. Mais ce que je louerai dans lui, c'est d'être remonté jusqu'à la source du mal, en réformant les lois.

Le plus grand, le plus beau caractère de la législation, c'est l'unité de principe; c'est de partir toujours d'après les mêmes idées; de tendre au même but; d'établir une harmonie générale entre toutes les lois, de l'approprier tellement à un peuple, qu'elle lui appartienne, comme ses moeurs, son sol et son climat. Celle de la France n'eut jamais ce caractère. Elle fut presque toujours un mélange informe de lois qui se combattoient.

Dès l'origine, et sous la première race de nos rois vainqueurs des Romains, les lois des conquérans barbares se choquèrent contre les lois du peuple vaincu, et ces deux législations se mêlèrent sans pouvoir s'unir. L'une étoit celle d'un peuple guerrier, sauvage et simple, qui n'a à réprimer que l'abus de la force; l'autre celle d'un peuple instruit, volupteux et corrompu, et chez qui tous les besoins, développés, avoient fait naître toutes les lumières et tous les vices. Le christianisme adopté bientôt par les vainqueurs, vint encore mêler de nouvelles lois religieuses aux lois barbares et aux lois romaines.

Sous la seconde race, des lois portées dans l'assemblée de la nation par le souverain, les grands

et le clergé (car le peuple n'étoit pas au rang des hommes), créèrent, sous le nom de capitulaires, un nouveau droit, qui, fait pour suppléer aux lois des barbares, ne les changea point et ne fit les suivre. Les lois se multiplièrent, et il n'y eut point encore de législation.

que

Bientôt l'anarchie féodale s'éleva: des usages prirent la place des lois. La fantaisie des tyrans imposa des régles bizarres à des esclaves. Les haines creèrent des législations opposées. La différence des lois devint une barrière entre les peuples. Chaque ordre de citoyen eut ses principes. On vit en même temps le code de la servitude pour le peuple, le code d'un honneur barbare pour la noblesse, le code romain pour le clergé, le code des combats pour les grands.

Après quelques siècles d'orages, la souveraineté commença à se ressaisir des droits usurpés sur elle. Pour réprimer la tyrannie des nobles, et combattre avec plus d'avantage une aristocratie tumultueuse et terrible, la domination appela à son secours la liberté, et brisa par intérêt les fers des peuples; alors la nation exista. Ce fut l'époque d'une nouvelle espèce de droit, qui, sous le nom de chartes et d'affranchissemens, créa des lois pour cette portion des Français jusqu'alors avilie et esclave. Mais cette partie de la législation choquoit les principes où les abus de la législation féodale, qui, à son tour, réagissoit contre elle. Les nouveaux droits des peuples se heurtoient contre les droits usurpés par les nobles, et ceuxci combattoient de toutes leurs forces les lois du souverain qui combattoient contre eux.

Cependant, à travers tant de chocs, s'élevoit un autre pouvoir le clergé réclamant du pied des autels contre la loi du brigandage et du meurtre, et mêlant avec art les intérêts sacrés aux intérêts humains, marchoit par la religion à la grandeur. On le vit peu à peu élever des tribunaux dans ses temples, mettre les lois religieuses à la

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ÉLOCE

place des lois politiques, et régler les droits des Français d'après les décrets des pontifes de Rome; de là, l'autorité du droit ecclésiastique et des canons, qui déciderent presque toujours les affaires civiles par des vues sacrées.

Il semble que la nation agitée par ses malheurs et ses abus, également tourmentée et par les lois qu'elle avoit, et par celles qui lui manquoient, se tourna de tous côtés, comme pour chercher un remède à ses maux. Vers le milieu du douzième siècle, le recueil des lois de Justinien, enseveli pendant près de cinq cents ans, reparut et passa, dans le treizième, d'Italie en France. Bientôt le respect pour la grandeur romaine, et surtout le contraste de la grossièreté sauvage de nos lois avec la profondeur et la sagesse de ces lois antiques, les firent adopter également par les magistrats et par les rois. Mais la législation d'un peuple maître de l'univers pouvoit - elle convenir à un peuple pauvre et opprimé, qui secouoit ses chaînes? L'état politique, les besoins ou les vices du climat, la forme des tribunaux, les distinctions des personnes, les distinctions des biens, chaque genre ou d'oppression ou de priviléges; enfin, la servitude, la noblesse et la souveraineté même tout étoit différent; comment les lois auroientelles être les mêmes? On voulut concilier ces pu lois étrangères qu'on admiroit, avec les lois nationales, qui, nées des abus et les combattant, paroissoient insuffisantes et nécessaires. Mais toutes ces parties mêlées ensemble se repoussoient. C'étoit vouloir assortir des ruines avec l'architecture d'un temple.

