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sans lequels on ne peut être véritablement jurisconsulte et orateur (1).

La vie de d'Aguesseau présente une suite de situations différentes qui fournissent un classement naturel de ses OEuvres.

Chargé des fonctions du Ministère public, il a rempli, avec autant de courage que de talens, la mission délicate d'instruire les hommes qui jugent leurs sem blables.

Dans les causes des particuliers, il a été l'organe impassible de la loi, qui doit être égale pour tous; dans celles du Domaine, le défenseur à la fois le plus zélé et le plus impartial des droits qui lui étoient particulièrement confiés.

Dans les mémoires et les observations qu'il fournissoit aux ministres, au Roi lui-même, il préludoit dignement au rôle qu'il devoit bientôt remplir, comme chef de la justice.

On voit dans quel ordre les discours, les conclusions, les requêtes et les mémoires que d'Aguesseau a faits en qualité d'Avocat et de Procureur général, formeront la première division.

Les lois qu'il a rédigées comme Chancelier, et les matériaux qu'il avoit réunis pour en préparer les projets; sa correspondance avec les magistrats; les écrits divers que les devoirs de sa place l'ont porté à composer sur quelques parties du droit public ou privé, formeront la seconde.

(1) Jus est ars æqui et boni. Dig. de orig. juris. L. 1. Oratorem autem instituimus illum perfectum, qui esse, nısı vir bonus, non potest. Quint. Inst. orat. Lib. I. Cap. 2.

La troisième se composera de tout ce qu'il a été possible de découvrir des ouvrages particuliers de d'Aguesseau; soit que se préparant de dignes successeurs, il traçât pour ses fils des instructions qui devoient un jour servir de règle aux magistrals; soit que dans ses méditations il s'élevât jus→ qu'à la divinité, pour connoître de ses attributs ce qu'il est possible à la raison humaine d'en découvrir; soit enfin que se délassant de ses longs et sérieux travaux, par des occupations d'un autre genre, il portât dans la littérature et les sciences la rectitude de goût, et l'amour du vrai, qui forment le caractère le plus distinctif de son talent.

Au moment où d'Aguesseau fut revêtu de la place d'Avocat général au parlement de Paris, le barreau français ne jetoit point l'éclat dont il brilla peu de temps après.

L'éloquence de la chaire, qu'un savant distingué trouvoit au commencement du dix-septième siècle, si basse qu'on n'en pouvoit rien dire (1), étoit arrivée sous Louis XIV au plus haut degré qu'elle pût atteindre ; tandis que celle du barreau, qui avoit cependant commencé la première à sortir de la barbarie, étoit restée dans l'enfance, et ne consistoit que dans l'enflure, l'accumulation de citations de toute espèce, l'emploi sans discernement de toutes ces figures de rhétorique, dont la comédie des Plaideurs offre un tableau piquant.

Si Patru, qu'on ne sauroit soupçonner d'être

(1) Du Vair, Préface du Traité de l'éloquence française. D'Aguesseau. Tome I.

arrivé par le crédit des gens de cour, ou la bassesse des sollicitations, à siéger dans l'Académie auprès de Bossuet et de Fénélon, dut cet honneur à sa grande supériorité sur les autres avocats, quelle idée faut-il que nous ayons de l'éloquence du barreau à cette époque !

On ne sauroit cependant, comme l'ont fait quelques écrivains, s'en prendre à l'imperfection des études, et au défaut d'instruction véritable.

Lamoignon et Domat s'élevant dans leurs écrits jusqu'à l'origine et à la raison des lois, avoient substitué la simplicité du style et la sagesse de la méthode, à la stéryle abondance et à la savante obscurité de leurs devanciers.

Les matières susceptibles d'exciter le zèle des avocats et d'exercer leurs talens ne manquoient point aussi. Patru lui-même, avance, dans une de ses lettres, que le champ de l'éloquence étoit aussi étendu, aussi riche, aussi favorable pour les modernes, qu'il l'avoit été pour les anciens. Cette assertion est exagérée, nous l'avouons; mais au moins faut-il reconnoître que, dans un temps où la différence des conditions, les droits des dignités et l'importance des priviléges attachoient autant d'intérêt que d'éclat, aux procès relatifs à l'état, à la fortune, quelquefois à la vie des hommes, ce ne fut point faute de sujets dignes de l'exercer, que l'éloquence du barreau n'obéit pas à l'impulsion du grand siècle (1).

(1) Il n'est pas hors de propos de remarquer que la défense de Fouquet, le plus beau monument d'éloquence judiciaire qui ait paru dans le siècle de Louis XIV, n'appartient point à

un avocat.

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L'âge suivant produisit Aubry, Normant Cochin; et cependant ces mêmes distinctions sociales étoient presqu'effacées dans l'opinion, sans être remplacées par aucun des nouveaux intérêts que la révolution a fait naître. D'ailleurs, en tout temps, sous tous les gouvernemens, les passions des hommes, la bizarrerie des esprits ou la singularité des événemens, surtout les droits sacrés du malheur ou de l'innocence, n'offrent-ils pas, même dans les causes des citoyens les plus obscurs, une carrière assez étendue à l'éloquence du barreau?

Il est donc plus simple de reconnoître que le même âge qui produit les hommes supérieurs dans un genre, en est quelquefois avare dans un autre. Les deux plus célèbres avocats du siécle de Louis XIV, Lemaitre et Patru, méritoient sans doute par rapport à leurs contemporains, le rang qu'ils occupoient. Ils l'emportoient certainement sur leurs émules pour la science d'appliquer les lois, d'établir et de disposer les preuves; ils ne manquoient même, ni de force dans les raisonnemens, ni quelquefois de chaleur ou de pathétique dans le style; mais ils ne connoissoient pas ce bon goût, qui fait vivre les productions de l'esprit; ou s'ils l'ont connu, ils n'ont pas eu la force de quitter la route commune, et de secouer le joug des préjugés. Ils ne surent pas, pour employer les expressions du plus célèbre de nos critiques modernes (1), « se mettre au-dessus

(1) Laharpe, Cours de littérature, II. Part. Liv. 2. Chap 1. Sect. 1.

b.

«de cette mode ridiculement impérieuse, qui « obligeoit tout avocat, sous peine de paroître « dénué d'esprit et de science, à faire d'un plai<< doyer un recueil indigeste d'érudition sacrée et profane, toujours d'autant plus applaudie qu'elle « étoit plus étrangère au sujet ».

Un jeune homme de vingt-deux ans devoit faire une révolution complète. Élevé par un père qui connoissoit le prix d'une éducation solide, admis, dès sa plus tendre jeunesse dans la société de Racine et de Boileau, d'Aguesseau n'avoit négligé aucune des études qui peuvent former l'orateur.

Nourri de tout ce que la poésie offre de plus riche et de plus brillant, l'histoire de plus solide et de plus instructif, les mathématiques de plus exact et de plus profond, la philosophie de plus grave et de plus élevé, l'éloquence de plus sublime et de plus gracieux, il fixa, par ses premiers essais, les regards et l'admiration. Le public fut étonné et comme transporté par des discours qui réunissoient aux charmes de l'imagination, aux richesses de la science, à la noble simplicité du style, la force et l'autorité de la raison; et jamais prédiction ne fut plus vraie et mieux accomplie, que celle du fameux Denis Talon: Je voudrois finir comme ce jeune homme commence!

Chaque année multiplioit ses succès et développoit en lui les traits auxquels on reconnoît l'orateur jurisconsulte. Ce titre si rare lui fut déféré de son vivant : il en étoit d'autant plus digne qu'il n'en fut point ébloui; et l'on pouvoit dire de

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