Enfin, les ordonnances de nos rois, multipliées sous chaque règne, selon les intérêts et les besoins, expliquant, commentant, réformant tant de lois différentes, ou en créant de nouvelles, détruisant tour à tour et détruites, vinrent se mêler à nos premières lois barbares, aux capitulaires, aux lois féodales, au droit ecclésiastique, au droit romain

et aux deux cent quatre-vingt-cinq codes de coutumes qui partageoient la France.

Tel a été pendant douze cents ans le chaos des lois françoises. Ce n'est pas que dans différentes époques, plusieurs grands hommes ne se soient occupés de notre législation. Charlemagne commença, Charlemagne, l'ornement de son siècle, et qui auroit pu être l'étonnement du nôtre; mais le contraste étoit trop grand entre son siècle et son génie. Il fut obligé de suivre les anciennes idées en les dirigeant. La constitution même de l'état, et par conséquent la base des lois, n'étoient point fixes. Ce prince avoit dans sa tête toute la vigueur de la souveraineté; mais la constitution penchoit à l'anarchie, et n'attendoit que les vices de ses successeurs. Tout se divisa; et ses lois, auxquelles il avoit donné son caractère, ne purent subsister dans un état d'avilissement et de foiblesse.

Saint Louis, qui n'eut pas un vice, qui eut toutes les vertus peut-être, et qui ne fit des fautes que parce qu'il abusa quelquefois de ses vertus même, quatre cents ans après fut aussi le réformateur des lois; mais il chercha plutôt à corriger des abus, qu'à établir des principes. Sa législation, resserrée dans ses domaines, fut plutôt un exemple qu'une loi. Il prépara une révolution et ne la fit pas.

Charles VII, maître et conquérant de son royaume, voulant cimenter par les lois une réunion faite par les armes, ordonna de rédiger toutes les coutumes pour en faire une seule. Cent ans suffisent à peine pour cette rédaction. L'infidélité, la barbarie, l'ignorance, tout corrompit cet ouvrage; et ces matériaux informes, amassés depuis trois siècles, attendent encore une main qui les emploie.

Louis XI conçut le même projet d'uniformité; mais Louis XI ne méritoit point de donner des lois

à la France.

Sous Charles IX, le chancelier de l'Hôpital, grand homme parmi des furieux, et modéré au

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milieu de deux fanatismes qui se heurtoient, publia les lois les plus sages; mais il n'embrassa qu'une petite partie de la législation; et ceux qui vouloient commettre impunément des crimes, ne lui permirent point de servir plus long-temps l'état, le prince et les lois.

Enfin, Louis XIV, né dans un siècle de calme et de grandeur, environné de tous les talens, avide de tous les genres de gloire, occupé tour à tour de tous les objets d'utilité, surtout de ceux qui avoient de l'éclat, maître absolu de tous les états, de tous les rangs, de toutes les provinces, joignant à l'autorité du trône celle de sa réputation et de ses conquêtes, tout-puissant et par les forces réelles et par les forces d'opinion, enfin, dominant avec cette supériorité de pouvoir qui peut asservir le préjugé même, conçut l'idée d'une réforme générale des lois. Tout favorisoit ce dessein. Destiné à un règne de soixante et douze ans, il pouvoit trouver en lui-même cette opiniâtreté pour les grands projets, qui manque à la nation.

Il pouvoit, par la fermeté de son caractère et de ses vues, réparer les changemens de ministres ou de magistrats. Il pouvoit surtout mettre à profit toutes les lumières de son siècle, ou en faire naître de nouvelles, mais les petites passions particulières traverseront éternellement les grandes vues du bien public. On réforma les procédures, on régla l'ordre de tous les tribunaux, on laissa subsister l'ancien désordre des lois; et la France, en voyant les belles ordonnances de Louis XIV, éprouva en même temps l'admiration, la reconnoissance et les regrets.

D'Aguesseau, après tant de siècles et d'efforts, frappé des mêmes abus, s'occupe aussi de la même réforme mais soit que l'exemple de plusieurs de nos rois, qui avoient inutilement pensé à cette grande entreprise, lui fit croire qu'elle étoit presqu'au-dessus des forces humaines, soit que par les

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